«Quand le vainqueur a quitté ses armes, le vaincu a le devoir de quitter sa haine.» Sénèque
Il a tâté du ballon, foulé les pistes d’athlétisme, joué au basket-ball et dompté les agrès pour se fixer finalement sur la natation, à laquelle il consacrera plus d’un demi-siècle de sa vie.
A 85 ans, il est le doyen de la natation algérienne, fréquente assidûment les piscines et ne manque, sous aucun prétexte, ses entraînements bi-hebdomadaires. Dans le bassin, l’homme est comme un poisson dans l’eau. Une âme de gosse, le rire facile et une certaine jeunesse dans le visage. «Ce n’est pas un type qui navigue à vue.
Sa vie bien réglée, il l’a choisie comme ça et pas autrement», glisse son ami et jeune compagnon de couloir, Smaïn Belkacem Nacer, magistrat à la Cour des comptes qui ne remerciera jamais assez son maître qui l’a initié à la natation. Sous ses dehors ronds et une bonhomie souvent joviale, Kader cache peut-être une timidité, avions-nous conclu, lorsque, silencieux, il s’attachera à nous montrer de vieilles photos, témoins précieux, lorsque la mémoire déraille et qu’il commentera dans les moindres détails.
Parmi ses faits d’armes, sa fierté d’être l’un des piliers de la natation algérienne dont il a été le directeur technique de longues années durant, mais surtout d’avoir été parmi ceux qui ont décroché la première distinction sportive internationale de l’Algérie au lendemain de l’Indépendance.
«Cela s’est passé le 5 septembre 1962, où l’équipe algérienne de sauvetage, composée de Belhocine Abdelkader, Bourkiche Hassan, Atia Mohamed, Tiouririne Mohamed et moi-même avions pris part au championnat du monde de sauvetage à Rome. Et dire qu’on est sorti du territoire national avec le passeport français sur lequel les autorités algériennes avaient apposé le cachet du nouvel Etat algérien. L’équipe a pu décrocher la 2e place derrière l’Italie, devançant des formations plus huppées comme les Etats-Unis, la France, l’Allemagne ou l’Espagne».
Une joie immense
«Vous ne pouvez pas imaginer la joie qui s’est emparée de nous, lorsque l’emblème national a été hissé. L’attente a été longue, car les organisateurs n’avaient en leur possession ni le drapeau ni l’hymne algériens. Même l’ambassade, prise de court, a dû les faire parvenir, à la hâte dans les lieux de la compétition.
Mais l’émotion était vive, à fleur de peau. C’était comme une naissance, en tout cas, un bel acquis pour la jeune République algérienne, qui venait de voir le jour ! A l’automne 1939, on devait avec l’AGVGA participer aux gymnasiades de Nice. J’étais prévu pour être en haut de la pyramide humaine. Rien qu’à penser à la compétition et ses sensations, j’en avais la chair de poule. Avec bien évidemment l’idée de ne pas décevoir, mais ma déception a été grande lorsque la compétition a été annulée du fait de la déclaration du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale qui a fait s’écrouler et le rêve et… la pyramide», résume-t-il avec humour.
Kader est né le 17 mars 1927 à la rue Benbrihmat à Bab Jedid, dans la haute Casbah. «Très jeune, j’ai été attiré par le sport, notamment la gymnastique, discipline phare de l’Avant-garde de la vie au grand air (AGVGA), sans doute, le plus ancien club algérien créé peu avant le début du siècle dernier. On s’entraînait près de M’cid Fatah. Il y avait dans l’équipe Si Kaddour, Das, Habib Réda, puis on est descendus à la Pêcherie. Je me souviens qu’on exécutait des mouvements d’ensemble vêtus d’une tenue blanche maculée, ceints d’un foulard vert et coiffés d’une chechia. L’exhibition se faisait au niveau du café Tlemçani, en face de l’hôtel Aletti et l’apothéose au stade municipal du Ruisseau. On était en 1937, et sur le plan politique, le PPA investissait déjà la scène politique. Le sport était pour nous, plus qu’une simple distraction, une affirmation identitaire».
Enfant de la Casbah
Sa parole maîtrisée devient parfois éclats de voix ponctués d’un rire contagieux lorsqu’il évoque sa scolarité à Mcid Fatah et ses frasques avec ses camarades de classe, Mustapha El Anka, Omar Mekraza, dit Tikhbizine et les autres. Cela n’a pas empêché Kader de décrocher en 1941 son Certificat d’études à titre français et indigène, considéré comme un sésame précieux qui ouvre les portes du monde du travail. Ainsi, Kader se retrouve apprenti chez un cordonnier juif illettré. «Je gagnais un douro par jour. Le samedi, le patron me donnait de l’argent pour aller visionner un film au cinéma Le Palace, près de l’usine Bastos à Bab El Oued.» Puis, Kader sera coursier à la société immobilière dirigée par un colon pétainiste. «Quand il y a eu le débarquement en 1942, le propriétaire s’est taillé comme un lapin sans demander son dû.»
Kader subira les affres du chômage durant quelques mois avant de trouver un job de remplaçant à la Société d’assurance et de prévoyance. «J’ai au moins appris le travail du secrétariat, mais j’ai aussi fait mes premières armes de bureaucrate», ironise-t-il.
En 1944, il entre dans l’administration des PTT comme auxiliaire. Il y gagnera ses galons et y restera jusqu’en 1989, date de sa mise à la retraite. «Je n’ai pas beaucoup à me plaindre, mais je suis un heureux maltraité.» A sa carrière professionnelle, Kader, le postier, adjoindra un parcours sportif au sein de cette administration marqué par une présence de tous les instants et une fidélité indéniable.
Kader y sera d’abord nageur, pas de haut niveau, précise-t-il, mais bon water poloïste. «Je me souviens du match livré contre le Mouloudia d’Alger, dont le président de section n’était autre que le célèbre chanteur Hadj M’rizek.
Un jour, comme on les avait battus, Hadj M’rizek nous avait invités au café de la piscine du RUA à l’Espadon dans l’arrière-port. Il nous a félicités en nous rappelant que nous étions des adversaires d’un jour et non des ennemis. Je dois dire qu’on était les plus forts. C’est ce qui explique notre domination sur le championnat d’Alger durant de nombreuses années, à telle enseigne qu’on a pu participer en 1958 au championnat de France à Paris. On était les meilleurs, mais on nous a fait perdre exprès, car la Fédération française voulait se suffire de la seule présence de l’AS Montpensier.»
Après l’indépendance, la même équipe de water-polo de l’ASPTT reprit du service en faisant main basse sur tous les titres, Kader se souvient des circonstances de la création de la Fédération algérienne de natation. «On se baignait à la plage des Deux Chameaux, Attia, Bourkiche Hassan et moi, lorsque Laoubi Farid est venu nous proposer le nom de Larfaoui Mustapha pour présider aux destinées de la natation. L’homme, qui exerçait à l’hôpital Parnet, était cultivé, medersien, bilingue et de bonne famille. C’est lui qui a mis la discipline sur les rails. D’autres dirigeants lui ont succédé, mais celui qui a émergé du lot est sans doute Redouane qui s’est beaucoup sacrifié. Vous savez, contrairement à l’athlétisme où l’on peut courir partout, la natation exige des moyens adéquats. Le drame, c’est que nous n’avons pas assez de piscines pour contenir l’impressionnante démographie galopante. Je peux dire qu’il y a gâchis.
Pourquoi ? Parce qu’on a ignoré les généreuses idées émises il y a des décades. Sur les 1600 km de littoral, pourquoi ne pas inciter les mairies côtières à concevoir des piscines, comme celle d’El Kettani pourvues en eau de mer. Je l’avais suggéré il y a longtemps, mais c’est resté lettre morte.» Les piscines d’El Annasser, peu rentabilisées, et des Groupes Laïcs ont été construites au milieu des années quarante. Au Ruisseau, on a parlé de les couvrir, mais cela n’a jamais été fait ! Même au plan des mentalités, l’écart est grand, le matérialisme est envahissant. «Cela fait vingt ans que je suis hors-circuit», prévient-il.
Kader observe avec un vif intérêt l’évolution du sport en stigmatisant la dissolution des valeurs, le totalitarisme de l’argent et de la bureaucratie qui sont indéniablement les verrues d’un sport gangrené. «Il y a beaucoup de travail à faire. Il faut que les jeunes soient conscients qu’ils font les choses par amour et non par intérêt. Il y a trop d’argent suspect qui circule : comment peut-on concevoir cette réalité ? On achète un joueur de football à 400 millions ou plus, on lui donne un salaire faramineux et on se lamente après auprès des pouvoirs publics, des conséquences d’un lourd déficit, en quémandant des subventions. Soyons sérieux !»
Les couleurs c’était avant
«A notre époque, et je sais que la comparaison n’est pas opportune, la section de natation tournait annuellement avec… 10 millions de centimes ! Je vais vous raconter une anecdote. Quand j’entraînais les PTT, j’avais un collègue hongrois qui dirigeait la DNC. Il s’appelait Tatos. Un jour, il est venu me confier une fillette de 9 ans, Walter Idelco, dont le père était coopérant à Blida. Je l’ai entraînée, mais elle est partie au bout de 3 ans chez elle en Hongrie. Elle a participé aux championnats de son pays, elle a raflé toutes les médailles d’or. Elle en a fait de même en équipe nationale. La Fédération hongroise s’est rapprochée de son père en l’exhortant à transmettre ses félicitations à Tatos. Mais le père leur conseilla de les adresser plutôt à Kader, à l’origine de cette formidable éclosion !»
«Aujourd’hui, reconnaît Kader, la régression est évidente. Il n’y pas de suivi et les résultats sont médiocres. Les fédérations se signalent beaucoup plus par les batailles de tranchées de leurs dirigeants que par les performances ! C’est très regrettable ! Dans le lot, il y a beaucoup qui viennent pour s’enrichir et pour voyager et non pour travailler. L’amateurisme est mort de sa belle mort, mais où est le professionnalisme ?» s’interroge-t-il furieux.
Kader, homme sage, ne cache pas qu’il a eu des démêlés avec les dirigeants, mais il préfère taire ces épisodes en ravalant son orgueil dans le souci toujours de ne pas faire de vagues. Kader est parti hier à l’âge de 96 ans. Il a été enterré le mardi 7 novembre à Douéra où il résidait. Paix à son âme.
Par Hamid Tahri