Après des décades d’intégration commerciale et économique accélérée, l’économie mondiale entame un mouvement de repli avec des restrictions commerciales, une réhabilitation des subventions aux investissements et l’adoption de politiques industrielles.
Au cours de la période de réformes intenses des années 1990 et 2000 dans le contexte du «consensus de Washington», les économies en développement et en transition ont ouvert leurs marchés et intégré l’économie mondiale. Favorisée par un contexte géostratégique apaisé et un édifice institutionnel bâti autour de l’Organisation mondiale du commerce, cette période a enregistré ainsi une hausse des échanges commerciaux internationaux qui a permis de booster la croissance économique mondiale.
La crise financière de 2008, la mauvaise gestion des effets pervers de la mondialisation (délocalisations, désindustrialisation, perte d’emplois de la classe moyenne au profit d’étrangers ou de robots), la pandémie de la Covid-19, le changement climatique et l’émergence de tensions géopolitiques au cours des dernières années (tensions exacerbées par la guerre en Ukraine) ont conduit à une érosion croissante de la confiance vis-à-vis des marchés et de leurs capacités à s’autoréguler.
Si nous ajoutons à cela : (1) les impératifs de sécurité des approvisionnements nés de la récente pandémie ; et (2) la fragmentation de l’économie mondiale, le non-respect des règles commerciales mondiales et l’amorce de processus de création de nouvelles alliances économiques régionales sud-sud et nord sud, c’est à un véritable ralentissement de la mondialisation et à une montée du protectionnisme (vinifié pendant la période d’or de la mondialisation) auxquels nous assistons. Pour ce qui est de l’Algérie, dont l’économie continue d’être façonnée par un interventionnisme qui demeure fort, la question se pose quant à la stratégie à adopter face : (1) aux bouleversements de l’économie mondiale ; (2) la remise en cause de paradigmes que l’on pensait solidement ancrés ; et (3) la nécessité de créer une économie hors pétrole. Discutons de tous ces points.
Point 1 : Le retour des restrictions ou la fragmentation géoéconomique qui taxera toutefois fortement l’économie mondiale et réduira la prospérité de la planète. Depuis la moitié de la décennie 2010, un des éléments marquants du ralentissement de la mondialisation est l’émergence de restrictions sur les échanges commerciaux, les investissements transfrontaliers et les systèmes financiers afin, notamment, de protéger la sécurité nationale et l’intégrité des chaines d’approvisionnement.
Depuis 2019 et plus récemment du fait de la guerre en Ukraine, citons alors : (1) une accélération des restrictions sur le commerce transfrontalier et les investissements directs étrangers (IDE) avec pour corollaire la relocalisation des usines au niveau soit du pays d’origine soit des pays partageant les mêmes visions politiques.
Ces restrictions prennent la forme : (i) d’exigences d’un contenu local dans les programmes de subventions ; (ii) de règles d’origine plus strictes dans les accords commerciaux régionaux ; (iii) de filtrage des flux d’investissements ; (iv) de mesures limitant les importations pour des impératifs de sécurité nationale et de protection de l’environnement ; et (v) de contrôles à l’exportation pour sanctionner les rivaux géopolitiques et/ou assurer l’approvisionnement intérieur. Depuis 2022, pas moins de cinquante pays ont mis en place des restrictions commerciales sur divers produits alimentaires, énergétiques et biens de base ; (2) une concentration des IDE au niveau de pays géopolitiquement alignés, notamment pour les investissements concernant les secteurs stratégiques; et (3) des pratiques restrictives affectant également le secteur financier en réaction aux sanctions internationales récentes de la part des Etats-Unis et des pays de la zone euro : baisse de 15 % des achats de bons du Trésor par la Chine en 2022, achats massifs d’or et intentions de créer des autres monnaies internationales de facturation.
L’ensemble de ces pratiques n’est pas sans coûts et devra se traduire par une hausse des prix des produits importés, un ralentissement des exportations, une baisse de la productivité, un recul de l’innovation et des coûts de transactions plus élevés en cas de fragmentation des systèmes de paiement indépendants et parallèles.
Point 2 : le retour des politiques industrielles.
Second outil de recours de la part des nations face aux chocs multiples de ces dernières années, notamment de la pandémie. La mondialisation est désormais perçue comme une menace aux industries domestiques, à la sécurité nationale et à la résilience des chaînes d’approvisionnement. Vivifiées pendant les décennies du consensus de Washington, les politiques industrielles ont été adoptées récemment par plus de 90 pays, y compris des nations connues pour être ouvertes et libérales.
Le contenu et les instruments de la politique industrielle : (1) un ensemble de politiques publiques destinées à soutenir des industries nationales ou des entreprises jugées stratégiquement importantes pour la compétitivité économique, leurs impacts sociaux positifs, la sécurité nationale ou la création de champions nationaux (par exemple Huawei en Chine ou General Electric aux Etats-Unis). Les nouvelles politiques industrielles ne signifient pas un reniement général du libéralisme économique mais constituent un instrument privilégié pour rapatrier certaines activités délocalisées (notamment celles à forte valeur ajoutée), relocaliser des productions hors de la Chine ou simplement protéger certains secteurs d’activité pour des raisons de sécurité nationale ou de maintien des chaînes d’approvisionnement ; (2) les secteurs ciblés couvrent présentement l’aérospatiale, les semi-conducteurs, l’avionique et la construction navale ; (3) la boîte à outils comprend les droits de douane, les restrictions commerciales, les subventions directes, les crédits d’impôt, les dépenses publiques en recherche et développement ou des dispositions de protection dans les procédures d’attribution des marchés publics (notamment les biens et services, tels que l’équipement militaire, achetés par le gouvernement).
La politique industrielle était un outil en vogue à travers le monde dans le passé : La politique industrielle a été utilisée à travers le monde, notamment aux Etats-Unis (tout au long de son histoire), en Europe (qui a une longue tradition d’interventionnisme, plus particulièrement en Grande-Bretagne, Allemagne et France), en Asie (où elle est créditée d’avoir contribué au miracle de l’Asie de l’Est), en Chine (où l’interventionnisme de l’Etat demeure le moteur du développement économique) et en Amérique latine (en appui à des politiques de substitution aux importations). Si les politiques industrielles ont permis de répondre aux impératifs du développement, d’assurer une offre régulière en biens de base et de contribuer à la mise au point des technologies à même de préserver la planète, elles ont également contribué à fausser le jeu des forces du marché, généré l’inefficacité, pesé sur les finances publiques et favorisé la corruption.
Le retour des politiques industrielles au niveau des trois pôles de croissance mondiale. Ce retour s’explique par des enjeux colossaux et stratégiques destinés à reconfigurer l’économie mondiale et maintenir ou acquérir des positions de leadership.
États-Unis : Pour un coût de 3918 milliards de dollars (à travers American Rescue Plan Act (ARP), Infrastructure Investment and Jobs Act (IIJA), Creating Helpful Inventive to Produce Semi Conductors (CHIPS and Science Act) et Inflation Reduction Act (IRA), la nouvelle politique industrielle des Etats-Unis a pour objectif d’augmenter la capacité de production de l’économie américaine tout en favorisant une plus grande inclusion, un niveau de vie plus élevé et une réduction des émissions de carbone.
Chine : La politique industrielle de la Chine prend le contre-pied du modèle économique en place depuis 45 ans. Au lieu de viser la croissance économique, la priorité des autorités est désormais la réduction de la dépendance du pays en matière de technologie vis-à-vis du reste du monde ; la réduction des inégalités ; le découplage économique par rapport aux autres économies avancées ; et le développement de capacités techniques en matière de technologies sensibles en matière de chaîne des valeurs. Les investissements en la matière devraient se situer à environ 5% du PIB par an sur le moyen terme.
L’Union européenne (UE) : Dotée d’un montant de 2018 milliards, la nouvelle politique industrielle vise à renforcer la compétitivité de l’industrie et la résilience du marché unique ; traiter les dépendances stratégiques de l’UE ; et accélérer les transitions verte et numérique.
Le dilemme des pays en voie de développement : Ces derniers ne disposent pas des moyens financiers pour adopter des politiques similaires à celles des grands blocs économiques. Plus grave, les nouvelles politiques industrielles des grands pays ne pourront que conduire à une détérioration constante des termes de l’échange, une exacerbation des inégalités et un recul économique. La quadrature du cercle dans un contexte contraignant du fait des multiples chocs enregistrés par ces pays depuis 2020.
Point 3. Algérie : Plus d’ouverture et de flexibilité pour réduire progressivement l’interventionnisme, source des dysfonctionnements de l’économie et se doter d’un modèle économique productif hors pétrole.
A fin 2022, l’économie algérienne reste marquée par :
1. Un fort interventionnisme dont les signes évidents sont : (I) une part encore importante du secteur public dans la production du pays (40 %) ; (ii) un réseau dense de plus de 400 entreprises publiques dominant les sphères réelle et financière ; (iii) un ratio dépenses publiques/PIB élevé (37%) ; (iv) un régime de prix et de marges réglementés touchant des produits alimentaires (5 catégories), des produits industriels (3 catégories), des services (5 types), des prix de cession (touchant l’électricité et le raffinage) et des marges règlementées (médicaments); (v) une réglementation tatillonne qui étouffe l’initiative privée : et (vi) des renflouements répétitifs du secteur public (environ 1000 milliards de dinars pour les banques d’Etat).
2. Une prolifération de contraintes externes sur le commerce : y compris des barrières non tarifaires (certificat d’origine, certificats de conformité et de qualité d’un tiers indépendant, relevés de notes rédigées en arabe et indiquant clairement l’origine des produits), des restrictions (interdiction temporaire de 851 produits annoncée le 1er janvier 2018) et des barrières non tarifaires (mise en place d’un ensemble de tarifs entre 30 et 200% sur plus de 1000 produits). Non sans surprise, l’indice de restriction du commerce extérieur est très élevé, s’établissant à 0,38 (0 étant excellent et 1 étant la limite théorique de la restriction totale).
3. Un ensemble lourd de subventions explicites (4,5% du PIB) et implicites (8.4% du PIB).
4. Un découplage des sphères réelles et financier par rapport à l’économie mondiale.
Cet interventionnisme se traduit par un coût macroéconomique conséquent en termes de faible croissance (qui dépasse rarement 3-4%), de stagnation de l’emploi (2 millions de chômeurs), de faible productivité et de manque de compétitivité extérieure.
Dans ces conditions, contrairement à de nombreux autres pays avancés et émergents, le salut de l’économie algérienne ne viendra nullement d’une accentuation du repli actuel mais bien au contraire d’une ouverture et libéralisation bien organisée pour : (1) établir une connexion avec le monde extérieur afin de devenir compétitif et efficient ; (2) faciliter la mise en place de réformes pour mettre en place un nouveau modèle de production et d’exportation viable et diversifié de production ; (3) renforcer la compétitivité du secteur privé ; (4) prendre en charge le processus de décarbonisation irréversiblement enclenché au niveau mondial pour faire face au changement climatique et à la dégradation de l’environnement ; et (5) tisser des liens avec le secteur financier international afin de mobiliser l’épargne étrangère nécessaire pour couvrir les énormes besoins de développement et de réformes (IDE, portefeuille, prêts-projets, prêts à la balance des paiements) du pays.
Le succès de l’ouverture implique une visibilité ancrée solidement sur une vision à très long terme, des étapes intermédiaires (stratégies décennales) et un premier plan d’action à moyen terme (2024-2026).
Ce dernier devra être bâti autour de quatre volets : (i) la gestion des déséquilibres macroéconomiques ; (ii) la diversification des sources de croissance et des exportations par le biais de politiques structurelles ciblant les rigidités et faiblesses de l’économie ; (iii) une politique industrielle définissant les priorités stratégiques du pays en termes de nouvelles sources de croissance (infrastructures, énergies renouvelables, services financiers, services liés aux technologies de l’information et de la communication), renforçant la compétitivité des entreprises à l’exportation, améliorant la spécialisation de l’économie nationale sur le marché mondial et guidant les investissements étrangers vers les secteurs ciblés par le pays; et (iv) la protection sociale et la redistribution pour protéger les populations vulnérables affectées négativement par les réformes.
Un tel programme de réformes ne peut réussir que si le pays se donne : (i) des structures souples de suivi, d’exécution et de calibrage des réformes ; et (ii) une politique de communication : pour informer la population et les investisseurs et lutter contre la désinformation des intérêts occultes.
Par Pr Abdelrahmi Bessaha
Expert international