Une évolution paradoxale : «augmentation du nombre de travailleurs dans le secteur privé et faiblesse, voire inexistence du syndicat». Ce constat est établi par des chercheurs, en l’occurrence le sociologue Nacer Djabi, le chercheur en sociologie Samir Larabi et le consultant Abdelkrim Boudra.
Dans leur étude sous le thème «Algérie : le mouvement syndical dans le secteur privé», présentée hier au siège de l’ONG allemande Friedrich Ebert, à Alger, ils soulignent, en effet, l’inexistence de structures syndicales dans le secteur privé qui emploie plus de travailleurs dans le pays, notamment depuis le début des années 1990 et 2000.
«Nous avons découvert, à l’occasion de cette étude, qu’il n’y a presque pas de syndicat dans le secteur privé», affirme Nacer Djabi, en qualifiant cette situation de «paradoxale» dans la mesure où la part du privé dans le marché algérien du travail est très importante. Pourquoi ? Quels sont les facteurs ayant conduit à la faiblesse de l’expérience syndicale en Algérie ? Tout en mettant l’accent sur les contraintes sur lesquelles ils ont buté à l’occasion de la réalisation de cette étude, les auteurs ont tenté de donner des éléments de réponse à ces interrogations.
La responsabilité, selon eux, est partagée entre les patrons, les élites syndicales et les pouvoirs publics. Ils font d’emblée remarquer que le syndicalisme dans le secteur privé «était plus combatif durant les années 1970», avant de s’affaiblir à partir des années 1980 et de s’effacer à partir de 1990. «Après l’indépendance, le secteur privé a connu une expérience syndicale florissante, portée par une élite syndicale qui a mené plusieurs luttes avec des revendications centrées essentiellement sur des questions socioéconomiques», notent les chercheurs.
Paradoxalement, les réformes entreprises avec l’avènement du pluralisme politique n’ont pas favorisé de nouvelles expériences. «Les réformes des années 1990 n’ont pas pu produire une nouvelle expérience syndicale, à cause de multiples raisons évoquées dans cette étude, qui ont entravé l’apparition d’une expérience syndicale conséquente dans le secteur privé», soulignent les auteurs.
Conception patriarcale de l’entreprise
L’une des raisons de cet affaiblissement du syndicalisme, précise l’étude, est «la mentalité patriarcale des patrons» qui ne conçoivent pas leurs PME comme des entreprises économiques, mais comme un atelier familial. «Le patron algérien dirige son entreprise avec une mentalité du XIXe siècle. Les élites qui nous gouvernent n’ont pas de culture syndicale et de culture d’entreprise», déplore Nacer Djabi. Les élites syndicales, ajoute-t-il, ont une part de responsabilité. «Elles n’ont pas renouvelé leur doctrine syndicale et ont continué à fonctionner selon les schémas des années 1930 et 1940. Malgré le potentiel existant, ces élites n’ont pas su se renouveler et réformer leurs stratégies de formation syndicale», explique-t-il.
Cette régression est amplifiée aussi, dit-il, par la vision qu’ont les nouvelles générations de travailleurs du syndicalisme et de l’élite syndicale. «De ce fait, les jeunes travailleurs et les femmes refusent de se syndiquer», explique-t-il. Résultats : «Nos jeunes et nos femmes n’ont aucune couverture syndicale sur le marché du travail.» «On veut une Algérie et une économie moderne sans syndicaliste. Ce qui est porteur de haut risque», met en garde Nacer Djabi.
Nécessité de Réhabiliter le syndicat
Selon lui, le monde du travail vit en permanence des situations conflictuelles entre patrons et masse ouvrière. «En l’absence de syndicat, ces conflits ne seront plus résolus par des moyens pacifiques», avertit le sociologue, en appelant à réhabiliter le syndicalisme. La nouvelle loi sur l’exercice syndical, estime-t-il, «donne encore davantage de responsabilité aux syndicats autonomes en vue de lui offrir une nouvelle configuration de la carte syndicale en Algérie».
Tout en déplorant l’absence de données officielles sur la situation syndicale en Algérie, les auteurs de la recherche établissent deux scénarios pour l’évolution du syndicalisme en Algérie. Le premier, selon eux, est optimiste. «Il est tributaire d’une nouvelle orientation du pouvoir politique qui doit puiser sa légitimité en dehors de ses bases traditionnelles, à l’instar de la Centrale syndicale qu’il a l’habitude d’utiliser pour obtenir le soutien des travailleurs.
Cette nouvelle orientation politique exige une liberté d’action des syndicats sur le terrain et non un simple droit formel», notent-ils, précisant qu’une «telle option va libérer le champ d’action devant les syndicats qui pourront alors agir et réfléchir collectivement et envisager de coordonner leurs actions, de créer des espaces syndicaux communs pour faire sortir la carte syndicale de l’émiettement».
Le second est moins optimiste. Il concerne, lit-on dans ce document, «le maintien du statu quo politique, avec comme corollaire le maintien de la carte syndicale actuelle caractérisée par le déclin de l’action syndicale dirigée par l’UGTA dans les deux secteurs : public et privé, et le cantonnement des autres syndicats autonomes à l’administration». «Avec l’affaiblissement des syndicats, nous risquons ici d’avoir un monde de travail plus enclin à régler ses conflits à travers la violence que par la négociation.
En plus de cette variable politique, les dimensions économiques, sociales, voire même culturelles seront déterminantes dans l’évolution de l’expérience syndicale en Algérie», conclut l’enquête.