A Boumerdès, l’administration peine à se défaire des vieux réflexes

16/01/2022 mis à jour: 08:00
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La zone d’aménagement différé (ZAD) de Boumerdès / Photo : El Watan

Dans la wilaya de Boumerdès, des centaines d’opérateurs attendent avec impatience la levée des entraves ayant retardé la concrétisation de leurs projets. Plus de 250 projets parmi les 607 prévus dans les 32 zones d’activités depuis plusieurs années, des décennies pour certains, tardent à voir le jour.

Après le dernier discours du président de la République, Abdelmadjid Tebboune, sur la relance industrielle, beaucoup d’investisseurs ont prédit la fin de leurs déboires avec l’administration. Les mots utilisés par le chef de l’Etat quant aux obstacles dressés devant les opérateurs économiques ont laissé entrevoir la fin d’une époque et le début d’une autre plus prometteuse. Mais le mal serait beaucoup plus profond.

Dans la wilaya de Boumerdès, des centaines d’opérateurs attendent avec impatience la levée des entraves ayant retardé la concrétisation de leurs projets. Rabah Mellal (68 ans) est un de ces hommes dont l’ambition de créer une entreprise a laissé place au désenchantement. Cet ancien cadre de l’Inped a acquis un terrain dans la zone d’activités et de dépôt de Thénia en 2001.

Une zone non encore viabilisée où l’on trouve une seule unité industrielle en activité, des carcasses de projets à l’arrêt ainsi que de vastes terrains à l’abandon. Après mille et une tracasseries, M. Mellal achève la construction d’un grand hangar et un bloc administratif en 2017. «J’ai injecté près de 20 milliards de centimes là-bas.

Tout a été fait sur mes propres fonds. J’avais sollicité plusieurs banques pour obtenir un crédit. Elles ont malheureusement toutes refusé», relate-t-il d’un air blasé. Malgré ses multiples requêtes, il n’a toujours pas obtenu l’acte de cession du terrain pour démarrer la production. «J’ai obtenu l’acte de conformité en 2018 et je me suis acquitté des redevances du terrain par anticipation.

Au départ, je devais réaliser une minoterie, mais cette activité a été gelée sur décision d’Ahmed Ouyahia. Maintenant, je compte fabriquer des produits de quincaillerie ou lancer une unité de confection de chaussures. Je pourrais créer jusqu’à 100 postes d’emplois directs, mais la direction des Domaines ne m’a pas délivré l’acte de cession alors que tous les autres services m’ont donné leur accord. Cela fait plus de trois ans que j’attends», se désole-t-il.

Plus de 250 projets en stand-by

Après épuisement de toutes les voies de recours, en octobre dernier il intente une action en justice contre la direction des Domaines. Une direction qui, faute de siège, n’assure aucun service depuis deux mois ; ses anciens locaux étant menacés par un glissement de terrain. Aucune solution n’a été envisagée bien que la wilaya dispose de plusieurs édifices inoccupés ou sous-exploités.

Aujourd’hui, M. Mellal ne sait plus à quelle porte frapper. «J’attends ce que décidera la justice. C’est la seule chose qui me reste, car ces blocages m’ont rendu malade. Si je n’avais pas l’intention d’investir, je n’aurais pas dépensé près de 20 milliards sur place», lance-t-il avec dépit. Cet investisseur n’est pas le seul à subir les aléas d’une administration qui peine à se départir de ses vieux réflexes.

Plus de 250 projets parmi les 607 prévus dans les 32 zones d’activités depuis plusieurs années, des décennies pour certains, tardent à voir le jour. En sus de la bureaucratie, cette situation aux conséquences désastreuses au plan économique s’explique aussi par les passe-droits et le favoritisme ayant caractérisé l’attribution du foncier industriel.

Que ce soit à Naciria, Dellys, Hammadi, Bordj Menaïel ou Khemis El Khechna, de vastes terrains devant abriter des unités industrielles sont livrés à l’abandon, tandis que d’autres ont été vendus ou détournés de leur vocation par de pseudo investisseurs, qui y ont érigé des salles des fêtes et des constructions à usage d’habitation.

Charmate Fatma Zohra est responsable à la Sarl Esquirol, une entreprise de fabrication de détergents qui emploie plus de 400 personnes. Cette Sarl exporte vers beaucoup de pays une moyenne de trois conteneurs par mois.

Malgré cela, elle n’a bénéficié d’aucun terrain de l’Etat. «Nous exploitons trois lots de terrain à la ZAD de Hammadi. Nous les avons loués à 5 milliards par an. Nous avons déposé plusieurs dossiers au Calpiref, mais on ne nous a rien donné. Même l’autorisation d’exploitation ne nous a pas encore été délivrée», s’est-elle offusquée. Et d’ajouter : «Si on avait d’autres terrains, on pourrait doubler la qualité de production et le nombre d’emplois.»

La spéculation et le trafic qui entourent la gestion du foncier industriel ne sont un secret pour personne dans la région. Le wali, Yahia Yahiaten, a fait état de 200 mises en demeure qui ont été adressées aux investisseurs n’ayant pas respecté leurs engagements, ajoutant que 50 lots de terrain inexploités par leurs attributaires ont été récupérés. Le wali s’exprimait à l’occasion d’une cérémonie de remise des autorisations d’exploitation à 15 opérateurs. La délivrance des documents en question a été célébrée comme une grande performance à inscrire au chapitre des réalisations des autorités locales, mais la réalité prouve le contraire.

Autorisation d’exploitation : Plus de 600 dossiers en instance

Une semaine avant cette rencontre, un directeur de l’exécutif a fait état de plus de 600 investisseurs qui attendent la fameuse autorisation pour se conformer à la réglementation ou entamer leurs activités.

A Naciria, seulement six unités sur les 38 prévues dans la zone d’activités sont opérationnelles. Neuf opérateurs auraient fait faillite tandis que d’autres ont érigé des habitations en lieu et place des projets promis. Une vingtaine d’autres opérateurs attendent à ce jour les permis de construire. C’est le cas du gérant de la Sarl Green Bags, un homme d’affaires dont la volonté de contribuer au développement du pays s’est trouvée contrariée. En 2019, il bénéficie d’une assiette de 7400 m2 dans la zone pour la réalisation d’une unité de transformation de cacao et dérivés.

Ce sera la première en Algérie. Le projet devrait créer plus de 150 emplois. Son initiateur vise non seulement à réduire le volume des importations mais surtout à exporter. Mais son parcours est jalonné d’embûches. «On ne m’a toujours pas délivré le permis de construire alors que j’ai déjà acheté des machines à plus de 15 milliards de centimes de l’étranger.

Et comme je n’ai pas réalisé mon usine, je les ai déposées dans un hangar que j’ai loué chez un particulier à 18 millions par mois à Rouiba. J’attends la délivrance du permis depuis octobre 2019. Le dossier a été déposé au niveau de l’Andi puis je l’ai transféré à la DUC. Un mois plus tard, on m’a invité à le récupérer pour le déposer à l’APC de Naciria. Je suis bloqué au motif que je ne dispose pas d’acte de concession. Je n’ai qu’un arrêté dont la validité a expiré au bout de six mois. Mais tout cela n’est pas de ma faute puisque j’ai déposé la demande de permis dans les délais», raconte-t-il.

En janvier 2020, le gouvernement décrète le gel du Calpiref jusqu’à nouvel ordre, plongeant dans le désarroi des centaines de promoteurs en quête de terrains ou en attente de modifications de leurs actes ou arrêtés de concession. Une situation qui a retardé l’aboutissement de dizaines de projets. Le récit de cet opérateur démontre à quel point il est difficile d’être investisseur en Algérie.

Malgré les obstacles, notre interlocuteur se résout à aller jusqu’au bout. Son terrain étant situé dans un site dépourvu de toutes les commodités, il met la main à la poche pour réaliser ce qui devait être fait normalement par l’Etat. «Mon terrain se trouvait au-dessous d’une ligne électrique de haute tension. Son déplacement m’a coûté près de 320 millions de centimes et énormément de temps. Même le réseau d’assainissement, c’est moi qui vais le faire car les autorités me disent qu’elles n’ont pas d’argent.

Certains pensent que l’Etat nous donne le terrain gratuitement alors que je paie 60 millions de centimes par an. Après 6 ans, ce montant passera à 600 millions de centimes. On est dans un pays à part. L’Andi m’a dit qu’ils doivent trouver les machines à Naciria alors que mon terrain est nu.

Ils m’ont menacé de redressement et de me priver des avantages accordés aux investisseurs alors que je leur ai donné l’adresse où j’ai déposé mes équipements à Rouiba pour vérifier. Je suis exonéré de la TVA et de l’IBS durant les trois premières années de l’activité. Or, l’Andi commence le calcul à partir de la date d’approbation du projet, c’est-à-dire dès 2019», relate-t-il.

La bureaucratie, l’ennemie invincible des investisseurs

Lors de la dernière rencontre gouvernement-walis, le président de la République avait invité ces derniers à se débarrasser du «spectre de la peur» et à accompagner les investisseurs, soulignant que rien ne les empêche de prendre des initiatives dans ce sens. Néanmoins, beaucoup de services administratifs peinent à se départir des anciennes méthodes de gestion.

«Nous avons obtenu un terrain en 2018 à la zone industrielle de Larbatache. Cela fait plus de deux ans qu’on court pour obtenir le permis de construire. Notre projet pourrait créer 1000 postes d’emplois. En dehors des journées de réception, il est très difficile de rencontrer un directeur d’exécutif à Boumerdès. Pour entamer notre projet, on doit avoir l’avis favorable de 14 directions. Et il y a celles qui sont restées 4 mois pour répondre.

La direction de l’hydraulique a complètement perdu notre dossier alors que celle de l’urbanisme ne reçoit que les lundis», dénonce un représentant d’une entreprise de produits pharmaceutiques. Mohamed Tigharghar, lui, a des problèmes d’un autre genre. Pour réaliser une unité de textile, les autorités lui attribuent un terrain à Naciria en 2013. Une fois sur place, il se heurte à une opposition de citoyens qui se réclamaient propriétaires des lieux.

Après une longue bataille juridique, il abandonne et acquiert un terrain privé aux Issers. Sauf que celui-ci est situé près d’une ligne électrique de moyenne tension. «Cette ligne devait être déplacée de trois mètres. J’ai fait la demande à Sonelgaz en juillet dernier pour venir établir le devis. En vain», s’indigne-t-il, précisant que 40% de ses produits sont destinés au marché extérieur.

A entendre ces créateurs de richesse disserter sur leurs déboires avec l’administration, on comprend pourquoi l’Algérie n’a pas réussi son décollage économique et à réduire sa dépendance aux hydrocarbures. 

Un projet ambitieux bloqué à cause… d’un gourbi

En dépit des instructions du président de la République, beaucoup d’investisseurs de la wilaya de Boumerdès peinent à lancer leurs projets à cause de lourdeurs bureaucratiques et de l’inertie de certains responsables locaux.

C’est le cas de Yazid, gérant de la Sarl Plastuba, une unité de fabrication de tuyauterie et accessoires basée à Boudouaou. Après quelques années d’expérience fructueuse, cet ingénieur en matériaux des procédés songe à la nécessité de développer son activité. Mais cela a été rendu difficile par l’absence de terrain.

«On fabrique une moyenne de 500 000 pièces par an. Nos produits n’ont rien à envier à ceux que l’Algérie importe de l’étranger, y compris ceux qui proviennent de pays européens. Si on a suffisamment d’espace, on pourra aller jusqu’à 2 millions de pièces/an et augmenter nos effectifs de 50 à 200. Aujourd’hui, on couvre plus de 30% des besoins du marché national. A long terme, on peut même exporter», précise-t-il.

En 2018, cet industriel obtient une parcelle de 1900 m2 dans la ZAD de Thénia. Une fois sur le site, il découvre, ahuri, que le terrain en question est occupé par deux minuscules bâtisses de parpaing occupées par une famille qui se prétend être la propriétaire des lieux. Yazid informe tous les responsables locaux dans l’espoir d’intervenir en sa faveur ou, le cas échéant, lui attribuer un autre lot de terrain.

Mais ses démarches sont restées vaines. Trois ans plus tard, aucune solution en vue. Face à cette situation, il recourt à la justice qui, à ce jour, n’a pas rendu son verdict dans l’affaire.

En bon investisseur, Yazid se voit en effet empêtré dans des problèmes qui devaient être résolus par l’Etat. Son projet d’aider le pays à réduire le volume des exportations est mis en veilleuse en attendant que les responsables devant l’accompagner se réveillent de leur torpeur hivernale et appliquent les orientations du Président. 

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