Escapade du Fahs algérois : Bir El Khadem ou l’ancien puits de la négresse

25/03/2023 mis à jour: 00:11
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Photo : D. R.

Le Sahel algérois abrite de nombreuses villes dont l’origine de l’appellation remonte à des époques bien lointaines. Nous proposons à notre lectorat le survol d’une série de monographies – une sorte de traité historico-spatial –  de villages ou bourgs juchés sur les hauteurs d’Alger ou éparpillés dans des vallées le long du littoral algérois.

A travers ces échappées, au cœur de ces contrées, nous évoquerons, tour à tour, l’origine de leur dénomination, leurs premiers habitants, les qûbbas de saints marabouts, leurs puits légendaires, leurs fontaines jaillissant à flanc de collines, les quartiers qui s’y sont développés au fil du temps, ainsi que leurs jardins luxuriants formant l’enceinte de nombreuses résidences de luxe de l’époque ottomane.

L’identité de grands personnages ayant marqué l’histoire du pays à différentes époques  sera également décrite au fil des anecdotes ou des événements qui, parfois, se sont révélés tragiques. Le travail de fourmi, réalisé par l’auteur Ahmed Karim Labeche, durant de longues années, nous renseigne sur une besogne menée de longue haleine. Il ne ménagea aucun effort pour se déplacer d’un endroit à un autre en quête d’un quelconque indice ou légende entourant les localités qui s’implantent dans le Sahel algérois.

Ayant eu souvent peine à accéder aux sources documentaires pour y glaner quelque information, il dût recourir à des enquêtes en approchant de vieilles gens, avant d’y puiser –  de manière précautionneuse – des indications enfouies dans leur mémoire.

Nous entamons notre escapade  par  une halte au cœur de l’ancien fahs algérois pour vous raconter la passionnante histoire de l’illustre maraboute berbère à laquelle les autochtones attribuaient jadis, trois qualificatifs différents : Setti Teklit, Lalla El Khadem et Dame négresse, dont le souvenir se perpétue encore aujourd’hui dans la dénomination de la ville de Bir El Khadem.

Devenue aujourd’hui une grande agglomération de la banlieue d’Alger, Bir El Khadem n’était à l’époque ottomane, qu’un petit hameau blotti à l’écart de la route qui par la plaine de la Mitidja mène à Boufarik et à Blida. A l’origine, celle-ci fut fondée dans une contrée d’allure pimpante où s’éparpillaient jadis de nombreuses maisons de plaisance imprégnées du subtil raffinement de l’art andalou. La plupart de ces villas étaient aménagées autour de luxuriants jardins alternant avec des cultures d’arbres fruitiers, arrosées par des ruisseaux emplis des eaux crachées par les collines alentour.

Cet ancien village-relais servait il y a plus d’un siècle, grâce au chemin qui le traverse de lieu de halte pour les diligences et les caravanes. Les voyageurs y faisaient escale pour se restaurer, avant de repartir à de plus belles aventures. Au centre du bourg, on trouvait une mosquée champêtre, une zaouïa, un café maure où l’on fumait la chicha, ainsi qu’une fontaine et un puits devenu légendaire, si bien que son souvenir  est resté attaché à cette localité.

Avant qu’on aille chercher l’eau via un aqueduc, à cinq kilomètres plus loin de Bir El Khadem, les itinérants et les villageois devaient s’approvisionner en cette denrée rare, directement au puits dont nous venons de parler.
Ce puits historique est protégé de nos jours par un tout petit bâtiment élevé au pied d’un énorme pin parasol dominant les toilettes publiques. Ces dernières ont été construites presque en face de la célèbre fontaine et la grande mosquée du centre-ville. Seule la largeur de la route nationale n°1 sépare ces constructions.

Takelit, une maraboute aux origines berbères

Le puits qui a légué son nom à cette ancienne cité du fahs algérois, était par le passé localisé dans le voisinage d’un petit ruisseau aujourd’hui asséché ou canalisé, qui était connu sous le nom de Tikelout, El Khadem en arabe. Selon toute vraisemblance la dénomination Tikelout, serait issue d’une altération du mot Taklit ou Takelit, désignant en berbère une servante noire, considérée autrefois comme esclave notamment en Kabylie et au sud chez les Touareg. Pour les protéger contre le mauvais œil, les Berbères donnaient souvent à leurs nouveau-nés des prénoms comme Akli ou Taklit, signifiant respectivement et à la fois, homme ou femme noir(e) et esclave.

La servante de Bir El Khadem est venue très probablement du Sud du pays. Là les tribus touarègues étaient nombreuses, elles avaient coutume d’échanger ou d’offrir les jeunes filles. A Bir El Khadem, son travail consistait à servir les voyageurs de passage, en eau fraîche provenant du puits dont elle avait la charge d’entretenir. Celle-ci avait acquis une si haute estime dans le Sahel algérois, au point que son nom fut attaché, non seulement à la ville de Bir El Khadem tout entière, mais aussi au ruisseau Tikelout et au fameux puits. Si vous êtes un jour passé par cette ville, soyez certain que vous avez déjà croisé son âme, au moins une fois.

Le souvenir de cette maraboute berbère survivait il n’y a pas si longtemps, dans un bordj qui se trouvait à Bab El Oued auquel les autochtones attribuaient le nom de Bordj Setti Takelit, dont la traduction littéraire est la citadelle de Lalla ou la Dame servante (Bordj Lalla El Khadem). Les saints personnages avaient habituellement, en ce temps-là, un dôme principal à Alger et plusieurs autres qubbas auxiliaires éparpillées dans la banlieue.

A quelques pas du fameux puits de Bir El Khadem, il existe une fontaine murale qui avait été à l’origine aménagée dans un coin ombragé plein de fraîcheur, où se mêlaient autrefois les senteurs exquises s’échappant à travers les haies des jardins alentour. Cette fontaine publique en marbre, fut construite sous le règne de Hassen Bacha, un souverain qu’on appelait aussi Sidi Hassen, ou encore Baba Hassen. Le nom de ce dey se perpétue encore aujourd’hui dans celui de la ville de Baba Hassen, où il avait son palais d’été, érigé tout près de l’haouch Nacef Khoudja.

La fontaine de Bir El Khadem est constituée de deux colonnettes torsadées hautes d’à peu-près deux mètres. Ces petites colonnes soutiennent en dépit de leur état de dégradation avancée, une coupole et une arche ornée d’une frise sculptée où sont représentés en relief trois croissants symbolisant la religion musulmane. La plaque en marbre qui est fixé au-dessus de l’arc est gravée en caractères osmanlis datant de l’an 1797, dont voici la traduction complète du texte en langue française :

«L’Asef de l’époque, Hassen Bacha, dont aucun siècle n’a vu l’égal, doué de générosité et de magnificence, de justice et de bienfaisance, dont la personnalité fait honneur au monde entier, a créé du néant cette fontaine afin que l’homme boive son eau et la vie tout ensemble. Que Dieu agrée ses bonnes œuvres ! Qu’il lui accorde comme récompense la félicité et le témoignage de sa satisfaction ! En 1211 de l’hégire, correspondant à l’an 1797-98».

Cet ouvrage était primitivement alimenté depuis sa construction en 1797, par un aqueduc souterrain qui transportait le précieux liquide à partir d’une source jaillissant au quartier El Qadous. Son eau était recueillie dans un petit lavoir dont une partie s’y trouve encore maintenant. Cette curiosité historique était devenue à une certaine époque, la star de la ville. Malgré son apparence très vétuste, celle-ci tient toujours debout à l’ombre d’un jeune palmier qui pousse en bordure du grand boulevard. Sa structure est accolée au mur de la mosquée qui se dresse en plein cœur de l’agglomération.

Le nom de la ville n’est pas dû à cette fontaine qui a volé, pour un temps, la vedette au célèbre puits. Par méconnaissance de la langue arabe, les historiens du temps colonial pensaient, à tort, qu’elle était à l’origine de la dénomination de la ville.

Les abreuvoirs qui apparaissent sur les toiles réalisées par les peintres orientalistes à Bir El Khadem, furent remblayés à l’époque où l’automobile venait supplanter les véhicules hippomobiles. Ces grands bassins qui permettaient naguère à l’animal de satisfaire son besoin en eau étaient, jusqu’au début du siècle dernier, disposés de chaque côté de la source.

Le lieu de culte musulman du début du XVIIIe siècle qui s’y trouve, comptait aussi parmi les plus beaux monuments de la ville de Bir El Khadem. Il y avait en ce temps-là, assez de monde qui s’y rendait pour faire la prière du vendredi en commun. Au reste, les chroniqueurs d’alors rapportaient souvent qu’il s’agissait du quartier le plus peuplé du fahs. La construction primitive qui s’y implantait servit aux alentours de 1830 de logement aux soldats français avant qu’elle ne soit reconvertie en mairie à l’instar de celles de Cherchell ou de Koléa qui devinrent en ce moment-là, des hôpitaux.

Hormis l’espace réservé à la prière, l’enceinte des mosquées à cette époque comprenait ordinairement, une école coranique et des petits logements pouvant servir, en cas de besoin, d’hébergement aux voyageurs. Un logis y était également prévu pour la personne qui se chargeait à la fois de la collecte des dons et de l’entretien des fontaines, des bassins et des puits.

On désignait celui-ci sous le vocable el khdim qui signifie serviteur, (féminin el khadem), il était parfois surnommé aussi oukil ou derwich, selon les régions. Ce personnage faisait partie d’un groupe de bénévoles constitué d’ouvriers et de domestiques qui dépendaient des centres religieux ou des marabouts.
La zaouïa qui se trouvait à Bir El Khadem était un lieu d’activité et de sociabilité très important, une foule de gens la fréquentait régulièrement. Le choix de son établissement à cet endroit précis était vraisemblablement dicté par la présence du célèbre puits dont nous avons déjà parlé.

 

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