Amar Naït Messaoud - Expert forestier : «La prévention contre les feux de forêt doit toucher tous les segments de la société»

07/05/2023 mis à jour: 07:15
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Amar Naït Messaoud, expert forestier : Photo : D. R.

Dans l’entretien accordé à El Watan, l’expert forestier Amar Naït Messaoud évoque les derniers méga-feux qu’a connus le pays. Il note que toutes les actions de prévention sont les bienvenues. «Il n’y en aura jamais trop. De plus en plus, la prévention est en train de toucher d’autres segments de la société et d’autres institutions, outre les acteurs ''traditionnels'' que sont les forestiers», constate-t-il.

- L’Algérie connaît depuis plusieurs années une sécheresse sévère. Le déficit hydrique, un sol sec, etc., font craindre des incendies encore plus violents cet été. Quel est votre constat ?

L’Algérie, comme tout le pourtour de la Méditerranée, connaît des feux de forêt récurrents pour des raisons évidentes liées au climat (une période sèche traditionnellement étendue sur trois à quatre mois), à la nature des peuplements forestiers, dont une grande partie est résineuse (comme le pin d’Alep, le pin pignon…), donc facilement inflammable, au fait que nos massifs forestiers sont majoritairement habités (à l’intérieur et à la périphérie de la forêt) et, enfin, au cadre de vie et à la gestion des espaces ruraux et urbains sur lesquels on n’a pas encore une maîtrise totale (décharges sauvages qui pullulent dans les bosquets et espaces verts, et même dans des forêts éloignées ; certains espaces publics, à l’image des certains cimetières, écoles ou administrations envahis par les buissons ; pratiques touristiques ou récréatives anarchiques qui sont parfois à l’origine des départs de feu…).

Mais, au cours des dernières années, l'Algérie, au même titre que certains autres pays méditerranéens, de l’Amérique du Nord (Californie) ou de l’Australie, a connu ce qu’on appelle des méga-feux. Les incendies de Kabylie en 2021 et ceux de Annaba-El Tarf de 2022 ont créé une espèce de traumatisme du fait qu’il y a eu mort d’hommes. Ce sont des incendies dont le front, le volume et la vitesse de propagation sont exceptionnels.

On peut remarquer que ces méga-feux coïncident avec l’installation d’une sécheresse qui a acquis une part de chronicité dangereuse (quatre ans), conférant au matériel végétal un niveau de siccité élevé, le rendant hyper-inflammable. A cela s’ajoutent tous les facteurs d’imprévoyance, de négligence et, pour quelques cas, criminels.

Donc, pour cette saison, dans le contexte de changements climatiques qui se confirme un peu plus chaque année, la vigilance est de mise. C’est pourquoi, les pouvoirs publics ont pris un certain nombre de mesures préventives supplémentaires, dont le financement de travaux de DFCI (défense de la forêt contre les incendies), à l’image de coupes sylvicoles à l’échelle de l’ensemble des wilayas forestières du Nord (pour réduire la densité de certains peuplements touffus et débroussailler la strate inférieure), de la convention avec Sonelgaz afin de créer des tranchées sous les câbles électriques de moyenne et de haute tensions susceptibles de déclencher un feu en cas de chute, de pistes de désenclavement de massifs forestiers permettant la circulation des véhicules d’intervention de l’administration des forêts et sapeurs-pompiers.

- Un phénomène est visible ces derniers mois : le brunissement des arbres. A quoi cela est-il dû ?

Dans plusieurs wilayas, il a été signalé non seulement le brunissement du feuillage des arbres, mais le dépérissement de plusieurs hectares de forêt, particulièrement de pin d’Alep. Mais nous avons aussi des cas de dépérissement de cyprès et de chêne-liège. Le diagnostic primaire qui a été établi de visu a fait ressortir une attaque parasitaire sur le pin d’Alep. Il s’agit de l’insecte xylophage qui s’appelle le scolyte.

L’administration des forêts a pris les premières mesures d’urgence : l’abattage des arbres morts pour juguler la contamination. Sollicité, l’Institut national de la recherche forestière (INRF) a confirmé le diagnostic en expliquant que ce parasite attaque préférentiellement les arbres fragilisés par la sécheresse. Certaines stations (en raison de facteurs liées à l’exposition, à la fertilité du sol, à l’altitude…) se trouvent plus exposées que d’autres au stress hydrique (avec un cumul de sécheresse de quatre ans).

C’est dans ces stations que le scolyte a montré plus d’agressivité. Les solutions demeurent l’abattage des arbres dépéris, l’incinération de leur bois et le piégeage de l’insecte par des billons ou grumes de bois disposés en longueur sur le sol, destinés à attirer vers eux les populations d’insectes. Puis, on procède à l’incinération de ces billons. Certaines espèces, comme le pin pignon et le chêne liège, ont commencé à reprendre les couleurs après un début de flétrissement dû au stress hydrique. Sur ces espèces, on n’a pas décelé d’attaque parasitaire. Quant au cyprès, dans certains endroits, on a trouvé sur l’arbre des champignons parasitaires induits, eux aussi, par la sécheresse qui sévit depuis 2017.

- Quelles sont les conséquences d’un tel phénomène ?

Les conséquences sont la fragilisation accentuée de notre patrimoine forestier et la remise en cause des efforts de réhabilitation d’extension de la forêt algérienne. C’est pourquoi un intérêt particulier doit être porté à cet aspect technique de la gestion de la forêt, relevant de la phytopathologie.

D’ailleurs, on constate avec satisfaction que l’Université s’est rapidement saisie du sujet, engageant, au cours des deux dernières années, des mémoires d’étude sur les dépérissements des peuplements forestiers en général (diagnostic, processus d’invasion et d’infestation, propositions de traitement).

D’un autre côté, l’administration des forêts a mobilisé des programmes de plantation sous toutes ses déclinaisons et vocations (repeuplement des forêts dégradées ou incendiées, reboisement des espaces dénudés à titre d’extension du patrimoine forestier, dont la relance du projet du Barrage vert à partir de cette année, la protection de terres vulnérables, à haut risque d’érodabilité – bassins versants de barrages hydrauliques, zones de montagne…).

- Des experts suggèrent de mener des actions de prévention contre les risques d’incendie. Ils souhaitent, entre autres, la fermeture des forêts à partir de la mi-mai, l’ouverture de pistes, etc. Qu’en pensez-vous ?

Toutes les actions de prévention sont les bienvenues. Il n’y en aura jamais trop. De plus en plus, la prévention est en train de toucher d’autres segments de la société et d’autres institutions, outre les acteurs «traditionnels» que sont les forestiers.

Du fait que la forêt est un patrimoine national, appartenant à la société, cette dernière évoluant, en grande partie, dans et autour de cet écosystème, les actions et les initiatives liées à la prévention des feux de forêt doivent légitimement la concerner dans ses différents catégories. En effet, outre les infrastructures de DFCI (pistes, coupes sylvicoles, création de tranchées pare-feu, construction de postes de vigie, aménagement de points d’eau…), le volet de sensibilisation s’avère d’un apport capital. Radio, TV, mosquée, caravanes mixtes (service des forêts, Protection civile, gendarmerie, travaux publics, associations de chasseurs, scouts…) d’explication et de sensibilisation, sont les quelques aspects de communication avec la société.

A ces actions, se sont ajoutées, depuis deux ans, ces initiatives des walis d’interdire l’accès à certains massifs forestiers pendant la période estivale et l’interdiction aussi de procéder à la carbonisation pendant cette période. Ce sont des mesures qui commencent à donner des résultats. En limitant ainsi les facteurs de déclenchement d’incendie, on aura l’énergie et le temps de concentrer notre mobilisation sur les fronts les plus sensibles.

Je voudrais terminer par l’évocation un des axes importants, voire stratégiques, des politiques publiques à même de jouer un rôle majeur dans la protection, la gestion et le développement de la forêt algérienne. Il s’agit du Schéma national de l’aménagement du territoire (SNAT) à l’horizon 2030, à l’enrichissement duquel l’administration des forêts a contribué, à l’occasion de sa révision proposée par le ministère de l’Intérieur il y a quelques mois. C’est un outil précieux pour la gestion équilibrée du territoire et l’adéquation entre la répartition de la population, des ressources naturelles, des activités économiques et des infrastructures.

On ne peut aborder, dans les limites de cet entretien, tous les aspects soulevés par cette problématique, mais je dirai qu’une grande partie de la pression anthropique que subit la forêt algérienne des régions côtières et telliennes trouverait une part importante de ses solutions dans le mise en pratique des orientations du SNAT. Ce dernier devrait, dans sa phase de mise en œuvre, donner lieu à des outils opérationnels et des textes réglementaires que sont censés mettre en pratique toutes les institutions opérant au niveau des territoires (APC, domaines, administrations agricole et forestière, transports, travaux publics, hydraulique, environnement, industrie et énergie, agences chargées du soutien à l’investissement…). 


 


 

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