Dans cet entretien, Hocine Sam, docteur en économie et maître de conférences (HDR) à l’Université Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou, estime que la décision d’augmenter la location touristique est une offensive aussi contre les transactions parallèles en devises. Pour le même chercheur, l’ouverture de bureaux de change évitera la fuite des capitaux à l’étranger, d’un côté, et le blanchiment d’argent, de l’autre. Le Dr Sam préconise également la prudence pour mieux anticiper le scénario de retournement de situation en cas de chute des recettes fiscales pétrolières pouvant entraîner, a-t-il précisé, le risque de la détérioration des réserves de change.
- L’Etat a décidé d’augmenter l’allocation touristique à 750 euros par an. Comment voyez-vous cette décision ?
Quelques semaines auparavant, l’Etat a modifié et complété, par le biais de la Banque d’Algérie, les dispositions du règlement n°16-02 du 13 Rajab 1437 correspondant au 21 avril 2016 fixant le seuil de déclaration d’importation et d’exportation de billets de banque et/ou d’instruments négociables libellés en monnaies étrangères librement convertibles, par les résidents et les non-résidents.
En effet, l’actuel règlement n°24-05 stipule que les voyageurs, résidents et non-résidents, sortant d’Algérie, sont autorisés à exporter un montant maximum en espèces égal à 7500 euros ou son équivalent dans une autre monnaie étrangère, au titre de chaque année civile. Et ce, sous réserve de la présentation d’un avis de débit bancaire pour tout prélèvement dépassant les seuils de déclaration définis par la réglementation en vigueur, effectué sur un compte devise ouvert en Algérie.
Cela étant, dans le but de limiter ou contrôler les montants de transfert de capitaux à l’étranger et surtout lutter avec fermeté contre les réseaux de trafic de convoyeurs opérant au niveau national et international. Pour l’allocation touristique, tout comme citoyen algérien, cette décision est tout de même une bonne nouvelle pour ceux qui effectuent au moins un voyage par an à l’étranger afin qu’ils puissent avoir un montant de la devise sans passer par le marché parallèle non réglementé, extrêmement coûteux et risqué.
La dominance de ce marché depuis des décennies est, faut-il le rappeler, liée, entre autres, à la demande incessante et croissante de la devise émanant des ménages (étudiants, touristes, malades…) et en, grande partie, des opérateurs économiques, ce qui porte à croire in fine qu’il s’agit bien d’un lieu de rencontre échappant à la transparence et à la fiscalité. Au fil des années, ce marché informel est devenu presque incontournable compte tenu d’une réglementation de change rigoureuse et restrictive.
- Ces derniers mois, le change de la devise a atteint des taux inédits dans le circuit parallèle.
L’augmentation de l’allocation touristique aura-t-elle une influence directe sur le marché informel ?
Une telle décision est une offensive contre les transactions parallèles en devises proprement dites et le commerce illégal ainsi que le blanchiment d’argent. Mais on attendra les modalités de son application dans les prochains jours ou mois pour mieux en juger. D’ailleurs, notre réflexion n’est construite que sur un regard croisé entre l’aspect monétaire (de change notamment) dans son cadre réglementaire et l’environnement économique et social dans ses réalités.
D’abord, il serait plus judicieux d’appliquer cette mesure avec un plus de prudence et de rationalité, afin d’éviter aux banques commerciales des situations indésirables, à savoir la course à la devise conduisant, par conséquent, vers «la ruée bancaire» auprès des guichets pour des «bons motifs» : voyage santé, études, stages ou formations… mais également pour des intentions spéculatives. La spéculation constitue, en effet, un problème sérieux et difficile à contrôler qui se nourrit de la volonté grandissante de s’acheter de la devise à un prix officiel pour la revendre sur le prix du marché «noir» à un prix élevé ou la sauvegarder comme monnaie «sûre».
Dès lors que le besoin en devise s’accroît, les banques risquent de tomber dans le piège de l’indisponibilité de fonds, ou ce qu’on peut appeler les risques du passif et amener naturellement les banquiers à la pratique des sélections adverses pénalisantes de bons clients. Par ailleurs, du côté de la demande, à quel prix les ménages peuvent-ils se procurer de la devise au niveau des guichets ? Autrement dit, combien de quantités en monnaie nationale faudrait-il compte tenu de la dévaluation et la dépréciation sur un marché flottant pour la satisfaction des besoins ?
Si l’on tient compte du motif légal de l’augmentation de l’allocation touristique et loin de penser aux intentions spéculatives en cas de renoncement à la consommation, un ménage, composé de trois ou quatre membres désirant effectuer un voyage à l’étranger aura besoin au minimum de 400 000 DA en plus d’un différentiel d’inflation, c’est-à-dire la différence entre les taux de la hausse de prix entre deux pays (l’Algérie et le reste du monde (RDM)). Le défi de l’heure, c’est la recherche des équilibres structurels.
- Comment peut-on anticiper le risque de la détérioration des réserves de change en cas de chute des recettes fiscales pétrolières ?
Je parle de prudence, car, à titre de rappel, c’est la Banque d’Algérie qui a le pouvoir exclusif de gestion de la réserve de change. Cela suppose qu’il serait mieux d’anticiper le scénario de retournement de situation : en cas de chute des recettes fiscales pétrolières pouvant être entraînée (comme on a l’habitude de voir) par la baisse de demande mondiale en hydrocarbures (pour des raisons multiples), on renouera très certainement avec les déficits de la finance publique et la détérioration des réserves de change.
Face à un tel scénario, quelle serait la réaction de la Banque d’Algérie ? Va-t-elle maintenir une telle mesure en cas de baisse de réserves en devise ? Techniquement parlant, je ne le pense pas. Si une telle décision est politique, c’est un signal positif ou message se voulant à la fois une réponse directe à la demande du citoyen et de l’optimisme (perspective).
Des experts dans le commerce extérieur, les économistes et les chercheurs… devaient être un impératif pour mettre objectivement en lumière une ligne de conduite sur laquelle on assoit les bons leviers de mise en application (à court terme) et d’anticipation aux risques futurs (à moyen et à long terme), le but étant de débattre aussi, avec transparence et efficacité, la faisabilité d’une telle mesure eu égard à la dépendance «durable» de l’économie algérienne aux ressources en hydrocarbures, donc aux revenus en devises peu diversifiés permettant à la Banque d’Algérie de réguler «tranquillement» ses réserves de change.
- Et sur la dévaluation de la monnaie nationale, pouvez-vous nous en parler un peu ?
La dévaluation est d’abord un instrument de la politique monétaire qui, en période de déséquilibres macroéconomiques conjoncturels, permet de revenir sur les équilibres conjoncturels et par conséquent à la relance économique en s’appuyant sur la compétitivité et l’exportation de biens et services (hors hydrocarbures). C’est une décision gouvernementale qui repose essentiellement sur la diminution de la parité entre la monnaie nationale par rapport aux monnaies étrangères en entraînant l’accroissement de l’offre extérieure (car elle devient moins coûteuse).
A mon avis, la dévaluation de la monnaie n’est pas une fatalité en soi, elle fait partie des politiques de change qui vient en réponse aux objectifs de stabiliser ou protéger la monnaie nationale et réduire, un tant soit peu, les déficits commerciaux en tentant d’égaliser les prix de biens locaux à ceux de l’étranger. Actuellement, le taux de change déterminé par l’offre et la demande ne peut être «optimal» que par l’intervention des autorités monétaires qui le réajustent en fonction de la conjoncture internationale et les déséquilibres internes.
Mais dans le cas de notre économie, l’appareil productif est encore paralysé de ses mécanismes internes, parfois latents, il peine à produire des biens et services exportables et compétitifs de façon stable et pérenne, le recours à la dévaluation causera d’autres dérapages à la monnaie nationale en raison de l’inflation (causée par la forte demande de dinars) et l’alourdissement des importations des matières premières émanant des entreprises exportatrices.
Ce dernier point est important à expliquer. Les entreprises exportatrices se heurtent à un double problème : le premier est celui de la recherche de la devise sur le marché officiel (excessivement réglementé), le second (lié au premier) est celui de la dépendance à la matière première, ces entreprises sont amenées systématiquement à la demande d’ouverture des crédits à l’importation afin de se procurer de la devise (elles accèdent seulement à la partie autorisée) en complétant le reste (de la devise) sur le marché financier informel ; au fil du temps, les écarts de valeur causeront des pertes de valeur et précipiteront leur disparition.
- L’ouverture des bureaux de change garantira-t-elle la stabilité du marché de la devise en Algérie ?
Les bureaux de change, dont les modalités de fonctionnement sont, d’ores et déjà, mises en place, en vertu de l’article 91 de la loi n°23-09 du 21 juin 2023, portant loi monétaire et bancaire, resteront néanmoins contrôlés par la Banque d’Algérie, c’est-à-dire suivis d’une réglementation stricte et rigoureuse pour éviter la fuite des capitaux à l’étranger, d’un côté, et le blanchiment d’argent, de l’autre. Nonobstant l’autorisation obtenue par les banques et établissements financiers de vendre la devise de la Banque d’Algérie, l’accès ne serait pas totalement ouvert à tous, ce qui signifie que la convertibilité totale du dinar algérien est un autre sujet de débat nécessitant de profondes réflexions d’avenir.
Je veux dire aussi que la stabilité de ce marché passe par un véritable redémarrage de la sphère réelle : repenser les modes d’organisation, de fonctionnement et de gouvernance des secteurs productifs pour aller vers une économie génératrice de richesse réelle, une économie plus compétitive et une économie de savoir et d’innovation. La réunion de ces trois économies conduirait les acteurs, les opérateurs et les responsables sur le terrain à s’appliquer et à relever les défis.
Le marché de la devise ne peut être stable qu’à travers la mise en route de la machine économique où l’on peut appréhender l’apport de chacun des agents économiques à l’économie. Quel apport de la fiscalité ? Quel apport de la finance ? Quel apport de l’appareil de production (entreprises) ? Ce n’est qu’une fois que les agrégats économiques se mettent en exécution que la lecture des comptes soit possible en vue de situer, en effet, les bons et les mauvais signaux.
Si les entreprises ne contribuent pas à la richesse du pays, les décideurs se devraient d’arrêter de les maintenir en vie, car c’est l’argent public qui alourdit les dépenses publiques. Loin des émotions et du cadre social que l’Etat voulait préserver, il est temps de passer à la restructuration pour asseoir une véritable stratégie de la production locale de qualité qui s’acheminera vers les marchés tant nationaux qu internationaux. Cela relève de la volonté politique.
- Vous dites qu’une restructuration visant à asseoir une véritable stratégie de production locale de qualité est inéluctable pour une économie plus compétitive. Que préconisez-vous pour aller vers un véritable modèle de croissance économique efficace et durable ?
Sans revenir au sujet de diversification de l’économie, si l’on veut aller vers une phase de croissance interne sans tenir compte de l’évolution des cours des hydrocarbures auxquels se sont appuyés les modèles économiques archaïques et en déphasage avec les exigences de l’heure, on peut proposer deux réflexions économiques convergeant vers un modèle de croissance vraisemblablement durable et efficace pour l’avenir économique du pays : primo, il est utile de poursuivre, avec rationalité et intelligence, le processus de transition énergétique (déjà entamé), qui est censé réduire substantiellement la dépendance aux énergies fossiles (pétrole et gaz) et profitable au développement économique et écologique du pays.
Secundo, revoir les modes de gouvernance du secteur de l’agriculture. Pour cela, il suffit de se poser la question de savoir combien de quantités en devises à débourser à l’importation en termes de matières premières et/ou de biens et services pour mieux appréhender l’utilité de ce secteur dans la garantie de la sécurité alimentaire et le retour graduel à l’équilibre de la balance de paiement, soit deux indicateurs pouvant provoquer l’appréciation de la monnaie nationale.
Bio express
Né en 1984 à Tizi Ouzou, Hocine Sam est actuellement enseignant chercheur (maître de conférences, classe A) à la faculté des sciences économiques, commerciales et des sciences de gestion de l’Université Mouloud Mammeri (UMMTO). Après un magistère en monnaie, finance, banque, il décroche aussi, en 2019, un doctorat d’Etat en économie. Il est spécialisé, notamment, dans les questions monétaires et financières. Le Dr Sam a obtenu, en 2022, son habilitation à diriger des recherches (HDR). Il a également assuré des postes de responsabilité au sein de la même faculté, en occupant, entre autres, le poste de chef du département des sciences de gestion, sciences financières et comptabilité, en 2016 et 2017.