Akli Moussouni : «L’inflation mondiale, le bouc émissaire du mal qui ronge l’économie nationale»

07/03/2022 mis à jour: 00:35
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Akli Moussouni. Expert agronome / Photo : D. R.

Akli Moussouni est directeur des programmes du cabinet de Conseil en ingénierie Expert (CIExpert). Pour cet expert agronome, autant les débats sur la baguette «du pauvre» ne font que cacher des pratiques frauduleuses à grande échelle, autant l’inflation mondiale des prix alimentaires est le nouveau le bouc émissaire du mal qui ronge l’économie nationale. Si des crises récurrentes dans certaines filières alimentaires arrivent tout de même à être surmontées, certains prédisent des lendemains sombres avec l’envolée de l’inflation mondiale, liée à la hausse de plusieurs matières premières, suite au conflit armé en Ukraine.

  • Après la crise sanitaire née de la Covid-19, la guerre russo-ukrainienne remet au-devant de la scène la lancinante question de la sécurité alimentaire dans le monde. Certains prédisent des lendemains difficiles pour les grands importateurs de céréales, notamment. Qu’en est-il de l’Algérie ? Quel est l’état des lieux ?

Dans le cas des céréales en particulier, le bouleversement du cours et des flux sur le marché mondial est inévitable du fait de la mondialisation de l’économie. Toutefois, les pays qui subiront les contrecoups du conflit sont ceux qui vivent indéfiniment de la rente pétrolière, et sans aucune autre source de devises, en l’occurrence l’Algérie, dont les importations sont couvertes intégralement par les seules recettes de l’exportation des hydrocarbures. Par rapport au volet alimentaire, l’agriculture algérienne couvre à peine le besoin du 1/5e de la population au maximum par rapport aux produits de large consommation.

En plus de cette inflation record du cours des céréales sur le marché mondial – dont un pic de 344 euros le quintal de blé a été enregistré durant la semaine en cours – en Algérie, la spéculation légalisée autour des subventions de l’Etat à travers des prix fixés depuis plus de 12 ans à 2280 DA/quintal le blé dur aux semouleries et à 1585 DA/quintal de blé tendre aux minoteries, n’a pas d’égale dans les pratiques les plus informelles, en particulier par rapport aux semouleries dont ledit quintal reçu en matière première à 2280 DA est revendu en semoule et dérivés à plus de 10 000 DA.

Dont rien que le son est revendu sur le marché parallèle à 4000 DA. Soit 22% destiné à l’alimentation animale. La marge tirée de ce quintal de blé concerne approximativement le tiers de la consommation totale des céréales sur le marché algérien. Soit environ 30 millions de quintaux exonérés de toute taxe fiscale et parafiscale. Ce qui a fait que cette manne attribuée pour le développement de cette filière a toujours été récupérée par ces industriels aux dépens de la boulangerie et du consommateur final.

Dans bien des cas, ce dernier est diabolisé par rapport au gaspillage du pain, alors que la cause principale de ce phénomène n’est autre que la dépréciation rapide de la qualité de cette baguette, inconsommable après quelques heures.

En quelque sorte la pâtisserie, le biscuit et le couscous en particulier comme plat national, font bénéficier directement les subventions de l’Etat aux seuls propriétaires des semouleries en particulier. Le pain à 10 DA, considéré faussement comme bouc émissaire de toute la problématique de cette filière, alors que les enjeux dont les tenants et les aboutissants semblent échapper aux pouvoirs publics au même titre que dans les filières lait et viandes.

Et dont les conséquences sont plus dévastatrices, car subissant un triple dilemme, à savoir les retombées de la problématique de la filière des céréales, l’inflation du cours des intrants dans la fabrication de l’alimentation animale (soja et maïs) et les dispositions maladroites imposées par le ministère du Commerce pour lutter contre la spéculation dans un marché informel !

Le drame dans tout çà est que l’industrie de transformation, publique et privée, à qui doit incomber la mission de développement des filières censées les alimenter, entretiennent sans le savoir le sous-développement de l’agriculture algérienne en contribuant largement à l’engraissement des filières étrangères des céréales et l’enrichissement illicite des industriels locaux aux dépens du consommateur et du Trésor public.

  • Au-delà des dysfonctionnements inhérents aux contraintes internes, quelles seront, selon vous, les filières qui seront les plus touchées par l’inflation mondiale ?

Il n’est pas juste de faire de l’inflation mondiale des prix des produits alimentaires un bouc émissaire du mal qui ronge le semblant d’économie nationale, sachant que les prix sur le marché local des produits importés ont toujours été gonflés par rapport à l’ensemble des intrants et prestations qui sont de plus en plus chers par rapport à la dégradation continuelle de la valeur du dinar pour cause de la décroissance des richesses autres que celle procurées par le pétrole.

Ce sont donc toutes les filières de large consommation, sans exception, qui subissent et continueront à subir toujours le maximum d’impact des événements extérieurs, car en interne rien n’est fait pour contrecarrer cette situation en dehors du recours à l’importation conjuguée au subventionnement et aux exonérations fiscales, dernier recours des pouvoirs publics avant l’impasse qui pourra intervenir à tout moment.

Et ce, pour la simple raison, que la demande du marché s’accélère au rythme de la démographie d’une part et la dégradation continuelle de l’agriculture par appauvrissement du sol, un changement climatique imprévisible et un marché informel à la peau dure, d’autre part.

A titre édifiant, les frais de l’alimentation dépassent 80% de la valeur du lait produit alors qu’au-delà de 25%, l’activité ne peut être rentable, ce qui fait que dans ces conditions autant importer carrément du lait précuit. C’est valable pour les viandes blanches en particulier, et les viande rouges. Tel que fonctionne l’agriculture algérienne, il n’y a aucune perspective sérieuse à envisager pour renverser la situation qui ne peut que s’aggraver.

  • Des sommes colossales ont étés dépensées dans la réorganisation de certaines filières (lait, viandes, huiles...). Il n’en demeure pas moins que des crises récurrentes surgissent. A quoi cela est-il dû ?

L’Etat n’a jamais dépensé quoi que ce soit pour la réorganisation des filières agricoles en dehors des expertises engagées avec les concours des programmes européens(Meda 1, Meda 2, Diveco1 et Diveco 2, GTZ, GIZ entre autres...) qui ont produit près de 500 expertises jetées menu-militari dans les tiroirs des ministres.

Quant aux filières que vous évoquez, lait, viandes, huiles, etc., en réalité elles n’ont jamais existé. Le mot «filière» qui «désigne couramment l’ensemble des activités complémentaires qui concourent, d’amont en aval, à la réalisation d’un produit fini» dans son vrai sens a été attribué aux différents produits en dehors de toute chaîne de valeur.

Ce qui rend caduque cette appellation et c’est exactement ce qui fait que l’Etat qui, au lieu justement de se faire construire des filières de production, il n’a fait que dans «l’aide» aux fellahs et aux collecteurs et transformateurs sans que cette action puisse contribuer en quoi que ce soit au développement de ces filières, et ce sans aucune logique économique.

En conséquence, ces aides de l’Etat ont été récupérées indirectement par les producteurs étrangers, dès lors que ces dispositifs attribués dans un cadre dispersé et en dehors de toute logique de filière dans son vrai sens n’ont fait qu’accentuer les dépenses du pays dans les importations et la dégradation du potentiel agricole de l’Algérie.

  • Que préconisez-vous pour y remédier, que ce soit sur le volet production et régulation du marché ?

L’agriculture algérienne s’est retrouvée devant une situation d’une extrême fragilité. Pour y remédier, les décideurs dans ce domaine doivent se rendre à l’évidence qu’ils font fausse route, et ce, en continuant à ignorer les enjeux du marché mondial de l’alimentation.

Et en interne, ils continuent à agir avec les réflexes et les dispositifs qui ont généré cette situation. Il n’y a aucune volonté d’engager les débats qui puissent permettre de tirer au clair les tenants et les aboutissants de ce marasme.

Il est difficile de s’imaginer des solutions en dehors de la confrontation des idées. Techniquement, il est possible de dégager des protocoles pour reconstruire progressivement une administration plus adaptée à une vision universelle de l’économie agricole.

De nouvelles organisations des agriculteurs autour des productions dans un cadre planifié et la construction d’un marché normalisé et des circuits de distribution appropriés, l’utilisation rationnelle de l’eau et du sol, la mutualisation et la valorisation de la recherche sont autant d’autres chantiers à mettre en œuvre dans un cadre organisé, pour engager la reconstruction du secteur agricole à tout point de vue. Ce n’est qu’à toutes ces conditions que l’on pourra apporter un nouveau départ pour un secteur de souveraineté. 

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