«Alger, autoportrait(s)», l’expo-événement d’Amina Menia aux Ateliers Sauvages : Ar(t)chéologie visuelle et strates narratives

11/05/2022 mis à jour: 00:55
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Une très belle exposition se tient en ce moment aux Ateliers Sauvages : « Alger, Autoportrait(s) ». Une véritable expo-événement qui réunit six œuvres de l’artiste Amina Menia ,dont une réplique de sa dernière pièce, «Material For a Landscape» (Variation pour un paysage) qui est exposée actuellement au Mucem, dans le cadre de l’exposition «Abd El Kader». Immersion sensible dans l’univers visuel d’une artiste au langage singulier, et dont les créations ont sillonné le monde, de New York à Lahore.

Les Ateliers Sauvages, au coeur de la rue Didouche, grouillait de monde ce samedi, et pour cause : il y avait le vernissage d’une très belle exposition de l’artiste visuelle Amina Menia déclinée sous le titre : « Alger, Autoportrait(s) ».

Pour ceux qui ont raté, l’expo dure jusqu’au 16 mai. Six parmi les œuvres les plus marquantes de l’artiste sont exposées pour ce « come back to Algiers»: « Enclosed » (Emboîtement), « Foot de Libération nationale », « Lost Qibla » (Désorientés), « Un album de famille bien particulier », « Monuments in Exile » (Monuments en exil ) et enfin « Material For A Landscape » (Variation pour un paysage).

On peut le dire sans flagornerie aucune : c’est une véritable expo-évènement que cette rétrospective. C’est un évènement, d’abord, au regard du travail exceptionnel de cette artiste à l’esthétique si singulière qui conjugue subtilement langage architectural et histoire, esquissant une délicate « archéologie visuelle ».

Ça l’est également lorsqu’on sait que c’est pratiquement la première fois qu’Amina Menia, dont les œuvres ont sillonné le monde, se pose dans sa ville de cœur et d’élection.

Et c’est pour le moins paradoxal quand on sait que ce territoire a inspiré, irrigué, une grande partie de ses œuvres pour ne pas dire toutes ses pièces. Mais voilà. En près de vingt ans de carrière, ses œuvres ont été très peu vues, montrées, en Algérie, et c’est surtout à l’international qu’elles ont été le plus célébrées et qu’elles ont trouvé un écho.

Sharjah, Londres, Dakar, New York, Lahore…

Depuis 2008 et sa participation à la biennale de Pontevedra, en Espagne, puis son accueil en résidence, l’année suivante, à la Delfina Foundation, à Londres, Amina Menia n’a eu de cesse d’écumer les places fortes de l’art contemporain à travers le monde.

Pour ne citer que quelques stations : la biennale de Sharjah, la Triennale de Folkestone, The Mosaic Rooms à Londres, le New Museum of New York, la Royal Hibernian Academy de Dublin, la Triennale de Bruges, la Biennale de Dakar, l’évènement Marseille-Provence 2013 ou encore le Museum of African Design de Johannesburg. Ces dernières années, l’artiste a enchaîné les évènements d’envergure.

En 2017, elle a participé à l’exposition « Anarchéologie » à Beaubourg (Centre Pompidou, Paris) avec « Enclosed » et à l’expo « Suspended Territories » au Marta Herford Museum, en Allemagne, avec « Lost Qibla ». En 2018, cette même série photographique est exposée au Lagos Photo Festival (Nigeria). En 2019, elle est invitée aux Etats-Unis où elle crée « Monuments in Exile » à la Duke Hall Gallery, en Virginie.

Quelques mois plus tard, toujours aux Etats-Unis, elle participe à l’exposition « Waiting For Omar Gatlato » à la Wallach Art Gallery – Columbia University, à New York. L’année d’après, elle est sollicitée par le Palais de Tokyo, à Paris, pour créer une nouvelle œuvre dans le cadre de l’exposition « Notre monde brûle », et ça sera « Foot de Libération nationale ».

En 2020 toujours, elle prend part à la Biennale de Lahore, au Pakistan, avec une installation photographique : « Lost Senses ». Elle a participé la même année à « Manifesta 13 », à Marseille. En 2021, elle expose au Centre d’Art contemporain de Malakoff. Son film, « Foot de Libération nationale », est projeté dans la foulée au musée Kunstfort, aux Pays-Bas.

Seule artiste à l’expo «Abd El Kader», au Mucem

Et en 2022, Amina Menia a reçu une commande des commissaires de l’exposition «Abd El Kader» qui se tient actuellement au Mucem (Marseille, 6 avril- 22 août 2022). Elle a alors crée cette œuvre étonnante : «Material For a Landscape» dont une réplique (une «épreuve d’artiste») a été reproduite pour les besoins de cette rétrospective aux Ateliers Sauvages.

C’est la seule artiste à qui l’on a offert de réaliser une œuvre pour cet important événement consacré à la figure de l’Emir. Il convient de signaler par ailleurs que certaines des créations d’Amina Menia ont été acquises par diverses institutions à l’instar du CNAP en France (le Centre national des arts plastiques) qui a intégré «Enclosed» à sa prestigieuse collection.

Pour revenir à l’expo en elle-même, ce qu’on peut noter d’emblée, c’est «l’écriture visuelle» qui s’en dégage. La grammaire plastique de l’ensemble est très élégante, sobre, sans fioritures. Une partition qui traduit le parti pris esthétique de l’artiste, confinant à une forme de radicalité formelle. La scénographie reflète une composition exigeante et sensible, toute en délicatesse. Le langage visuel d’Amina Menia est à la fois riche et dépouillé.

La plasticienne marie habilement installation, photos, vidéo, sculpture, archives, plans, dessins, croquis, ready-made… La disposition des pièces laisse des respirations entre les oeuvres.

Celles-ci semblent s’agencer comme les chapitres d’un livre. Dès qu’on franchit la porte des Ateliers, la première pièce que vous avez en face est «Enclosed». Sur la droite, une photographie de dimension impressionnante représentant une vue du cimetière d’El Kettar. Une autre photographie du grand cimetière algérois, de format réduit, est incrustée à l’intérieur de la photo géante à la manière d’un fragment sur lequel on zoome.

«Emboîtement des mémoires»

Ça et là sont posés des « livrets de visite ». Et ceci en soi est une nouveauté : à la place des « cartels », l’artiste a pris soin de mettre toutes les mentions utiles et quelques mots pour chacune des oeuvres dans ces petits livrets dont la couverture, une fois dépliée, reproduit l’affiche de l’exposition. Ils ont été réalisés par Hichem Merrouche, un artiste de génie qui sait tout faire.

«Enclosed » est une installation qui témoigne d’une histoire surprenante, celle de la rencontre à distance de deux artistes : Paul Landowski et M’hamed Issiakhem. Paul Landowski a réalisé le fameux monument aux morts d’Alger qui trône au jardin « l’horloge florale », en contrebas du palais du Gouvernement, à Alger. Il l’a construit en 1928.

A la fin des années 1970, Issiakhem va ériger une sculpture montrant deux poings brisant une chaîne. Cette sculpture servait en réalité de « sarcophage » pour protéger le mémorial de Landowski. D’où l’idée d’emboîtement qui inspirera à l’artiste le titre de son œuvre. «En 1978, Alger devait accueillir les Jeux Panafricains.

Le maire d’Alger demanda alors à M’hamed Issiakhem de «faire quelque chose» de ce monument. L’artiste a essayé de contourner cette obligation en l’enfermant dans une sorte de sarcophage de ciment pour le protéger. J’ai été fascinée par le dialogue impossible entre ces deux artistes», confie Amina dans son livret d’exposition.

«J’ai trouvé dans ce «double monument» le parfait résumé de la relation algéro-française, très complexe et tendue.» ajoute-t-elle, avant de faire remarquer : «Le nouveau monument a permis le déplacement de symboles nécessaire à la prise en charge de l’héritage colonial».

«Pour Djamel Bensmaïl»

A gauche de cette installation, on voit s’élever la réplique de « Material For a Landscape », bloc imposant faisant penser à un roc ou bien un pan de montagne comprimé. Le bloc est parsemé de micropieux, comme pour l’empêcher de rompre. On peut y voir comme un symbole de résistance. L’artiste a dédié cette œuvre à Djamel Bensmaïl – Allah yerahmou.

Elle écrit : «Sans doute l’une de mes œuvres les plus difficiles. Elle a été conçue l’été dernier, entre terre et feu, sans eau ni oxygène. Pour mes recherches, j’ai traversé terres et montagnes sur les traces de l’Émir. J’ai été traversée par l’Histoire et la mémoire des lieux. Miliana, tout particulièrement.

L’Émir y levait le fer pour son armurerie, ce même fer qui va servir à fondre les poutres des Ateliers Sauvages où j’avais trouvé refuge. Oui, refuge. Et protection contre la barbarie qui allait frapper un fils de Miliana, Jimmy…L’œuvre est une sculpture, sous la forme d’un fragment de montagne, un fragment du monde.

C’est une coupe géologique, une coupe dans l’histoire, dans le temps. J’aime la tension créée par les micropieux qui répartissent les forces et les poids et « l’empêchent » de s’effondrer. J’aime à y voir tant de symboles de résistance et de courage, pour ne jamais plier, ne jamais tomber. » Emouvant.

Toujours sur la gauche, dans une petite salle, au fond, est projeté « Foot de libération nationale ». Sur un écran on voit la légende Rachid Mekhloufi bon pied bon oeil évoquant gaiement la folle épopée de l’équipe du FLN de 1958, tandis que sur un autre écran, Slimane Zeghidour déconstruit avec érudition le discours footballistique en le replaçant dans ses dimensions sociales et historiques.

Récits de marbre et pierres-palimpsestes

La partie centrale de l’espace d’art est occupée par l’installation photographique « Lost Qibla » avec ces images d’El Kettar mentionnées plus haut. Fait particulier : sur les images, les tombes ne sont pas toutes orientées vers la qibla comme le veut la tradition, d’où le titre de cette série.

C’est que les morts étaient parfois enterrés à la hâte dans l’enfer des années 1990. « Pour moi, c’est une métaphore du chaos qui a résulté des atrocités quotidiennes. Et un témoignage de cette partie de nos vies qui ne peut être effacé ni réparé » souligne l’artiste. «Le temps a passé. J’ai assez de recul aujourd’hui pour questionner et revisiter cette période. C’est pénible. Les cicatrices sont gravées dans les pierres.

Ce sont (sont-ce ?) nos seuls mémoriaux à ce jour ». Quelques pas à côté nous parvient la voix d’Amina muée en narratrice de son film « Un album de famille bien particulier ».

Elle se glisse dans la peau d’une petite fille relatant à la première personne, sur le mode de l’autofiction, la transformation d’Alger à partir des « cités Pouillon » que des images d’archives montrent encore en chantier, au début des années 1950, sur le plateau de Climat de France dominant Bab El Oued, et à Diar Essaâda, à quelques encablures de la grande déflagration de Novembre 1954.

Et puis au fond de la galerie, le dernier chapitre de cette rétrospective : « Monuments en exil ». L’œuvre met en scène une rangée de monuments étêtés, au format maquettes, tandis que leurs ombres sont projetées sur un mur.

Elles sont surplombées par des dessins d’Amina représentant des personnages faisant écho aux statues et autres motifs ornementaux qui paraient ces monuments avant d’en être arrachés.

Il s’agit en effet de monuments décapités dont ne sont restés que les socles, tandis que les statues, la partie manquante, ont été rapatriées en France après l’indépendance. L’œuvre suggère ainsi les violences et les contre-violences de la période coloniale et comment la « guerre des mémoires » a débordé sur les mémoriaux et les récits gravés dans le marbre.

Conversation avec Wassyla Tamzali

Dans un texte accompagnant l’exposition, Wassyla Tamzali note : « L’idée de cette exposition est née du désir de l’artiste de montrer dans sa ville natale, et au public des Ateliers Sauvages, l’œuvre Enclosed, exposée à Beaubourg en 2017 avant son entrée dans la collection du CNAP (Paris).

De cette œuvre, et de ses pérégrinations s’est mis en place le projet de rendre compte à travers 6 pièces qui comme la première, sont parties et revenues, d’un travail de création qui s’étale sur 10 années ». L’auteure de « Une éducation algérienne » poursuit : « Et pour chacune des œuvres, d’autres pérégrinations : Berlin, New York, Dakar, Londres…

Ce mouvement d’aller, venir, nous invite à penser que l’art et la culture sont pris dans une tension entre le monde et un lieu-dit. En installant ses œuvres dans une juxtaposition inédite, Amina Menia révèle les attaches, les obsessions qui traversent son travail.

Le titre « Alger, autoportrait(s) » qu’elle a choisi révèle une part intime dans chacune de ses œuvres, et ouvre sur une large interprétation dont on retiendra ici que ce travail est un miroir tendu à chacune et chacun d’entre nous ». Et de conclure : « Les Ateliers Sauvages, et son histoire qui s’écrit au cœur de la ville et pour la ville, sont heureux d’être le lieu choisi pour ce ‘ce retour au pays’ ».

Retenez dans votre agenda que ce jeudi 12 mai, à 18h, un «talk» est prévu en marge de l’exposition, toujours aux Ateliers Sauvages, entre Wassyla Tamzali et Amina Menia. «L’artiste nous dira ce qui a orienté le choix de ces oeuvres et le récit sur lequel elles ouvrent», précise la fondatrice des Ateliers Sauvages.

Karim F.

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