L’historien et chercheur algérien Fouad Soufi estime que «le 1er Novembre est le marqueur fondamental de l’Algérie». «C’est cette date qui nous distingue de notre environnement géographique et culturel. C’est cette date qui fait ce que nous sommes.
Sans le 1er Novembre, notre destin aurait été différent», souligne-t-il. Tout en relatant quelques exemples de faits historiques méconnus, ce chercheur associé au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc) d’Oran s’exprime également sur «le contentieux mémoriel entre l’Algérie et la France». Cet ancien sous-directeur à la direction générale des Archives nationales d’Algérie évoque enfin la question des fonds d’archives produits en Algérie durant la période coloniale et qui furent envoyés en France à partir de 1961.
Entretien réalisé par Cherif Lahdiri
L'histoire joue un rôle crucial dans le développement d'une nation en fournissant un cadre permettant de forger l’identité, les valeurs et de transmettre des leçons du passé. Quel regard portez-vous en tant qu'historien sur le 1er Novembre 1954 et plus généralement quels enseignements tirez-vous de la lutte pour la décolonisation de l'Algérie entre 1830 et 1962 ?
Permettez-moi de laisser là cette question de la place de l’histoire dans ce que vous nommez «le développement d’une nation». L’histoire a-t-elle vraiment pour objet de forger l’identité, du moins dans le sens que nous donnons chez nous à ce mot ?
Quel regard peut-on porter sur un événement aussi capital de notre histoire contemporaine ? Permettez-moi de commencer par une anecdote. En 2012, à l’occasion du 50e anniversaire de l’indépendance, il y a eu un de ces mauvais débats comme nous en avons le secret : pourquoi les Français ont plus et mieux commémoré le 5 Juillet 1962 ? La réponse était et reste simple. Nous commémorons d’abord et surtout le déclenchement, le 1er Novembre. «La lutte sera longue et l’issue est certaine», était-il écrit dans la Proclamation de Novembre. Le 1er Novembre est le marqueur fondamental de notre pays. C’est cette date qui nous distingue de notre environnement géographique et culturel. C’est cette date qui fait ce que nous sommes. Sans le 1er Novembre, notre destin aurait été différent. C’est peut-être là le principal enseignement. Le choix de la lutte armée, tout en proposant à l’Etat français une voie pour la négociation, est bien de mettre fin au système colonial, tout en rejetant les tentatives néocoloniales imposées à d’autres pays.
En Algérie, il n’y a pas suffisamment de livres d’histoire sur la lutte pour le recouvrement de l’indépendance, dont le 1er Novembre 1954. Y a-t-il des faits historiques inédits ou des aspects inexplorés autour de cet événement majeur que vous voudriez relater ?
Il y a deux questions en une, même si elles sont liées. La première porte sur la circulation de l’information historique et la seconde sur l’état de la connaissance de notre histoire chez nous, bien sûr.
Il est vrai que par rapport à ce qui se publie en France, nous sommes plutôt loin du compte. Mouloud Hamrouche avait déclaré, il y a quelque temps déjà, que l’on dit que «c’est le vainqueur qui écrit l’histoire, et dans notre cas, c’est le contraire». Non seulement il se publie plus de livres en France, mais il y a plus de rencontres scientifiques (journées d’étude, séminaires, colloques) suivies de publication des actes, mais cette circulation de l’information est soutenue aussi par des revues d’histoire académiques ou parfois sur des sujets très pointus. Est-ce le cas chez nous ? En fait, il y a chez nous quelques problèmes bureaucratiques qui font que certaines institutions de l’Etat ne peuvent pas vendre les ouvrages qu’elles éditent. Par contre, elles les distribuent gratuitement à leurs visiteurs.
Comment comprendre pourquoi il se publie plus de livres d’histoire sur notre pays en France que chez nous ? Il est vrai que cela participe d’une longue tradition en Europe de publication quasi systématique des thèses. Il serait très certainement utile que le MESRS et l’OPU favorisent l’édition des thèses d’histoire et des autres sciences sociales et humaines.
Mais il est vrai aussi qu’il y a un problème d’accès aux archives chez nous. Il faut être clair : chez nous, les archives relatives à cette période ne sont toujours pas accessibles en dépit des dispositions de la loi de 1988 relative aux Archives nationales. Il suffit donc d’appliquer la loi. Par contre, il est tout de même paradoxal et même étonnant que pour travailler sur la Guerre de Libération nationale, nos historiens soient obligés d’aller en France et donc écrire notre histoire à partir des archives françaises.
Il est bien évident qu’il y a des faits historiques méconnus. Les exemples ne manquent hélas pas. Il suffit pourtant de se poser quelques questions. Ainsi, on peut se demander pourquoi Ali Cherif Cheriet a été guillotiné en janvier 1958 à Oran ? La même question peut être posée au sujet de l’exécution de Hamida Zabana le 19 juin 1956. Je rappelle que Ramdane Benabdelmalek est mort au combat le 4 novembre 1954 avec certains de ses camarades.
Grâce à un moudjahid, je me suis permis d’évoquer, dans votre journal d’ailleurs, mais pas que, l’action d’une cellule FLN d’Oran contre le vol d’Air France Oran-Paris en décembre 1957. Pour beaucoup, même moi, au début, c’était même incroyable. Et pourtant, cet exploit a bien eu lieu. Mais il n’y a eu que deux morts, celui qui a placé la bombe et un autre militant qui avait rejoint le maquis.
Ce n’était donc pas spectaculaire ! Ce n’est là qu’un exemple, mais il y en a d’autres, beaucoup d’autres. Mais vous avez raison, il reste, 70 ans après, beaucoup à faire.
Il n’en demeure pas moins que le problème de fond est et reste celui de l’ouverture des archives. L’histoire s’écrit avec les archives, quels que soient leur nature juridique, leurs supports, leurs dates, etc. Ces sources sont complétées, sinon remplacées par les souvenirs des acteurs de chez nous et même ceux d’ailleurs. Il faut dire que la presse écrite, la radio et la télévision jouent un grand rôle. Ne faudrait-il pas également rendre accessibles tous les travaux d’enregistrement des mémoires des acteurs de la Guerre de Libération nationale que la Télévision et de la Radio nationales ont réalisés ?
Quels sont les principaux acteurs qui nous ont laissé leur témoignage ? Mohamed Boudiaf dans un article paru en 1976. Krim Belkacem a livré son témoignage d’abord dans un article méconnu, puis il a été interviewé par Yves Courrière. Ahmed Ben Bella dans l’interview à Al Jazeera ? Et les autres ? Le cinéaste Djelloul Haya nous avait donné en son temps une série télévisée intitulée Aux sources de Novembre en 1990, suivie d’un livre publié en 2013 avec Omar Mokhtar Chaâlal. Mohamed Lemkami nous a légué un beau livre de ses souvenirs avec des passages précis sur la nuit du 31 octobre au 1er novembre.
Paris et Alger ont récemment amorcé un processus sur la mémoire liée à la période de la colonisation française de l’Algérie. Que doit faire la France pour apaiser le contentieux mémoriel entre les deux pays ?
Je ne sais pas trop à quel niveau nous en sommes dans ce processus. Je crois deviner que tout est calme. Il y a effectivement un contentieux mémoriel entre nos deux pays et il ne pouvait en être autrement eu égard à ce passé commun (comment le qualifier ?). Pour apaiser ou tout le moins dépassionner ce contentieux, il faut être deux. La France actuelle reconnaîtra-t-elle les méfaits de la colonisation ? Et parmi ces méfaits, admettra-t-elle ceux nés de sa politique de déculturation et de pillage des biens culturels ? Il y faudrait reprendre le débat sur ce sujet.
Ce qui m’intéresse en premier lieu, c’est la question des archives, que je considère comme centrale. L’histoire des contentieux archivistiques dans le monde et surtout celle qui a opposé le France aux autres pays européens nous enseignent sur l’état du rapport de force dans des relations internationales. J’en veux pour preuve deux exemples. En 1941, profitant de la situation de la France, l’Espagne a récupéré des tonnes d’archives que Napoléon Bonaparte avait prises lors de sa campagne contre l’Espagne en 1809. Il en sera de même à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la France reprendra à l’Italie des fonds d’archives qu’elle réclamait depuis 80 ans !
L’Algérie a récupéré plus de 2 250 000 documents datant de l’époque coloniale française. Elle exige de la France qu'elle lui restitue la totalité des archives la concernant. Qu’en pensez-vous ?
Je laisse à M. Zeghidi la responsabilité de ses propos. Il devrait préciser tout de même qu’il s’agit de documents numérisés et même souvent numérisables. Dans ces conditions, une série de questions surgit naturellement : qui numérise quoi ? Qui décide de numériser quoi ? Et aux frais de qui ?
Peut-on parler alors de récupération puisque l’Algérie a toujours exigé le retour des originaux. Je précise que contrairement à votre question, il ne s’agit pas d’archives nous concernant, puisqu’il y a des fonds d’archives relatifs à l’Algérie, mais qui ont été produits en France par l’administration française.
Il ne faut pas oublier les documents d’archives pris sur les corps des responsables de l’ALN morts au champ d’honneur, ceux découverts et pris lors des arrestations, etc. Il y a fort à faire.
Donc, notre intérêt se porte bien sur les fonds d’archives produits en Algérie durant la période coloniale et qui furent envoyés en France à partir de 1961 sous le prétexte de les microfilmer, mais, paraît-il, aussi pour éviter leur destruction par l’OAS. A ce sujet, qui engage la direction générale des Archives nationales et non la Commission, je préfère, en toute sincérité, laisser la parole aux responsables actuels.