Féminicides et détention provisoire abusive de deux entraves majeures au respect des droits humains en Algérie

30/03/2022 mis à jour: 00:54
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Hassina Oussedik Directrice d’Amnesty International Algérie / Photo : D. R.

Amnesty international vient de publier son rapport annuel portant sur l’année 2021. Le constat est sombre, la plupart des violations sont liées à l’impact dévastateur de la crise sanitaire sur les droits humains et aux effets de conflits armées qui ont accru les discriminations et les inégalités dans le monde.

Le rapport souligne que les promesses de redressement équitable post-Covid n’ont pas été tenues et regrette l’échec monumental de la communauté international face aux crises et aux nouvelles attaques contre les systèmes de protection des droits humains, y compris ceux des femmes.

La sortie du rapport coïncide en Algérie avec le mois de mars, un mois qui a une importance toute particulière, le 19 est jour de la fête de la Victoire, un moment fort gravé dans la mémoire collective des Algériennes et Algériens. Cette date nous ramène directement à l’image des héroïnes et des héros qui se sont battus pour faire valoir la dignité, l’égalité et la liberté. Si des batailles ont été gagnées depuis, il reste encore d’autres à conquérir. 

Cette année, l’Algérie célèbre ce 60e anniversaire de la fête de la Victoire alors que des femmes sont assassinées parce qu’elles sont femmes et des personnes sont en détention provisoire depuis plusieurs mois dans l’attente de leur procès. 

Féminicides : l’indifférence coupable

« Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne.»
Article III de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

La violence dans toutes ses formes et notamment les féminicides, assassinats de femmes au simple motif qu’elles sont des femmes, sont des violations des droits humains : au droit à l’intégrité physique et à la vie, de ne pas subir de violence et le droit de ne pas être torturé, parce que souvent, avant d’être tuées, elles sont torturées. L’inhumanité du drame est dans l’indifférence de la société et l’inaction des autorités qui, de fait, par le silence, nous sommes tous responsables et potentiellement coupables.

En 2021, la police a recensé 6930 cas de violences en Algérie, le site Féminicides-Dz  a enregistré 55 féminicides. En l’absence de statistiques officielles, nous ne pouvons quantifier réellement le nombre de féminicides, le chiffre enregistré par les efforts des associations ne peut que nous donner une idée en deçà de la réalité, vu que nombre de cas ne sont pas déclarés. Derrière le chiffre, il y a des vies perdues, ce sont des filles, des sœurs, des amies, des mères tuées, laissant parfois des enfants et quand bien même ces enfants peuvent être témoins des scènes de crimes. 

Tel est le cas des cinq enfants de Warda Hafadh, ils ont assisté à l’assassinat de leur maman de 45 ans tuée par son mari le 24 janvier 2021, il l’avait rouée de coups avant de la poignarder avec plusieurs coups de couteau. 
Généralement, les cas de féminicide sont le résultat de violences répétitives. Nombre des assassinats surviennent souvent de la part de l’entourage qui connaissait déjà sa victime et lui faisait subir différentes formes de violence avant d’arriver au drame. Les violences invisibles et multiformes, y compris les violences économiques, peuvent conduire aux féminicides.

Ne pas donner échos à ces crimes qui se déroulent dans un silence terrifiant, continuer dans la tolérance extrême des féminicides, la banalisation et la normalisation des violences à l’égard des femmes, c’est permettre à ce scandale de perdurer en toute impunité.

C’est pourquoi, les autorités doivent reconnaître publiquement l’ampleur de ce fléau et mettre en place un plan d’action national pour lutter de manière efficace contre toutes les violences à l’encontre des femmes. 
Ce plan doit comprendre des mesures pour accompagner les familles des victimes qui souffrent de traumatisme et mener des enquête jusqu’au bout afin de rendre justice aux disparues.

Il doit également prévoir des campagnes nationales de sensibilisation pour faire comprendre que ces violences ne sont ni naturelles ni inévitables. Ces violences persistent car la société le permet, d’où l’importance de la lutte pour l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, intrinsèquement liée à la lutte contre toutes les violences à l’encontre des femmes

L’intolérable recours abusif à la détention provisoire 

Article 123 : « La détention provisoire est une mesure exceptionnelle.»
Code de procédure pénale de la république démocratique algérienne.

La règle dans le texte est claire mais contre toute force obligatoire d’exécution, la règle exceptionnelle, par excès de pratique complètement démesurée, est devenue mauvaise coutume en Algérie. 

«Toute personne placée en détention dans l’attente de son jugement a droit à ce que la procédure dont elle fait l’objet soit menée avec une rapidité particulière et dans les meilleurs délais. Si elle n’est pas traduite en justice dans un délai raisonnable, elle a le droit d’être remise en liberté en attendant l’ouverture de son procès.» L’un des principes fondamentaux du droit à un procès équitable est le droit de toute personne inculpée d’être présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie à l’issue d’un procès équitable. 

La détention provisoire doit être considérée comme dernier recours, selon les règles minima des Nations unies  pour l’élaboration de mesures non privatives de liberté. Le droit algérien ainsi que le droit international exigent que le recours à la détention provisoire constitue l’exception plutôt que la règle.

Or, des centaines de personnes sont emprisonnées pour avoir exercé pacifiquement leurs droits de manifester et d’expression. Le recours à la détention provisoire afin d’étouffer toute opinion dissidente constitue une violation des libertés fondamentales incontournables pour le respect d’un Etat de droit et pour l’épanouissement de chaque individu. 

Nombre d’entre elles et d’entre eux sont depuis des mois, ou même pour certains depuis plus d’une année, en détention provisoire sans procès programmés ni demande de liberté provisoire acceptée. 

Cette discordance entre texte et réalité est inadmissible car la détention provisoire constitue non pas une sanction, mais une mesure préventive. La légalité et la nécessité du maintien en détention doivent être régulièrement examinées pour chaque cas individuel. Une détention longue et non justifiée, sans que les conditions de l’exception soient remplies, devient source de violation des droits fondamentaux. 

Autrement dit, la détention provisoire est une atteinte aux droits de la défense, au principe de présomption d’innocence et enfin à la liberté de la personne. 

C’est dans cette situation que sont de nombreuses personnes «présumées innocentes», privées de libertés et croupissent depuis des mois dans les prisons algériennes sans procès programmé. Confrontées brutalement à vivre dans des conditions particulières, passant une majeure partie de la journée dans leur cellule, ne sortant que pour la promenade quotidienne, sans grande possibilité d’occupations, sans l’affection de leurs proches dès lors que les contacts avec le monde extérieur sont sensiblement réduits (surveillance des visites et l’accès au téléphone limité). 

Parmi elles Elhadi Laassouli, un agriculteur, père de famille, engagé, militant d’un collectif citoyen, activiste du hirak et membre du CNLD. Réputé pour son humanisme, El hadi dit Habibo passait son temps entre cultiver sa terre et aider les personnes démunies de la société. Il avait consacré gracieusement son temps et son argent pour servir les pauvres et venir en aide aux familles des détenus, surtout lors de la crise sanitaire du Covid 19. Le 21 juin 2021, Elhadi est arrêté et placé quelques jours après en détention provisoire. 

Il est aujourd’hui à 9 mois de détention provisoire. De sa prison il a dit à ses avocats : « Je ne comprends pas pourquoi je suis là ? Dites-leur je suis un humaniste, je ne suis pas un terroriste.» Pour ses avocats, ce que les autorités lui reprochent, c’est son soutien pour les détenus et leurs familles. Il s’agit, selon eux, d’un cas de «Délit de solidarité».  

Elhadi n’est qu’un exemple.

Il n’est malheureusement pas seul à subir une exclusion de la vie sociale qui a un impact fort sur sa vie familiale et sociale. Il n’est pas seul non plus dans ses souffrances parce que ses proches souffrent autant que lui. Certaines familles se trouvent privées de revenus et souvent les conséquences de telles détentions sont irréversibles pour eux. 

Nous devons surtout prendre conscience qu’une injustice faite à un seul est une menace pour tous. N’importe quel autre citoyen ou citoyenne pourrait se retrouver privé de liberté sans procès et sans jugement, privé de liberté sans preuves palpables. 

Depuis plusieurs décennies, de nombreuses voix s’élèvent partout dans le monde, y compris en Algérie, pour réduire le recours abusif de la détention provisoire. Cette mesure ne devrait être réservée qu’à des menaces réelles, sérieuses et imminentes à la sécurité des victimes, des témoins ou de la société. Ce qui réduirait le taux de la population carcérale, améliorer les conditions de détention des prévenus et des conditions de travail du personnel pénitentiaire. 

Le principe devrait être que toute personne présumée innocente puisse rester en liberté en attendant son procès. 

Nous appelons à une réforme en profondeur de la législation et de la pratique des acteurs judiciaires pour une meilleure protection des droits humains afin que les valeurs de la dignité humaine, l’égalité et la liberté soient le socle de la société algérienne. 

Par Hassina Oussedik
Directrice d’Amnesty International Algérie

- Code de procédure pénale de la République Démocratique Algérienne. «La détention provisoire est une mesure exceptionnelle.» Elle ne peut être ordonnée en application du même article que dans quatre cas limitatifs : 
    1- Lorsque l’inculpé ne possède pas de domicile fixe ou ne présente pas de garanties suffisantes de représentation  devant la  justice ou que les faits sont extrêmement graves.  Je ne vois que trois cas :
2- Lorsque la détention provisoire est l’unique moyen de conserver les  preuves ou  les  indices  matériels ou  d’empêcher,  soit  une pression sur les témoins ou les victimes, soit une concertation entre inculpés et complices, risquant d’entraver la manifestation de la vérité. 
3- Lorsqu’elle est nécessaire pour protéger l’inculpé, mettre fin à l’infraction ou prévenir son renouvellement. 
4- Lorsque l’inculpé se soustrait volontairement aux obligations découlant des mesures de contrôle judiciaire prescrit.
5 - Amnesty international : Pour des procès équitables : chapitre 7; Le droit de tout détenu d’être jugé dans un délai raisonnable ou, à défaut, d’être libéré. 
 - Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement (Résolution 43/173 de l’Assemblée générale, annexe, adoptée le 9 décembre 1988).

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