Entretien / Nedjib Sidi Moussa. Historien : «Le renouvellement de l’écriture historique passe par l’étude des processus sociaux de longue durée»

06/06/2022 mis à jour: 03:12
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Dans l’entretien accordé à El Watan, l’historien Nedjib Sidi Moussa revient sur l’écriture de l’histoire, en cette année de célébration du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie. L’auteur de l’essai très remarqué, Algérie, une autre histoire de l’indépendance (Puf/Barzakh), considère que «l’autonomie du champ scientifique est inséparable du triomphe des libertés démocratiques». 

«A mon sens, une des clés du renouvellement du champ académique dans ce domaine repose sur la dénationalisation d’une histoire qui ne doit pas servir la construction de l’Etat, la promotion d’une religion ou la défense d’une culture, mais plutôt s’orienter dans l’étude patiente, et souvent ingrate, des processus sociaux de longue durée, en désenclavant les questions posées à la société algérienne (qui sont les problématiques de l’humanité toute entière) sans pour autant céder à la demande sociale ou aux exigences du présent», soutient-il.

 

Entretien réalisé par   Nadir Iddir

 

 

 

  • La célébration du 60e anniversaire de la Fête de la victoire (19 Mars) a été marquée par une profusion d’écrits en relation avec la Guerre de Libération nationale. Un premier constat se dégage : la production en Algérie reste faible. A quoi cela est-il dû ?
     

En France, il y a eu une effervescence relative autour du soixantième anniversaire des Accords d’Evian qui coïncide, au moins de façon symbolique, et malgré les controverses concernant la pertinence de ce choix, avec la fin de la guerre injuste menée contre une cause juste, à savoir la lutte contre le colonialisme. 
 

Cela s’est traduit par la publication d’ouvrages d’historiennes confirmées, comme ceux de Malika Rahal sur l’année 1962 et de Sylvie Thénault sur le racisme, mais aussi d’une nouvelle génération d’universitaires, comme ceux de Paul Max Morin sur les jeunes ou de Fabien Sacriste sur les camps. 
 

Peut-on néanmoins affirmer qu’il y a une profusion de publications dans le champ scientifique, surtout si l’on compare la production liée à cette thématique avec d’autres séquences non moins déterminantes pour l’histoire contemporaine de la France ? Rien n’est moins sûr. L’université reste sous-dotée et les jeunes chercheurs aux carrières incertaines souffrent de ses dysfonctionnements, à commencer par ceux qui travaillent sur des objets qui paraissent illégitimes, voire «exotiques» aux yeux d’un milieu ethnocentré, d’autant que la question algérienne demeure sensible.
 

En Algérie, les problèmes sont différents ; il serait indécent de comparer l’ancienne métropole et son ancienne colonie. On part de beaucoup plus loin.

 

  • Des chercheurs en histoire en Algérie expliquent le «tarissement» du savoir universitaire sur la période coloniale par plusieurs obstacles (accès aux archives, manque de moyens…). Pourquoi la persistance de tels écueils ? 
     

On parle de crise de l’université en Algérie depuis des décennies, et pourtant, les constats alarmistes établis ici ou là ne remettent que rarement en question le fonctionnement même de cette institution (hiérarchie, sélection, reproduction, etc.) et demeurent le plus souvent aveugles à l’endroit de la crise générale de l’université, telle qu’elle s’exprime à travers le monde par le biais de «guerres culturelles» qui cachent mal des entreprises de dérégulation au forceps du service public d’enseignement supérieur. 
 

Cela étant, il y a bien des caractéristiques propres à l’Algérie (générationnelles, linguistiques, économiques, etc.), en particulier pour le moment colonial qui occulte toutefois les autres périodes. Je comprends le désarroi de mes collègues confrontés aux difficultés d’accès aux archives étatiques (qui doivent être ouvertes à tous sans distinction et sur les deux rives de la Méditerranée : car l’histoire ne saurait être la propriété de quiconque), aux archives privées (dont on peine à mesurer l’importance) mais plus largement à la documentation de base (ouvrages, revues ou journaux), ou à un environnement propice à l’activité intellectuelle. 
 

On ne peut ignorer la dimension politique de ces problèmes. Dans cette optique, l’autonomie du champ scientifique est inséparable du triomphe des libertés démocratiques.

 

  • Un inventaire rapide des catalogues des éditeurs algériens permet de faire un autre constat : les écrits sont presque exclusivement ceux d’acteurs de la Révolution (mémoires). Un commentaire ? 
     

Il y a sans doute un effet de loupe, en particulier dans les cercles cultivés. J’aurais pour ma part tendance à relativiser l’importance, au plan quantitatif, de ce genre littéraire. 
Après tout, sans aborder le problème de leur qualité, pouvons-nous considérer que nous sommes submergés par les publications de ce type ? Je n’en ai pas eu l’impression en déambulant dans les trop rares librairies d’Algérie au cours des dernières années ou en suivant les dernières parutions. 
 

Je pense plutôt qu’il y a un déficit criant en la matière, qui tient aux blocages inhérents à la société, à commencer par la possibilité pour un individu d’exprimer librement sa subjectivité sans se soumettre à la pression communautaire ou à l’unanimisme nationaliste qui en est le reflet. De ce point de vue, le slogan «Un seul héros, le peuple» a été ravageur, puisqu’il a permis, à travers son instrumentalisation, à effacer la pluralité des expériences révolutionnaires en servant un héroïsme désincarné.
 

Les mémoires des acteurs de la lutte de libération nationale, dans leur diversité (culturelle, politique, régionale, sexuelle, etc.), constituent une source indispensable pour l’écriture de ce processus historique... mais l’histoire ne saurait se réduire à cette seule séquence. Quid de l’après-1962 ?

 

 

  • Les textes parus dernièrement (à l’instar des mémoires très attendues de Lakhdar Bentobal, Ed. Chihab) n’ont suscité que de très rares réactions dans l’opinion, alors que les révélations sont parfois «explosives». Le genre ne suscite-t-il plus l’intérêt de l’opinion ?
     

 

En règle générale, je suis réservé concernant le sensationnalisme, surtout s’il touche à la révolution anticoloniale ou ses acteurs. 
 

Il reste encore tellement de choses à explorer et interroger que cela devrait plutôt nous inciter à la modestie ou à la prudence concernant d’éventuelles révélations (qui n’en sont pas toujours, du moins pour les initiés) et plus encore sur leur caractère prétendument «explosif». C’est sans doute là toute la différence entre ce qui se joue dans le champ médiatique (où il faut être réactif afin de publier un scoop avant la concurrence), et ce qui se passe dans le champ scientifique (où, en théorie, la temporalité est plus longue et les retombées plus aléatoires).
 

Les mémoires mentionnées étaient en effet très attendues des spécialistes. Leur parution constitue à coup sûr un événement au regard de la pénurie de témoignages de dirigeants indépendantistes de premier plan. Mais quand on songe au parcours sinueux qui a conduit à leur édition, on ne peut que se dire : «Trop peu, trop tard.» Cette somme aurait eu une autre portée si elle avait été publiée du vivant de Lakhdar Bentobal et dans un contexte de libre débat.
 

De nos jours, confrontés au reflux du hirak, à la répression politique et à la cherté de la vie (le livre étant devenu un produit de luxe), les lecteurs d’Algérie ont bien d’autres préoccupations.

 

  • Des historiens appellent au «renouvellement» du champ académique dans le domaine historique en Algérie, où le récit national reste une «chasse gardée» des pouvoirs publics, qui cherchent à «relégitimer un Etat usé, contesté et incapable d’affirmer son autorité» (Amar Mohand Amer, revue Maghreb-Machrek, 2020/3 n° 245). Comment peut-on y parvenir ? 
     

Je me retrouve en grande partie dans ce constat et cette proposition. Indéniablement, il y a eu une captation par des secteurs de l’appareil d’Etat de l’histoire de la lutte de libération nationale pour en gommer la conflictualité interne et produire un discours consensuel afin de se légitimer malgré les contestations. 
 

Cependant, on retrouve un phénomène similaire dans des pans entiers de la société, y compris parmi les artistes, intellectuels ou contestataires, qui cherchent à puiser dans le récit anticolonial des ressources pour légitimer leur action au présent, sans toutefois parvenir à s’émanciper de la matrice national-populiste du régime autoritaire auquel ils prétendent pourtant s’opposer. C’est là une contradiction qu’il faudra bien surmonter, et plus tôt que plus tard.
 

Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, est-il possible par exemple pour un historien de travailler sereinement sur le Mouvement national sans être nationaliste ?
 

A mon sens, une des clés du renouvellement du champ académique dans ce domaine repose sur la dénationalisation d’une histoire qui ne doit pas servir la construction de l’Etat, la promotion d’une religion ou la défense d’une culture, mais plutôt s’orienter dans l’étude patiente, et souvent ingrate, des processus sociaux de longue durée, en désenclavant les questions posées à la société algérienne (qui sont les problématiques de l’humanité toute entière), sans pour autant céder à la demande sociale ou aux exigences du présent.
 

Il me semble enfin important d’ajouter que la focalisation excessive sur le moment colonial et la lutte armée ne rend pas service à la compréhension des tendances lourdes qui travaillent la société algérienne. 
 

Il faudra bien écrire un jour une histoire des dissidences algériennes depuis 1962, en rendant compte des mouvements de contestation et de désobéissance, individuels ou collectifs, spontanés comme organisés, tels qu’ils se sont exprimés au cours des dernières décennies par le biais de grèves, occupations, émeutes, manifestations, pétitions, publications, chants, etc.

 

 

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