Abderrahmane Boutamine. Avocat publiciste et panéliste : «On veut impliquer l’Algérie»

12/12/2024 mis à jour: 09:35
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Photo : D. R.
  • Un arrêt portant sur le vieux contentieux territorial entre le Qatar et Bahreïn, rendu en 2001 par la Cour de justice internationale, l’une des plus importantes institutions des Nations unies qui est déterré puis remis en cause plus de 20 après et dans un pays totalement étranger à ce conflit. Quelle lecture en fait le publiciste que vous êtes ?  

Des organes de presse ont rapporté récemment qu’un signalement a été fait  auprès du Pôle national financier (PNF) en France pour soupçons de corruption, visant Mohamed Bedjaoui plus deux autres personnes. Signalement fait par un député français en 2023, alléguant que le Qatar aurait versé des pots-de-vin  afin d’être favorisé dans ses affaires pendantes devant la CIJ, notamment dans le différend sur les eaux territoriales opposant le Qatar au Bahreïn.

Ces allégations de soupçons de corruption visent clairement Mohamed Bedjaoui, puisqu’aucun autre nom de juges de la CIJ n’a été évoqué. Il a été rapporté également que l’arrêt rendu par la CIJ le 16/03/2001, dans le différend opposant le Qatar au Bahreïn, était favorable au Qatar. Afin de mieux apprécier la véracité et la crédibilité de ces allégations rapportées par voie de presse, il est utile de rappeler quelques éléments d’information juridiques  relatifs aux règles de composition et de fonctionnement de la CIJ.

La CIJ est un corps de magistrats indépendants, élus sans égard à leur nationalité. Sa mission est de régler, conformément au droit international, les différends qui lui sont soumis. Elle est composée de 15 membres élus par l’Assemblée générale de l’ONU et le Conseil de sécurité pour 9 ans et qui sont rééligibles. Quant aux délibérations de cette Cour, elles sont et restent secrètes. Il est important de relever que les décisions sont prises à la majorité des juges présents. En cas de partage, la voix du président est prépondérante.

A la date de l’arrêt rendu le 16/03/2001 dans l’affaire Qatar contre Bahreïn, Mohamed Bedjaoui n’était pas président de cette Cour. Les arrêts rendus par cette Cour sont motivés. Ils sont définitifs et sans recours. Une révision de ces arrêts peut être demandée à la Cour sous certaines conditions, et ce, en raison de la découverte d’un fait de nature à exercer une influence décisive. Cependant, cette demande doit être formée au plus tard 6 mois après la découverte du fait nouveau. Aucune demande ne pourra être formée après l’expiration d’un délai de 10 ans à dater de l’arrêt.

Il a été rapporté par certains organes de presse que Bahreïn «a cherché à contester l’arrêt en évoquant une ‘‘possible’’ corruption des magistrats de la CIJ». Pourtant, Bahreïn n’a pas formé de demande de révision dans les délais impartis et n’a pas contesté cette décision depuis 2001. Maintenant, et au vu des règles de vote à la majorité et du caractère secret des délibérations, il est légitime de s’interroger si un juge peut influencer la décision de la Cour. Il peut avoir une opinion dissidente mais celle-ci est exprimée une fois l’arrêt rendu.

  • En pointant d’un doigt accusateur la responsabilité des juges de la CIJ, Mohamed Bedjaoui, en particulier, dans le système de corruption et de trafic d’influence qui aurait mis en place lors du traitement de ce conflit, que chercherait-on au juste, politiquement ou diplomatiquement parlant ?      

Les allégations de soupçon de corruption visant certains juges dans cette affaire, dont Mohamed Bedjaoui, ne peuvent résister à la réalité des faits. En effet, le signalement pour soupçons de corruption dans cette affaire se fonde sur l’affirmation que l’arrêt rendu par la CIJ le 16/03/2001 était défavorable au Bahreïn. C’est ce postulat qui pose problème.

Il faut rappeler que le différend porte sur la souveraineté sur les îles Hawar, sur les droits souverains sur les hauts fonds de Dibal et de Qit’at Jarada et la délimitation de leurs zones maritimes. Or, à la lecture de l’arrêt en question, il apparaît que la Cour a reconnu la souveraineté de Bahreïn sur les îles Hawar. La question des îles Hawar était considérée par Bahreïn comme revêtant une importance capitale. Le Qatar n’a donc pas eu satisfaction sur cette question de haute importance pour lui. De même, le traitement du tracé de la ligne unique de délimitation maritime a été en faveur de Bahreïn.

La décision de la CIJ n’a pas été prise à l’unanimité. Dans ce cas, il est permis, après la décision, de joindre à l’arrêt les opinions dissidentes des juges. Sur ces deux points relatifs aux îles Hawar et le tracé de la ligne unique de délimitation maritime, il y a eu beaucoup de déclarations de juges et d’opinions dissidentes qui expliquent pourquoi les votes n’ont pas eu l’unanimité et n’ont pas été dans le sens de leur opinion. Ceci est une pratique courante dans le fonctionnement de la Cour. Et c’est aux côtés d’autres opinions individuelles, qu’une opinion dissidente commune de trois juges (Bedjaoui, Ranjeva, Koroma), a été jointe à l’arrêt.

Cette opinion dissidente estime que le Qatar aurait dû avoir gain de cause sur ces questions. Ceci prouve que l’arrêt n’a pas été rendu en faveur du Qatar, comme allégué en France. Affirmer que l’arrêt a été rendu en faveur du Qatar, c’est ignorer que les différends sont rendus conformément au droit international et aux règles de l’équité. Ce qui veut dire que dans un différend, comme c’est le cas en l’espèce, la Cour peut donner satisfaction à une partie sur certains points et la débouter sur certains autres points.

Partant, il est difficile de suivre la logique des auteurs du signalement et du lien qui est fait entre Mohamed Bedjaoui, en sa qualité de juge à la CIJ, parmi 15 autres juges, à la date de l’arrêt rendu dans cette affaire Qatar/Bahreïn, et des biens qu’il aurait acquis en France. De même,  difficile de soutenir l’existence d’un  lien entre cet ancien juge à la CIJ et le déplacement de lobbyistes français qui se seraient rendus au Bahreïn et qui auraient perçu des rémunérations…

Il est permis de relever que le signalement au PNF en question fait en 2023 coïncide avec le rétablissement des relations diplomatiques entre Qatar et Bahreïn. Cet accord a été conclu au siège du Conseil de coordination des pays du Golf en Arabie Saoudite et ceci dans un contexte de détente régionale symbolisé par l’accord historique entre l’Iran et l’Arabie Saoudite le 10 mars 2023 sous l’égide de la Chine.

Difficile de ne pas voir un lien entre le retour de cette question du différend entre le Qatar et Bahreïn qui a été jugée en 2001, dont le verdict n’a pas été contesté par Bahreïn, surtout que la réconciliation entre ces deux pays est bien plus récente, et les desseins de l’Occident global visant à contrer les recompositions multilatéralistes du sud global sous l’égide de la Chine et de la Russie et surtout de défaire le rapprochement entre les pays du Golf, à leur tête l’Arabie Saoudite et l’Iran.

A noter que le lien fait entre Mohamed Bedjaoui, en sa qualité de juge indépendant élu sans égard à sa nationalité et l’Algérie, obéit au dessein d’attenter à l’image de l’Algérie en l’associant à une affaire de corruption présumée. Aussi, le désigner par sa nationalité en évoquant des faits présumés de corruption dans cette affaire peut faire penser à des velléités d’implication de l’Algérie au moment où un rapprochement avec le Qatar est constaté et où sa position active en faveur de la Palestine, ne sont pas regardés d’un bon œil par les nouvelles alliances pro-sionistes assumées clairement en Europe et en Afrique du nord.

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