Excentriques ou extrémistes ? : Les énigmatiques «Citoyens du Reich»

30/11/2023 mis à jour: 07:58
AFP
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Peter Fitzek, le chef autoproclamé du «Royaume d’Allemagne» posat avec la constitution du royaume

Dans la banlieue de la ville allemande de Wittenberg, dans l’est du pays, un portail de tôle ondulée peint de feuilles vertes accueille les visiteurs du Königreich Deutschland, le Royaume d’Allemagne. Ceux qui le franchissent pour rejoindre un groupe de bâtiments banals de l’autre côté font leur entrée dans «un autre pays», avec son propre drapeau, ses propres lois, sa propre monnaie et ses propres cartes d’identité. 

Le Royaume d’Allemagne» a été fondé en 2012 par Peter Fitzek, un ancien professeur de karaté, qui s›est autoproclamé roi au cours d›une cérémonie de couronnement où ne manquaient ni la couronne ni le sceptre. Le souverain Peter, et ses sujets, appartiennent au mouvement appelé les «Citoyens du Reich» («Reichsbürger»), une mouvance hétéroclite qui inclut des extrémistes de droite et complotistes, née dans les années 1980. Ils ont en commun de rejeter la légitimité de la République fédérale d’Allemagne. Longtemps vus comme des originaux plutôt inoffensifs, ils se sont radicalisés au fil des années et inquiètent de plus en plus les autorités. M. Fitzek, 58 ans, s’était présenté aux élections pour devenir maire et entrer au parlement national, le Bundestag, mais sans succès.

Alors il a décidé de fonder son propre Etat, afin de contrer la «manipulation de masse» sévissant à ses yeux dans la société allemande. Ses terres se sont depuis étendues à plusieurs sites à travers l›Allemagne et compte plus de 5000 citoyens autoproclamés. Il s’agit généralement de personnes ayant un «esprit pionnier» qui «veulent apporter un changement positif dans ce monde», déclare M. Fitzek lors d’une rencontre avec l’AFP. «Nous sommes ouverts à tous ceux qui ont le cœur à la bonne place», dit-il, assis sur un canapé couleur saumon dans le coin d’un bureau terne.
 

Tabac, alcool et viande bannis

A Wittenberg, berceau de son royaume, se trouvent plusieurs bâtiments administratifs, un atelier de menuiserie, une boutique de souvenirs et une cantine qui ne sert que des plats végétaliens. Le site rassemble à une communauté d’une trentaine de personnes. Venus de la région de Munich, Laina, 47 ans, et Roland, 50 ans, qui n’ont pas voulu révéler leurs noms de famille, s’y sont installés il y a un an avec leurs trois enfants âgés de 6, 9 et 12 ans. «Nous étions déjà assez mécontents de notre situation», explique Roland, autrefois cadre dans une chaîne de téléachat, sans plus de détails. «Et puis la pandémie est arrivée, avec toutes les mesures restrictives, et nous avons ressenti un réel malaise.» Pour Laina, graphiste, il s’agissait surtout de trouver un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Leurs enfants ne vont pas à l’école, ce qui est illégal. Ils apprendront à leur rythme, sans «être enfermés quelque part où on leur dit : vous devez apprendre ça maintenant», estime leur mère.
 

«Déstabiliser» l’Etat

Selon le renseignement intérieur allemand, le mouvement des Citoyens du Reich comptait environ 23 000 membres en 2022, contre 21 000 en 2021. Le nombre de ceux considérés comme potentiellement violents a aussi augmenté, passant de 2100 à 2300. Les forces de l’ordre multiplient les opérations contre des groupuscules de cette mouvance, suspectés de s’en prendre aux institutions démocratiques. Des perquisitions ont ainsi eu lieu mercredi dans cinq régions, y compris dans le «Royaume d’Allemagne» de Wittenberg, selon les autorités. Ces dernières soupçonnent huit personnes d’avoir fondé et exploité une compagnie d’assurance-maladie et d’avoir opéré des transactions bancaires, sans avoir les autorisations nécessaires. L’affaire la plus spectaculaire liée aux «Citoyens du Reich» a éclaté en décembre 2022. 
 

Les autorités ont alors démantelé un groupuscule armé qui s’était fixé l’objectif de renverser les institutions démocratiques du pays. Parmi eux figuraient un prince, Henri XIII, d’anciens soldats d’élite et une ex-députée d’extrême droite. Un autre groupe a fait les gros titres pour avoir planifié l’enlèvement du ministre de la Santé, Karl Lauterbach, afin de protester contre les restrictions mises en place au moment de la pandémie. M. Fitzek lui-même a connu plusieurs démêlés avec la justice, notamment une peine de prison pour des transactions d’assurance illégales.

Plus récemment, il a été condamné à une peine de huit mois de prison pour agression, mais a fait appel et reste donc libre jusqu’à la décision finale.
 

Réel danger

Selon Jochen Hollmann, chef de l’agence de renseignement intérieur de l’Etat de Saxe-Anhalt, les Citoyens du Reich représentent un «réel danger». Certains ont déjà recouru à la violence et avec l’expansion du mouvement, «il y a toujours un risque que (...) d’autres se sentent appelés à agir contre l’ordre public», déclare-t-il à l’AFP. Beaucoup d’Allemands s’inquiètent de la montée en puissance du mouvement.
 

Dans le village de Halsbrücke, près de Dresde, des habitants ont formé une association pour s’opposer au projet de construction d’une ferme biologique par le «royaume» de M. Fitzek, en obtenant des autorités qu’elles imposent un droit de refus. «Tout cela semble assez inoffensif à première vue», déclare Jana Pinka, 60 ans, ingénieure et conseillère municipale.  
 

Mais «nous voyons à la fois ce rejet de l’Etat, y compris des frontières de l’Allemagne, et le fait que les gens cherchent à se rapprocher des groupes populistes de droite. Cela nous effraie un peu», dit-elle.
 

Marginalisés

Selon M. Hollmann, seuls 8% des Citoyens du Reich de Saxe-Anhalt sont stricto sensu classés dans le camp de l’extrême droite. Ils ont en commun d’être issus de milieux socialement défavorisés, en particulier dans l’ancienne Allemagne de l’Est communiste. «Les gens recherchent un leader fort, ce dont nous avons malheureusement déjà fait l’expérience en Allemagne», met en garde Mme Pinka.
 

A Wittenberg, Peter Fitzek montre avec fierté aux visiteurs les systèmes de chauffage respectueux de l’environnement dans les bâtiments de son royaume ou la presse à pièces pour fabriquer, dit-il, ses «nouveaux marks allemands». Il rêve que son projet prenne une telle ampleur que «l’ancien ordre (...) se dissolve tout simplement de manière pacifique». «Et nous ne regretterions pas du tout cette perte, car nous aurions un ordre bien meilleur», dit-il avec un sourire déterminé.

 

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