Le public du 12e Festival international du théâtre de Béjaïa (FITB) a suivi, vendredi 20 octobre au soir, au Théâtre régional Abdelmalek Bouguermouh, cette pièce syrienne jusqu’au bout. Avec un thème accrocheur, le spectacle, qui a duré près de deux heures, n’a, à aucun moment, perdu de rythme.
Un jeune dramaturge (Karam Hanoun) sollicite le service d’un fonctionnaire chargé de la lecture des textes dramatiques (Lojain Ismail). Il est assis dans un bureau austère, où la couleur grise domine, entouré de boîtes où sont déposés les textes lus, refusés ou en attente de lecture.
Dès le départ, une sensation de fermeture se dégage de cette scénographie. Le fonctionnaire, ventre apparent, vient d’être nommé à ce poste alors qu’il ne connaît rien au théâtre. Pire, le théâtre n’a aucune utilité à ses yeux. Il est étonné que le jeune auteur lui propose un texte de sa troupe Akademiat el dhahik où la tragédie Roméo et Juliette de William Shakespeare est adaptée en comédie. «Avez-vous demandé l’autorisation de M Shakespeare avant de reprendre son texte ?», demande-t-il au dramaturge.
Amour tragique
Il est étonné d’apprendre que le célèbre auteur anglais est mort. Le censeur entre dans le détail du texte et cherche des prétextes pour refuser le projet. Il demande à l’auteur de s’éloigner de cette histoire d’amour tragique et de proposer quelque chose de plus viril.
Le dramaturge propose alors d’adapter Hamlet, un prince qui venge la mort de son père. La pièce devient alors Hamlet et Juliette. «Je n’aime pas le rire», tranche le censeur. Il ne veut pas voir dans le texte des passages qui incitent à l’humour. «La situation grave» du pays ne le permet pas, selon lui.
Il propose d’ajouter le slogan Yahia el Watan (Vive la patrie) dans le texte. L’auteur donne le nom d’El Watan à un cheval, ce qui ne plaît pas au fonctionnaire. Le censeur, qui ne se donne aucune limite, ordonne d’introduire le personnage d’un policier qui aurait pour nom «Abou Sakr», une proposition du commissaire qui a lu le texte aussi.
«Mais la pièce remonte au XVIe siècle. A l’époque, la police n’existait pas», réplique le dramaturge. «Oui, un policier anglais d’origine arabe», insiste le représentant de l’Etat.
«Je ne veux rien voir !»
Le censeur ne veut pas voir de baisers sur scène ni de moments d’intimité, même suggérée, entre Hamlet et Juliette. «Rien, je ne veux rien voir !», ordonne-t-il sèchement. Le dramaturge va céder à chaque fois aux désidératas du censeur de peur d’avoir un refus pour son texte.
Sa troupe ne vit que du théâtre. «Nous n’avons pas de quoi vivre», dit-il en suppléant le censeur. «Vous dites que ceci doit faire rire les gens et ceci doit les faire pleurer, mais laissez les gens tranquilles», crie le fonctionnaire, toujours sûr de lui. Un censeur qui, au fil de la discussion, va curieusement prendre goût à l’expression théâtrale. «L’art rend moins dure la pierre. Dès que ce censeur bureaucrate a commencé à apprécier l’art, il est devenu plus souple dans ses jugements. Et petit à petit, il a aimé le théâtre participant même au travail artistique. L’artiste doit être patient et persévérant pour faire passer ses idées et défendre ses valeurs. Des valeurs humaines. Les artistes sont également des combattants dans leur domaine sur scène», a soutenu Samir Othman Al Bash, après le spectacle.
Pièce adaptée d’un texte japonais
Akademiat el dhahik est une adaptation de L’université du rire, un texte du dramaturge japonais Mitani Kôki écrit en 1995. Scénariste et réalisateur, Mitani Kôki a, à son actif, plusieurs films comme Welcome Back, Mr McDonald et The Magic Hour.
La pièce, d’essence contestataire, est riche en dialogues avec des répliques humoristiques et des expressions élaborées stigmatisant le système de la censure. Une censure qui choisit ce qui est bon et ce qui est mauvais pour la société. La pièce critique aussi l’attitude de certains artistes plus intéressés par l’apparence que par la profondeur de ce qu’ils sont censés véhiculer.
Les deux comédiens Karam Hanoun et Lojain Ismail ont déployé de gros efforts physiques jusqu’à la sueur en scène. Une vraie performance qui a donné de l’épaisseur à une pièce qui pousse le spectateur autant vers le stress que vers la colère. Le spectateur sympathise, sans le vouloir, avec le jeune dramaturge qui veut réaliser un rêve. Il ne déteste pas le censeur mais souhaite qu’il soit plus compréhensif.
Samir Othman Al Bash, qui est enseignant d’actorat à l’Institut supérieur des arts dramatiques de l’université de Damas, a eu recours aux masques du théâtre nô japonais pour suggérer le changement de caractère surtout qu’il a poussé le censeur à devenir lui-même acteur dans la pièce à laquelle il s’oppose. Finalement, tout est pliable dans la vie !
Malgré son caractère audacieux, Akademiat el dhahik a été autorisée en Syrie, présentée à Damas, Lattaquié et Homs, soutenue par le ministère de la Culture. «On nous a dit mais où est donc la censure puisque votre pièce a été présentée au public sans contrainte», a relevé Samir Othman Al Bash.