Anisse Terai. Banquier et économiste : «L’Algérie pourrait se positionner comme un acteur incontournable des chaînes de valeurs mondiales»

18/10/2023 mis à jour: 23:57
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Photo : D. R.

Dans cette interview, il est question, essentiellement, d’analyser le déploiement des banques algériennes en Afrique et en Europe, mais aussi le pourquoi, l’utilité et le retour sur investissement possible de cette internationalisation de la banque algérienne. Anisse Terai, banquier de métier et de passion, économiste par vocation, analyse pour El Watan toutes ces questions d’une importance capitale pour l’économie nationale.

  • Les banques publiques algériennes ont entamé un déploiement en Afrique à travers deux filiales implantées en Mauritanie et au Sénégal, dans lesquelles la BNA, la BEA, le CPA et la BADR sont actionnaires. Une troisième banque devrait voir le jour bientôt en Côte d’Ivoire. Quelle lecture donnez-vous à cette stratégie ?

Il était temps pour les banques algériennes de se déployer sur le continent africain. C’est une initiative importante qui pourrait faciliter et renforcer le déploiement des entreprises algériennes en Afrique.

D’autant plus qu’avec l’entrée en vigueur de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf - AfCFTA), l’Algérie pourrait capitaliser sur ses facteurs de compétitivité (stabilité politique et macroéconomique, coût concurrentiel de la main-d’œuvre et de l’énergie, consommation et marché national significatifs, infrastructures et capacités logistiques…) pour se positionner comme un acteur incontournable des chaînes de valeurs mondiales et une destination prisée pour les investissements directs étrangers (IDE) qui sont dirigés vers l’Afrique, la Méditerranée et/ou le monde arabe. Du fait aussi de sa superficie et de son positionnement géographique, l’Algérie est naturellement dotée pour être la porte d’entrée vers le reste du continent.

Le déploiement de nos banques à l’échelle régionale est à la fois nécessaire pour renforcer l’attractivité de la destination Algérie pour les investisseurs et aussi pour renforcer notre intégration économique avec les autres pays africains. On parle déjà d’une banque en Côte d’Ivoire, et il faut réfléchir à la suite de ce déploiement.

Une piste intéressante serait d’étudier en priorité la création des banques dans des pays desservis par Air Algérie, car les opérateurs économiques algériens ont accès direct à cette destination (y compris pour le fret aérien si pertinent). En plus, cerise sur le gâteau, Air Algérie, la représentation diplomatique algérienne et les importateurs de produits algériens sont des grands comptes quasi assurés.

  • Quelles sont les marges de manœuvre commerciales dont disposeront les banques algériennes en Afrique ?

Ces banques arrivent à un moment crucial où les taux d’intérêt connaissent une augmentation significative. Le niveau de capitalisation des banques algériennes en Maurétanie et au Sénégal est très solide, avec un capital de 100 millions de dollars chacune. Ça dépasse de loin le capital de beaucoup d’institutions financières de la région.

Ce qui offre des marges de manœuvre considérables pour réduire le coût du capital et proposer des solutions de financement compétitives, tout en préservant des ratios prudentiels robustes. Elles ont aussi la possibilité de s’appuyer sur leurs actionnaires (BNA, CPA, BEA et BADR) pour réaliser des transactions qui dépassent leurs capacités propres ; en recourant à des syndications, des club deals, etc.

En plus, l’appréciation du dollar américain renforce la compétitivité de nos banques car, comme vous le savez, l’essentiel de nos entrées en devises sont justement en dollar américain. Cela offre une plus grande surface financière en comparaison avec les monnaies locales, notamment le franc CFA (utilisé, entre autres, au Sénégal et en Côte d’Ivoire) qui est lui indexé à l’euro. Les banques algériennes commencent donc leur déploiement en Afrique sur de bonnes bases et elles pourraient s’imposer rapidement en gagnant le maximum de parts de marché.

  • Quels sont les produits et services bancaires et financiers que ces établissements pourraient offrir à leur clientèle ?

Le leadership des deux banques a annoncé une offre bancaire dédiée aux entreprises. C’est une stratégie très judicieuse pour le lancement. Elle permet de se concentrer sur un nombre réduit de clients à forte valeur ajoutée.

Ce sont donc des produits et services «Corporate» dont il est question. Aussi bien pour capturer l’épargne et gérer la liquidité des entreprises, que pour financer leurs investissements, BFR – besoin en fonds de roulement, ou leurs opérations de commerce international/ «Trade Finance» (lettre de crédit, garanties…).

Les institutions publiques, les ministères, les sociétés d’Etat, mais aussi les multinationales, les entreprises algériennes (notamment Air Algérie et Sonatrach) et nos représentations diplomatiques sont aussi une clientèle privilégiée qu’il faudra rapidement intégrer dans le portefeuille. Nos banques doivent aussi participer activement au financement de l’économie locale, y compris les grands projets publics et les émissions obligataires de l’Etat.

Il ne faudrait surtout pas commettre l’erreur du déploiement organique des activités de détail, avec des investissements onéreux, comme l’ouverture d’agences. Une banque numérique / digitale est plus adaptée pour lancer une offre grand public. L’autre alternative serait de racheter un réseau bancaire existant et avoir directement accès à sa clientèle. Mais la priorité immédiate doit rester les activités «Corporate».

  • La BEA entend également ouvrir une succursale en France où la communauté algérienne est fortement présente, quel est le retour sur investissement que l’on peut espérer de cette implantation en Hexagone ?

Il est difficile d’estimer le retour sur investissement sans avoir accès à la stratégie et au «business plan» d’un tel projet. Toutefois, le vivier des Algériens en France, qui se comptent en millions, est très important dans les segments entreprise et détail.

A eux seuls, les bénéficiaires des fonds publics algériens se comptent en milliers parmi le réseau diplomatique, les entreprises publiques (notamment Air Algérie), les fonctionnaires en formation, les étudiants boursiers, les malades en soin, etc. Aussi des dizaines de milliers d’entreprises sont possédées par des Algériens. Il serait donc judicieux de regrouper tous ces flux, particulièrement publics, et de les diriger vers une institution financière algérienne, notamment la BEA.

Pour ce faire et comme en Afrique, il faut privilégier la banque digitale afin d’atteindre un maximum de clients au moindre coût et se démarquer de l’offre bancaire existante. Il est plus que pertinent de proposer des formules bancaires et des solutions de financement islamiques, qui sont recherchées par beaucoup de personnes ; et pas que les Algériens. Notamment pour le financement des investissements, l’acquisition des biens immobiliers et des véhicules, et aussi pour le financement des études et des soins médicaux.

  • Au-delà des ambitions d’offrir aux entreprises algériennes un outil de financement nécessaire à leur quête d’une présence sur les marchés extérieurs, quel pourrait être l’impact de ces banques algériennes implantées en Afrique et en France sur, d’abord les banques-mères elles-mêmes, le secteur financier en Algérie ainsi que sur les comptes extérieurs du pays, puisque l’idée de base est d’aider à l’amélioration de l’offre exportable et de la valeur ajoutée des secteurs hors énergie  ?

Les premières retombées positives se situent au niveau des banques elles-mêmes. A titre d’exemple, l’apprentissage des nouvelles pratiques bancaires et la montée en compétence des équipes sont autant d’élément positifs.

En ce sens, on devrait réfléchir à créer des passerelles entre les banques en Algérie et leurs filiales / participations à l’étranger, de manière à permettre aux banquiers d’effectuer des rotations entre le pays et le réseau international. L’exposition aux secteurs financiers étrangers ne peut que contribuer positivement à l’entreprise de transformation de notre secteur financier. Toutefois, rien ne peut se substituer à la réforme du secteur bancaire.

Le gouvernement doit accélérer la restructuration productive des banques publiques, y compris en les fusionnant, la refonte de la gouvernance, la digitalisation des processus, la généralisation des moyens de paiement mobiles et électroniques, et la contribution effective au financement de l’économie réelle. Une telle mise à niveau est plus propice pour faciliter nos exportations hors hydrocarbure et renforcer leur compétitivité.

  • Quels sont les facteurs-clés de succès de ce déploiement à l’international ?

Nous investissons depuis l’indépendance dans des banques à l’étranger. Par exemple, la BEA est actionnaire de la Banque BIA, en France, et de la British Arab Commercial Bank, en Angleterre. La BNA et le FNI détiennent la Banque algérienne du commerce extérieur, en Suisse. La liste est encore très longue et il n’y a pas que les banques algériennes qui possèdent (ou sont actionnaires) d’institutions financières à l’étranger.

Le premier facteur de succès est de définir une vision cohérente et une stratégie adaptée pour le déploiement international des banques algériennes, en commençant par faire le bilan de l’existant, et ensuite en fixant des objectifs bien précis à atteindre. Un autre facteur-clé de succès est la mise en réseau de ces banques, qui peut se faire, soit en les regroupant au sein d’une même structure capitalistique/holding, ou dans un réseau commercial avec des offre bancaires communes disponibles d’une manière égale dans tous les pays de couverture.

Les clients ont besoin d’avoir un vis-à-vis unique pour toutes leurs opérations à l’international. La connaissance du contexte local et la maîtrise du marché sont primordiales, et cela passe par le recrutement des meilleurs talents de la place qui pourront accompagner leurs collègues venus d’Algérie. La réciproque est aussi nécessaire et pour se faire il y a tout un chantier à réaliser pour moderniser la gestion des ressources humaines dans nos banques publiques.

Il est aussi important de se faire accompagner, notamment par des banques d’affaires et des cabinets de conseil, pour exécuter les feuilles de route stratégiques, assurer la transformation digitale et concrétiser les transactions les plus complexes. Enfin, il est tout à fait naturel que les considérations politiques et diplomatiques influencent la prise de décision pour le déploiement des banques à l’international. Toutefois, il est impératif de ne se lancer que dans les projets qui sont viables et profitables, même 
modestement.

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