Le 13 février 1960, l’Etat français expérimentait «Gerboise bleue», le premier de ses 17 essais nucléaires atmosphériques et souterrains jusqu’en 1966, à Reggane, dans le Sud algérien. Sujet tabou vis-à-vis de la société française et statu quo à l’égard des autorités algériennes qui n’ont eu de cesse réclamer à la France depuis des décennies réparation pour les graves dommages occasionnés à l’environnement et à la population locale exposée aux risques de contamination sur des générations. D’assumer ses responsabilités et de fournir documents et informations devant servir à la décontamination des sites. L’Etat français répond à cette demande légitime par le déni, arguant que les essais ont été «propres» et engendrant peu de dégâts.
Dès le premier essai, «Gerboise bleue», les retombées radioactives sont importantes. Elles ont touché une grande partie de l’Afrique au nord de l’Equateur. Treize jours après, elles atteignent les côtes espagnoles et recouvrent la moitié de la Sicile ! C’est ainsi que le jour suivant l’explosion, le nuage radioactif arrive en Libye, traverse une partie du Niger pour atteindre les alentours de N’Djamena, capitale du Tchad.
A J+4, les retombées recouvrent des milliers de kilomètres carrés pour atteindre le Nigeria, le Ghana, la Côte d’Ivoire et le Mali. Douze jours après l’explosion, les retombées radioactives atteignent Alger en passant par le Sahara occidental et le Maroc. Le lendemain, le nuage traverse la mer Méditerranée et approche des côtes espagnoles et de la Sicile.
On est bien loin de la version officielle française qui laissait entendre dans une carte publiée par le ministère de la défense français en 2007 dans un document sur les essais français au Sahara, présenté comme un «gage de transparence» au moment où le gouvernement algérien organisait à Alger une conférence internationale sur les conséquences environnementales et sanitaires des essais nucléaires.
La délimitation des retombées de «Gerboise bleue» du document de 2007 avait été sérieusement modifiée par rapport à ce qui s’est réellement produit en 1960 et n’indiquait plus qu’un minuscule «secteur angulaire» couvrant une zone non habitée à l’est du point zéro de Hamoudia.
On comprendra toute la gravité de cette désinformation du ministère français de la Défense quand on sait que cette carte de 2007 retouchée a servi à délimiter la zone géographique saharienne où devraient se trouver les personnels civils et militaires et les populations pour bénéficier de la loi d’indemnisation des victimes des essais nucléaires français du 5 janvier 2010.
La thèse d’essais «propres» démentie par des experts indépendants
L’Observatoire des armements /Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits (CDRPC) * relève que le nombre global de documents classés «secret défense» relatifs aux essais nucléaires français au Sahara et en Polynésie (1960 – 1996) déclassifiés en 2013 par le ministère français de la Défense est dérisoire : moins de 5%.
Soit une trentaine de documents sur 154 qui ont de l’intérêt, selon les experts de l’Observatoire qui les ont analysés. Et cette déclassification résulte de la procédure judiciaire engagée en 2004 par des associations de victimes des essais nucléaires français en Algérie et en Polynésie, l’Aven et Moruroa e tatou auprès du Parquet de Paris.
Tandis que le rapport de 1996 intitulé «La genèse de l’organisation et les expérimentations au Sahara (CSEM et CEMO)» ne faisait pas partie des documents déclassifiés de la série saharienne, alors que sa divulgation, en 2009, par l’Observatoire des armements (revue de l’Observatoire, Damoclès, n°128-129) a mis en évidence que les essais nucléaires français au Sahara n’ont pas été «propres».
Ce rapport, classé «confidentiel-défense», est une synthèse rédigée à partir des documents militaires d’époque, classés «secret» ou «confidentiel défense»…
«Même s’il apporte des informations jusque-là non connues, il s’agit bien d’une ‘relecture officielle’ de la période des essais nucléaires français», note la revue Damoclès. «Les rédacteurs ont dû trier dans les documents sources, ce qui explique les incohérences et surtout les silences et les omissions.» «C’est manifestement le cas pour les ‘ratés’ des essais au Sahara, notamment ‘Gerboise verte’ ou l’accident du tir Béryl»…
Ainsi, on apprend que sur les treize tirs effectués entre 1961 et 1966, douze ont fait l’objet de fuites radioactives. Seul le tir «Turquoise» du 28 novembre 1964 n’aura pas provoqué de radioactivité à l’extérieur.
Quant aux conséquences de ces radiations, elles ne se sont pas arrêtées avec la fin des essais et la fermeture administrative des sites, mais perdurent aujourd’hui encore, à la fois compte tenu de la très longue durée de vie de certains éléments radioactifs et du fait que la France a laissé de nombreux déchets nucléaires enfouis dans le désert.
Feu Bruno Barrillot, expert et cofondateur de l’Observatoire des armements, nous indiquait dans un entretien à El Watan en 2014 que l’urgence, c’est In Ekker, zone où s’est produite la catastrophe de Beryl. L’expert évoquait «une immense coulée de lave de 600 m de long à ciel ouvert.
On ne pouvait pas l’approcher à moins de 20 m». «La dernière fois où j’étais passé, des Chinois qui construisaient un aqueduc ont raconté qu’ils avaient retrouvé des fûts de matériaux radioactifs en creusant le sol. A Hamoudia, il reste visiblement des traces de sable vitrifié qui s’effrite et qui peut être emporté par les vents. Une simple poussière inhalée, c’est un risque de développement d’un foyer de cancer.»
Deux anciens scientifiques du contingent, Louis Bulidon et Raymond Séné, étaient présents à In Ekker en mai 1962. Ils avaient la charge des mesures de radioactivité, et leurs appareils ont enregistré les retombées radioactives du nuage de l’accident Béryl dans l’axe nord-sud, c’est-à-dire sur la zone la plus habitée de la région allant de la montagne du Tan Afela, au nord, à Tamanrasset et jusqu’au fleuve Niger, au sud.
«Plus de 5000 personnes, hommes, femmes et enfants, habitant cette région du Hoggar, sans compter les quelque 2000 militaires et civils employés aux essais sur la base d’In Amguel et le millier de travailleurs «recrutés localement dans tout le Sahara, ont été affectés par le nuage radioactif.» Toutes les mesures faites par les deux scientifiques ont été enregistrées et restent, aujourd’hui, cadenassées dans les archives françaises gardées secrètes, au nom de «la raison d’Etat».
L’Algérie n’a eu de cesse d’appeler la France à assumer ses responsabilités
Le chef d’état-major de l’ANP, Saïd Chanegriha, avait demandé à son homologue français, François Lecointre, à Alger le 8 avril 2021, «la prise en charge définitive des opérations de réhabilitation des sites de Reggane et d’In Ekker, et la récupération des cartes topographiques permettant la localisation des zones d’enfouissement, non découvertes à ce jour, des déchets contaminés, radioactifs ou chimiques».
En juin de la même année, et dans une interview accordée au Point, le président Tebboune appelait «la France à soigner les victimes des essais nucléaires. Le monde s’est mobilisé pour Tchernobyl, alors que les essais nucléaires en Algérie provoquent peu de réactions. Ils ont pourtant eu lieu à ciel ouvert et à proximité des populations». Récemment encore, il appelait les autorités françaises à venir nettoyer les déchets laissés sur-place.
Aussi, «l’absence d’informations techniques sur la nature des explosions nucléaires et le matériel pollué enfoui» est un «crime majeur commis par la France coloniale», selon les termes du général Bouzid Boufrioua, chef du service du génie de combat du Commandement des forces terrestres de l’ANP.
Dans l’éditorial de son édition de ce mois de février 2025, El Djeïch, la revue de l’Armée nationale populaire (ANP), est revenue sur les essais nucléaires français, crime du colonialisme français que l’Algérie commémore pendant ce mois de février. El Djeïch évoque ce «crime odieux qui demeurera, à jamais, une tache indélébile au front de la France coloniale».
Dans leur étude, «Sous le sable, la radioactivité»** rendue publique le 27 août 2020, ICAN France*** et l’Observatoire des armements rappellent qu’«à ces matériaux contaminés, laissés volontairement sur- place aux générations futures, s’ajoutent deux autres catégories : des déchets non radioactifs… et des matières radioactives (sables vitrifiés, roche et lave contaminées) issues des explosions nucléaires».
Pour Jean-Marie Collin, expert et porte-parole d’ICAN France, «ces déchets sont de la responsabilité de la France et aujourd’hui du président Macron.
Il n’est plus possible que ce gouvernement attende encore pour remettre aux autorités algériennes la liste complète des emplacements où ils ont été enfouis. Pourquoi continuer de faire peser sur ces populations des risques sanitaires, transgénérationnels et environnementaux ?». L’Etat français est resté quasiment sourd aux demandes d’information insistantes et de documents référents formulées par les autorités algériennes.
Le déni français est total. Jusqu’à une information diffusée la semaine dernière selon laquelle les poussières transportées par les vents de sable du Sahara sur la France ne proviennent pas du Sahara et ne sont pas radioactives. La coïncidence de la diffusion de cette information avec la proximité du soixante cinquième anniversaire du premier essai nucléaire français «Gerboise bleue» est édifiante.
Le «secret défense» français renforcé par la loi de 2008
Le «secret défense» français a été renforcé par l’adoption le 15 juillet 2008 d’une loi rendant les archives sur les essais nucléaires non communicables sans une autorisation spécifique du ministère de la Défense.
Assurer la transparence sur ces essais nucléaires par la déclassification des dossiers et rapports significatifs – il en reste des milliers – contribuerait à faire avancer la vérité et à rendre justice aux victimes directes et aux générations futures. Et aussi parce que la communication de la cartographie des sites d’enfouissement est primordiale, afin de les sécuriser et éventuellement de regrouper les déchets selon des normes conformes à la réglementation internationale.
A noter que le ministère français de la Défense évalue le personnel qui a travaillé pour les essais nucléaires français en Algérie au Centre d’expérimentations militaires (région de Reggane) et au Centre d’expérimentations militaires des Oasis (In Ekker) à 27 000, dont environ 3000 travailleurs algériens employés localement. Quant aux populations de la région de Reggane, elles avaient été estimées à 50 000 personnes en 1957.
Seules deux victimes algériennes indemnisées par la «loi Morin»
La «loi de reconnaissance et d’indemnisation des victimes des essais nucléaires de la France», dite «loi Morin», du nom du ministre de la Défense de l’époque, entrée en vigueur le 5 janvier 2010, a été obtenue après plus de dix ans d’actions menées par les associations et leurs soutiens auprès des parlementaires, des autorités politiques et militaires, des médias. Il a fallu ensuite encore quasi une dizaine d’années pour que la loi puisse commencer à bénéficier à des victimes.
Elle repose sur trois conditions pour le dépôt d’un dossier de demande d’indemnisation : 1/ avoir résidé sur les zones définies par décret où se sont déroulés les essais ; 2/ durant une période comprise entre le début et la fin des essais et 3/ avoir contracté une des 23 pathologies reconnues comme potentiellement radio-induites listées par décret.
Dans la pratique, c’est beaucoup plus compliqué. Les dossiers doivent se faire en langue française, les démarches se font essentiellement par internet, il faut fournir nombre de documents administratifs, dossiers médicaux difficiles à obtenir.
En Polynésie, les associations aident les populations, des équipes socio-médicales ont également été envoyées sur-place pour favoriser le montage de dossiers. Ce qui a permis de diagnostiquer 13 000 personnes impactées par une des maladies répertoriées dans la loi Morin, dont 400 ont été indemnisées.
Jusqu’à fin 2023, ce sont 1026 victimes qui ont été indemnisées en tout, dont seulement deux résidant en Algérie ! Une commission d’une trentaine de députés français qui s’est emparée de la loi en vue de son amélioration pour qu’elle bénéficie au plus grand nombre de victimes doit rendre public son rapport courant juin prochain. La partie algérienne jusqu’à l’indépendance de l’Algérie est concernée par les travaux de cette commission.
Concernant la prise en charge des victimes algériennes irradiées, l’indemnisation potentielle par l’Etat français des Algériens irradiés ne constitue pour les autorités algériennes qu’un aspect du traitement global de la question des retombées nocives des essais nucléaires durant les années 1960. C’est pourquoi l’Algérie plaide pour un règlement global collectif et non une prise en charge individuelle des victimes. N. B.