Hosni Kitouni . Chercheur en histoire : «Sans l’amour de la patrie la lutte n’aurait jamais pu être déclenchée»

31/10/2024 mis à jour: 07:48
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Dans cet entretien accordé en exclusivité à El Watan, Hosni Kitouni apporte des éclairages sur les multiples facettes de la révolution algérienne, en donnant des réponses approfondies sur les causes de son déclenchement, ainsi que sur ses répercussions sociales, économiques et politiques, tant pendant la lutte pour l’indépendance qu’au lendemain de celle-ci.

 

Propos recueillis par Yousra Salem

 

A la veille du déclenchement de la Guerre de libération, la population algérienne vivait dans la pauvreté extrême et l’exclusion. En outre, l’économie était aux mains des colons. Peut-on dire que ces facteurs ont favorisé l’acte du 1er Novembre ? 


Les facteurs économiques sont un terreau sur lequel poussent les luttes et le mécontentement, mais ils ne provoquent pas automatiquement la contestation, surtout à ce niveau d’organisation. On a pris la mauvaise habitude, par une sorte de fainéantise intellectuelle, d’attribuer à la base économique un déterminisme inconditionnel dans le mouvement de l’histoire. Un marxisme galvaudé en somme qui paralyse la pensée. Si on observe les mouvements insurrectionnels durant la longue nuit coloniale, on constate que l’économie joue un rôle secondaire dans leur déclenchement, même si en dernière analyse, elle lève le ferment de l’hostilité à l’égard de la colonisation.  Les causes profondes du 1er Novembre sont ailleurs. D’abord, elles sont perçues dans le rejet viscéral et permanent de la colonisation comme ordre raciste, injuste et insupportable imposé aux Algériens. 

Ce n’est pas par manque de pain, bien qu’ils en manquaient – qu’ils ont pris les armes, mais parce qu’ils étaient des «mahgourin», des racisés, des sous-humains dans une société qui faisait la part belle aux Européens. Que l’on ne s’y trompe pas, avant d’être une société de classe, la colonisation est une société de castes, comme au moyen-âge, il y a avait des serfs et des seigneurs. Cette image-là était certes moins visible en 1954, mais elle constitue néanmoins la matrice de la colonisation de peuplement. Les impôts iniques dits «arabes», qui pressuraient les Algériens n’ont été réformés qu’en 1918, et le scandaleux code de l’indigénat (1881) a été en partie aboli seulement en 1944, alors que les dépossessions de terres se poursuivaient encore dans les années 1940. Quant aux causes immédiates, il faut aller les chercher dans les dynamiques qui se sont conjuguées : crise des partis politiques nationalistes, échec de la voie électoraliste, émergence d’une génération de militants prêts à en découdre, contexte international plus favorable, maturation chez la paysannerie d’une volonté de redonner la parole aux armes, etc. En résumé, se sont trouvés conjugués un idéal révolutionnaire  et des conditions politiques favorables ! Mais au-delà des facteurs objectifs, il y a les femmes et hommes novembristes, des personnalités exceptionnelles qui ont eu le flair  révolutionnaire et la détermination, dont la nation avait besoin. A cet égard, le rôle joué par l’Organisation spéciale (OS) a été  absolument essentiel dans la formation de cette élite.


La répression sauvage et sanglante du 8 Mai 1945 a probablement poussé les Algériens à la révolte... 


La répression tétanise, elle provoque la terreur, la peur et le recul des luttes, elle ne peut donc en être la cause directe. Par contre, ce que 1945 a fait naitre chez les Algériens, c’est un profond sentiment d’indignation et de frustration qui vont nourrir un désir collectif d’en découdre avec l’ennemi. Le bain de sang provoqué par les Européens et les forces répressives a montré l’importance décisive de la violence comme médiateur de la société coloniale. «Ce qui a été pris par la force ne peut être rendu que par la violence», voilà ce que 1945 a enseigné aux militants. Une expérience supplémentaire qui est venue  invalider les illusions pacifistes des partis.


Comment analysez-vous les évènements précurseurs qui ont conduit à la décision de recourir à l’action armée, notamment après la crise qui a secoué le PPA-MTLD et la rupture entre Messali Hadj et le Comité central ? 


La crise au sommet a provoqué à la base un sentiment de désarroi. Pour les militants, le parti représentait leur bien le plus précieux et leur autodéfense contre la colonisation. Le rapport qu’ils avaient avec des leadeurs comme Messali Hadj  relève de la vénération, alors voir leur parti se fracturer et leurs chefs s’entredéchirer a dû être ressentie comme une trahison. Chez un nombre de militants, cela a joué comme un stimulant pour chercher une nouvelle voie dans la lutte pour l’indépendance. Cela est vrai notamment pour ceux de l’OS. Leur organisation a été dissoute. Livrés à eux-mêmes, pour la plupart recherchés et vivant dans la clandestinité, ils ont trouvé là l’occasion de chercher à unir le parti autour de la perspective d’action. C’est le sens du CRUA (Comité révolutionnaire d’unité et d’action le 23 mars 1954), dont l’échec à réunifier les frères ennemis va aboutir à la réunion des 22. La crise du parti a donc été féconde, puisqu’elle a en quelque sorte libéré les éléments dynamiques de l’entrave de la vieille et obsolète organisation partisane. 


A l’époque, certains militants du Mouvement national ont qualifié cette décision de passer à la lutte armée d’aventurisme. Quelle est votre réflexion à ce sujet ? 


Les hésitants et les douteux se manifestent toujours quand il s’agit de sortir des sentiers battus et d’engager la lutte sous des formes nouvelles. En général, cela vient d’une sorte de conservatisme des élites qui ont peur de perdre la main sur la base. Alors forcément, ils mettent en avant les avantages de l’ennemi et les faiblesses de leur camp. En outre, il ne faut pas oublier que la voie pacifiste arrangeait beaucoup de monde. Dans un contexte de répression terrible, prendre les armes contre la 5e puissance du monde, cela apparaissait comme une folie pure et simple. Il ne faut pas regarder le passé avec nos yeux d’aujourd’hui, mais se replacer dans le contexte d’alors pour prendre la mesure des défis. Il est donc tout à fait normal qu’il y ait eu des gens plus circonspects au vu du rapport de force d’alors. La décision des 22 s’apparente à un véritable coup de génie, – le génie des miracles – qui relève d’une autre dimension de la pensée, où se mêlent l’intuition révolutionnaire, la connaissance sensible du peuple et l’amour de la patrie, qualités  qui se retrouvent rarement réunis chez la même génération de militants. Les novembristes sont une magnifique génération qui appelle respect, considération et hommage.  


En quoi le déclenchement de la révolution a-t-il modifié la structure politique de la société algérienne de l’époque, notamment en ce qui concerne la relation entre les élites et les classes populaires ?


Le mérite des novembreurs réside dans leur foi inébranlable en la capacité du peuple algérien à mener une lutte armée. Ils étaient convaincus que le peuple était le véritable acteur de cette révolution et n’avaient d’autre choix que de s’en remettre à lui. La force du novembrisme tient à cette symbiose profonde qui s’est créée entre le peuple et les militants, une symbiose qui n’a cessé de se renforcer au fil du temps. Les jeunes citadins devenus maquisards ont su gagner la confiance de la population par leur sincérité et leur engagement. Cette révolution a donné naissance à des structures organisationnelles horizontales où dirigeants et dirigés partageaient les mêmes risques, les mêmes privations et les mêmes espoirs. Tous, sans distinction de rang, affrontaient la mort, participaient aux embuscades et vivaient dans les mêmes conditions rudimentaires. En zone II, par exemple, les grades existaient certes, mais ils n’étaient pas affichés d’une manière ostentatoire. Zighoud Youcef et Bentobal, comme tous leurs compagnons, se fondaient dans la masse. Le chef se distinguait non par des signes extérieurs, mais par son charisme et son exemple. C’est dans l’action, au cœur des combats, qu’il gagnait le respect et l’obéissance de ses hommes. Ensuite, la relation des maquisards à la population était remarquable. Le FLN, sans doute pas partout, cela est en tous les cas vrai pour la wilaya II, a développé diverses actions sociales pour venir en aide aux gens, surtout dans les régions isolées, santé, justice, enseignement… une véritable administration parallèle qui s’est développée préfigurant l’Etat national. Certes, l’usage de la force n’a pas manqué, il ne faut pas tomber dans l’idéalisation béate, mais sans le lien de solidarité que l’organisation a tissé avec la population, les maquisards n’auraient pas pu être comme un poisson dans l’eau. Un phénomène d’identification s’est produit, entre moudjahidines et population, qui a donné son caractère fondamental au novembrisme d’être une guerre de paysans en armes !   


 Comment la lutte armée a-t-elle impacté le tissu politique et économique de la société algérienne durant les premières années de la révolution ? 


Sans trop m’étendre, puisque des travaux nombreux existent sur le sujet, je veux souligner ici le bouleversement qui, à mes yeux, a profondément marqué les imaginaires, les mémoires et les paysages de notre pays. Il s’agit du déplacement des populations qui a touché plus de deux millions de paysans. La création des zones interdites dans les régions dangereuses pour l’armée française, suivie par l’incendie et la destruction de centaines de mechtas a fait disparaitre des lieux de vie, où se combinaient économie rurale, mode d’habitation, sociabilité, et finalement une composante du paysage culturel de l’Algérie. Cet arrachement de l’homme à son milieu, vécu par les Algériens durant la Première guerre d’Algérie (1830-1870), s’est répété entre 1954-1962. Deux millions de personnes entassées dans des camps de regroupement et livrées à la misère et au dénuement absolus. Sur l’homme et sur son milieu, les conséquences sont terribles ! Les déplacements de population ont désertifié des zones montagneuses qui n’ont plus jamais retrouvé leur richesse socio-écologique. Et ces déplacés n’ont plus jamais retrouvé leur milieu d’avant. Ils sont allés grossir les marges des villes et peser de tout le poids de leur misère sur la jeune économie nationale. Sur la culture, sur l’imaginaire du peuple algérien, pèsent de tout leur poids sanglant ses tragédies passées. Quand on observe aujourd’hui encore comment se dégage de nos paysages ruraux une impression de précarité, cela n’est pas sans lien avec la mémoire collective  des expériences passées, on a l’impression  que les gens se contentent de s’abriter plutôt que d’habiter, il leur manque la culture de la durée. 


A votre avis, en quoi la révolution algérienne a-t-elle ouvert la voie à de nouvelles formes de revendications politiques et sociales dans d’autres pays en lutte contre le colonialisme ? 


La révolution algérienne a été, dans le mouvement de décolonisation, la plus radicale et la plus populaire insurrection du XXe siècle. Il faut pour lui trouver un équivalent remonter à la révolution haïtienne (1791-1802) aussi appelée «Guerre d’indépendance haïtienne» ou «Guerre de Saint-Domingue», qui constitue la première révolte d’esclaves réussie du monde moderne. Ses figures mythiques tel Toussaint Louverture, la magnifique résistance manifestée par le peuple haïtien ont profondément marqué l’histoire de l’Amérique latine. La lutte de libération de l’Algérie représente un moment paradigmatique provoquant un bouleversement politique, intellectuel dans le monde colonial. En mobilisant les énergies substantielles du peuple, en n’étant inféodé à aucun camp idéologique et ni sous la férule d’aucune puissance étrangère, le novembrisme a montré une voie possible pour la libération des peuples. Son double caractère de lutte armée et d’entreprise diplomatique de grande ampleur a participé à l’aura de notre révolution dans le monde. L’enthousiasme intellectuel qu’elle a suscité chez les opprimés n’est pas sans lien avec le rôle éminent joué par des intellectuels comme Frantz Fanon ou plus modestement par M’hamed Yazid et d’autres. Aujourd’hui encore, les enjeux de la lutte anti-impérialiste ont suscité un regain d’intérêt pour Frantz Fanon et la guerre de Libération nationale algérienne. Dans divers champs de savoir, des études académiques sont consacrées à leur œuvre impérissable. Frantz Fanon est de nouveau considéré comme le penseur de la libération, en Amérique latine notamment, où il est étudié. Enfin, ne l’oublions pas, c’est avec l’indépendance de l’Algérie que les historiens datent la fin de l’Empire colonial français. Nous assistons aujourd’hui encore aux conséquences lointaines de ce séisme mondial. Soixante deux ans après la fin de la guerre, une autre guerre continue de travailler la société française, toujours malade de la perte de la perle de ses colonies. Voilà pourquoi tant de haine continue de nourrir le cœur des nostalgiques ! Reste la question importante, qu’avons-nous fait, nous Algériens, de ce magnifique patrimoine mémoriel ? La question est ouverte. 


Enfin, quelles leçons doit-on tirer aujourd’hui de cette révolution qui, malgré les multiples péripéties ayant marqué son parcours, a su atteindre ses objectifs ? 

Vous avez raison d’insister sur les leçons à tirer !  Chaque génération lit le passé selon son optique à partir des questions qu’elle pose sur son avenir. Il n’y a pas donc une seule leçon valable pour toutes les générations et de manière exclusive. Aujourd’hui, si nous devons nous tourner vers ce passé pour mieux éclairer notre avenir, je retiendrais deux valeurs à mon sens essentielles en ces temps difficiles : aimer sa patrie et respecter son peuple. Sans ces deux valeurs, la lutte de libération nationale n’aurait jamais pu être déclenchée.  Aimer ce peuple valeureux qui a subi les pires ignominies de l’histoire et qui a su relever la tête au moment voulu pour mettre à bas la 5e puissance du monde ; aimer son pays, pour ne pas le laisser être livré à la prébende et aux égoïsmes mesquins, telles sont les deux valeurs cardinales dont nous avons besoin aujourd’hui pour rendre justice à nos martyrs.  

 

 

 

Bio express
Après des études en économie politique, Hosni Kitouni a occupé le poste de chercheur associé à l’université d’Exeter, en Angleterre, de 2018 à 2021. Parmi ses contributions notables à la recherche et l’histoire, on compte La Kabylie orientale dans l’histoire (2013) ainsi que Le Désordre colonial (2018). Ses travaux de recherche se concentrent essentiellement sur l’histoire de la période 1830-1870, qu’il analyse sous l’angle des études décoloniales, offrant ainsi une perspective sur cette époque charnière.
 

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