A l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance, un colloque international de grande envergure a eu lieu à l’Université de la Sorbonne, du 23 au 25 juin, intitulé «Algérie 1962-2022 : trajectoires d’une nation et d’une société». Organisé par l’Institut français de géopolitique (IFG), rattaché à l’Université Paris 8, ce rendez-vous académique de haut niveau a été initié par Ali Bensaad, professeur des universités spécialiste du Monde arabe et du Moyen-Orient. En attendant la publication des actes du colloque, il a accepté de répondre à nos questions sur le contexte du colloque et les thématiques qui y étaient abordées.
- Vous avez opté, pour ce colloque international important, de traiter quasi-exclusivement de la période post-indépendance. Pourquoi ce choix ?
Il s’explique par le fait qu’il y a maintenant trois pleines générations successives d’Algériens, c’est-à-dire l’écrasante majorité de sa population, plus de 90%, qui auront vécu, depuis leur naissance, dans un pays indépendant, et les autres, l’essentiel de leur vie.
Donc, le vécu indépendant du pays est suffisamment important, suffisamment inscrit dans le temps long, il a suffisamment de densité pour faire lui-même histoire. Une histoire en soi importante et pour nous aujourd’hui la plus importante. Car c’est cette histoire, en train de s’écrire depuis maintenant 60 ans, qui détermine pour l’essentiel les dynamiques qui travaillent la société algérienne.
C’est depuis 60 ans comme pays indépendant que l’Algérie fait face à son destin et le construit. 60 ans, c’est plus que le temps nécessaire à la maturité. Et donc, à l’interrogation. 60 ans, ça offre une perspective suffisamment profonde pour permettre qu’on s’interroge sur notre parcours. Je dirais même que ça nous commande de nous interroger. S’interroger sur ce parcours, ce n’est pas interroger l’indépendance. C’est s’interroger sur ce que nous avons fait depuis l’indépendance.
Cela fait 60 ans que nous sommes un pays indépendant comme d’autres, parmi d’autres, 60 ans que nous sommes responsables de notre destin, tout comme nous sommes responsables aussi des dérives de cette trajectoire. Ne pas s’interroger, c’est cultiver une cécité qui, fatalement, mène au mur. Ne pas s’interroger, c’est s’interdire d’avancer. Ne pas s’interroger est criminel.
- Mais il y a quand même le poids du passé notamment colonial ?
Notre histoire hérite certes d’un fort et long moment colonial avec son pendant d’une guerre de Libération longue et violente. Mais notre histoire transcende ce seul moment colonial. Elle ne peut y être réduite. Elle ne peut y être enfermée. Bien sûr le passé colonial pèse et il a un effet inhibant. Mais nous sommes responsables de la façon dont on interagit avec ce passé et de la façon dont on y fait face. Dire cela, ce n’est ni nier, ni dédouaner, ni même relativiser le fait colonial.
C’est ne pas nous réduire, dans nos propres représentations à ce statut dans lequel a voulu nous conditionner le colonialisme et qu’on prolongerait dans nos têtes en continuant à se construire par la confrontation à ce miroir qu’il nous a tendu alors que nous avons construit un destin qui a débordé et pulvérisé la colonisation. On ne peut y être réduit et surtout pas s’y réduire soi-même.
Figer donc la trajectoire du pays dans ce seul moment colonial et son pendant de guerre de libération, c’est l’anesthésier, c’est le dévitaliser. Derrière la volonté de figer la trajectoire du pays dans ce moment, il y a aussi un usage instrumental. Celui de légitimer les échecs et les renoncements, de détourner le regard de la prédation et de la gabegie.
Celui de la volonté de nier la complexification de la société et son désir grandissant de liberté, d’approfondissement de son émancipation, celui de ne plus se suffire de la seule souveraineté nationale et de vouloir la prolonger par la souveraineté citoyenne. Il y a parmi nous de grands spécialistes de la question coloniale et qui continuent à mener leur recherche sur cette question et s’ils sont là, c’est parce qu’ils sont convaincus que la trajectoire de l’après-indépendance est un chantier important de questionnement, à mener sans tabous et sans concession comme ils le font pour la période coloniale.
- En tant que chercheur universitaire et commentateur de la vie politique nationale, quelle est, selon vous, la solution de sortie de crise qui pourrait être efficace et acceptable à la fois pour le pouvoir et l’opposition ?
N’en déplaise à ceux qui voyaient dans notre colloque une rencontre politique et une tribune qui servirait à faire des procès, notre colloque a été exclusivement académique. Il faut que l’on arrive à comprendre que comme dans toute science qui n’avance que par l’interrogation critique, le nécessaire regard critique qui est celui des sciences sociales vise également à éclairer et comprendre les dynamiques des processus politiques et sociaux et les pratiques des acteurs, mais pas à en faire le procès. Par ailleurs, au contraire des think-tank, le travail académique ne préconise pas, ne recommande pas, ne trace pas de feuilles de route.
Il identifie les questions. Il les identifie sans concession, même au prix de contrarier les acteurs dans leur représentation, c’est une des raisons de la suspicion qu’entretiennent les acteurs à l’égard du travail académique critique, identifié injustement à du travail de dénigrement. Il identifie les questions pour qu’elles ne soient pas éludées ou que leur soient apportées de fausses réponses, mais c’est aux sociétés elles-mêmes de choisir et de construire le type de réponses qu’elles souhaitent apporter.
A une même question, il y a plusieurs bonnes réponses possibles. Ce n’est pas à nous de nous substituer à la société pour dire laquelle est la meilleure. Voilà pourquoi, il n’y aura ni résolution ni recommandation. Tout comme il n’y a eu ni discours politique, ni procès politique. Il n’y a eu que des interventions académiques de très haut niveau scientifique.
- D’où la diversité des visions et approches exprimées par les intervenants ?
L’autre succès du colloque a été justement la diversité des sensibilités et approches scientifiques des participants. Nous avons tenu à cette diversité et à l’équilibre des sensibilités. Et nous l’avons précisé fortement : être présent à ce colloque ne valait pas identification à ceux qui l’organisent.
Ceux qui connaissent les intervenants lisent leurs productions académiques ou médiatiques ou sur les réseaux sociaux savent à quel point des divergences profondes séparent les vues des participants et pas seulement sur des sujets de l’heure, comme le Hirak, mais surtout sur leurs approches scientifiques. Grâce à cela nous avons eu des interventions contradictoires avec de vrais débats, très vifs. Mais on a bien conscience que cette diversité a eu des limites.
Des limites exclusivement financières et organisationnelles. L’écho a été tel que nous nous sommes retrouvés rapidement avec une soixantaine de participants dont la très grande majorité a pris en charge intégralement leur participation. Aller au-delà aurait été ingérable et on n’a pas la prétention d’être connectés à tous les réseaux de chercheurs.
Ce sont les seules raisons pour lesquelles beaucoup de collègues qui avaient toute leur place dans ce colloque, n’y sont pas. Je demande leur compréhension et de n’y voir ni exclusive, ni mésestime de leur qualité scientifique. Ce sont nos limites sans plus. Nous espérons que ce sera une première initiative qui en suscitera d’autres et que toutes convergent.
- Et d’ailleurs, pourquoi avoir organisé ce colloque en France et pas en Algérie ?
Bien sûr, nous aurions souhaité faire ce colloque en Algérie. Mais qui, raisonnablement, pense que cela soit possible aujourd’hui avec un tel ton de liberté, un regard critique et sans tabous et sur des sujets aussi sensibles, sans limites, alors que nous connaissons l’état des libertés aujourd’hui dans le pays ? Mais j’espère justement que la tenue de ce colloque en France interpelle les responsables politiques algériens.
Au-delà de ce colloque, pourquoi l’essentiel de la vie scientifique faite par des Algériens se fait en dehors de l’Algérie ? Ouvrons le débat sur la marginalisation des intellectuels qui a conduit à l’exil certains des plus brillants, de Mohamed Arkoun à Mohamed Harbi en passant par Mouloud Mammeri. Il y a en Algérie des collègues de grande qualité scientifique et qui, contre vents et marées, sont restés en Algérie et dont on connaît le courage politique. Eux aussi s’alarment de ce qu’est devenue l’université algérienne.
Votre journal a même fait le compte rendu de la présentation de leur ouvrage L’Université désacralisée. Recul de l’éthique et explosion de la violence. Ils nous parlent, et là je reprends leurs termes, d’une «université désinstitutionnalisée». Si nous avons tenu à organiser cet événement, c’est parce qu’on vivait mal de savoir que le soixantième anniversaire de l’indépendance allait être fêté sans un grand colloque universitaire digne de ce nom.
Alors que nous le faisons dans l’ancien pays colonial, il faut noter qu’il y a eu le soutien entier de l’IFG de Paris (Institut français de géopolitique, ndlr), fondé par Yves Lacoste, un grand militant anticolonial qui s’est engagé pour l’indépendance de l’Algérie, et de mon université de rattachement Paris 8, où on aurait pu l’organiser.
Mais on a choisi la Sorbonne, dont la présidente a bien voulu l’accueillir, en raison de la centralité géographique du lieu et, surtout, pour marquer le caractère exclusivement académique du colloque, sans oublier que la Sorbonne est un lieu emblématique et incontestable du savoir, et reconnu pour son indépendance par rapport au pouvoir politique.
C’est un message aux responsables politiques algériens : pas de développement économique sans développement des sciences et pas de développement des sciences sans l’indépendance et la liberté de recherche.
Et comment ne pas évoquer les derniers mots du président Boudiaf, dont on fête le trentième anniversaire de son assassinat : «Par quoi l’Occident nous a dépassé ? Par la science !».