Entretien / Farouk Nemouchi. Economiste et expert financier : «En Algérie, l’inflation est avant tout l’expression monétaire de déséquilibres macroéconomiques»

28/05/2022 mis à jour: 06:01
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Farouk Nemouchi

Dans cet entretien, l’économiste et expert financier Farouk Nemouchi désigne un manque de pertinence dans l’analyse officielle des raisons de la forte inflation qui secoue l’économie nationale, et explique les insuffisances qui en découlent quand il s’agit d’apporter des solutions.

 

 

Propos recueillis par  Nouri Nesrouche

 

 

 

  • Le gouvernement explique la forte inflation qui frappe notre économie par l’action des spéculateurs sur le marché national, ainsi que l’impact de la pandémie de Covid-19 et la guerre russo-ukrainienne. Peut-on se satisfaire de cette explication ? 
     

L’Office national des statistiques (ONS) a annoncé un taux d’inflation moyen annuel de 7,6% en 2021, alors qu’en 2020 il était de 2,4%. C’est la première fois depuis 20 ans que l’Algérie enregistre un écart de 4,83 points de pourcentage par rapport à l’année précédente. Le discours officiel explique cette évolution par le comportement de milieux d’affaires attirés par le gain facile et rapide, la pandémie de Covid-19 et la guerre russo-ukrainienne, qui ont provoqué une récession économique mondiale. De mon point de vue, on ne peut pas se satisfaire d’un argumentaire qui se focalise sur les facteurs d’amplification des tensions inflationnistes et occulte les causes réelles et déterminantes.

 

  • Pourquoi ?
     

Examinons d’abord la situation. L’inflation est un grand sujet de préoccupation pour les salariés et les retraités en raison de son impact sur leur pouvoir d’achat, pour les entreprises et le système financier. En glissement annuel, l’évolution des prix à la consommation en mars 2022 par rapport au même mois de l’année 2021 est de +9,3% et en variation moyenne le taux d’inflation est de +8,2%. Le revenu que vous percevez aujourd’hui ne vous permet plus d’acheter la même quantité de biens et services. Le salaire national minimum garanti (SNMG) fixé à 20 000 DA se déprécie et ne vaut réellement que 18 484 DA et une pension de retraite de 30 000 DA équivaut à 27 726 DA. 

La perte de pouvoir d’achat pour les bas revenus est encore plus forte si l’on tient compte du poids des différentes dépenses. Les ménages algériens consacrent 43% de leurs revenus à l’achat de produits alimentaires. Lorsque l’on sait que les prix de ces produits ont augmenté de 13,46% entre mars 2021 et mars 2022, ceux qui perçoivent le SNMG doivent dépenser 9778 DA pour se nourrir. La situation devient plus critique si l’on adhère à la thèse qui soutient que lorsqu’une famille est pauvre, ses dépenses alimentaires augmentent plus vite que celles des nantis. Dans l’hypothèse où la part des dépenses alimentaires évolue de 43 à 60% du revenu, le smicard déboursera 13 615 DA pour nourrir sa famille. Avec un salaire de 50 000 DA, la facture alimentaire sera de 34 038 DA.

 

  • Donc, l’inflation alimentaire appauvrit davantage les populations en situation de précarité…
     

Tout à fait. Et si les salaires et les pensions de retraite n’évoluent pas au rythme du taux d’inflation, les ménages à faibles revenus devront faire un douloureux arbitrage en comprimant les autres dépenses aussi vitales, telles que la santé, l’éducation, le transport, etc. Quant aux loisirs et divertissements, les Algériens n’y pensent même pas, et pas seulement pour des raisons budgétaires. Les couches sociales moyennes sont également touchées par la hausse des prix, car elle réduit fortement leur capacité d’épargne et brise leur espoir d’acquérir un logement en toute propriété ou de se porter candidat à l’achat d’un véhicule. En revanche, pour ceux qui gagnent 300 000 DA et plus, leur dépense alimentaire est plus faible et cela leur donne l’occasion de satisfaire des besoins plus larges et même de s’offrir des excentricités. 
 

Quand on sait que la méthodologie de calcul du taux d’inflation n’a pas varié depuis 20 ans, il est plus que probable que les chiffres publiés par l’ONS ne reflètent pas le ressenti de l’inflation par les ménages.

 

  • Si l’on admet que l’analyse faite par le gouvernement des raisons de l’inflation n’est pas pertinente, cela veut dire que les mesures apportées ne le sont pas non plus…
     

En ce début de l’année 2022, les citoyens sont sidérés par l’évolution chaotique des marchés, puisque les prix des denrées alimentaires et autres produits enregistrent une augmentation incontrôlée et nul ne sait qui en est responsable. Pour contrecarrer les effets de l’inflation sur le niveau de vie des citoyens, le gouvernement a baissé l’impôt sur le revenu global (IRG) et procédé à une révision de la grille salariale.

 Cette dernière mesure est insuffisante pour une politique de rattrapage des prix favorable aux ménages puisqu’elle profite au seul secteur de la Fonction publique, et la hausse des salaires n’est pas significative pour les petits revenus. Dès lors que le taux d’inflation se rapproche de la barre des 10%, qu’en sera-t-il demain lorsque le gouvernement s’engagera dans la voie de la révision du système de subventions des prix des produits de première nécessité et qu’il poursuivra la politique de dépréciation du dinar rendant les produits importés plus chers. 

La hausse des prix se poursuivra également si le déficit budgétaire continue à être financé par la création de monnaie ou une monétisation des revenus des hydrocarbures, sans impact sur la croissance économique réelle. Tous les ingrédients sont réunis pour aller vers une forte inflation. En impactant le pouvoir d’achat, l’inflation provoque une baisse de la demande qui entraîne à son tour un ralentissement de l’activité des entreprises et la croissance économique.

  • Qui est responsable de l’inflation en Algérie ?
     

Depuis fort longtemps, le discours officiel explique la hausse des prix par un phénomène de pénuries organisées par une nébuleuse constituée d’intervenants dans les circuits de distribution et qui sont généralement désignés sous le vocable de spéculateurs, d’affairistes sans foi ni loi. Il est vrai que les faiblesses structurelles et organisationnelles de l’économie nationale, qui perdurent depuis des décennies, ont donné l’opportunité à de puissantes oligarchies de se former et de prospérer en établissant des passerelles entre l’économie légale et l’économie informelle. 

Si l’on s’en tient à un tel discours, il ressort que les déterminants de l’inflation ne sont pas de nature économique et, pour s’en débarrasser, les responsables se contentent d’une gestion administrative et coercitive, qui n’a jamais prouvé son efficacité.

 Toutes les théories économiques s’accordent sur l’idée que l’inflation est un phénomène qui résulte de déséquilibres provoqués par des politiques économiques qui ne ciblent pas simultanément et de façon cohérente la croissance économique, la baisse du chômage, la stabilité des prix, du taux de change et l’équilibre de la balance de paiement. 

En Algérie, l’inflation est avant tout l’expression monétaire de déséquilibres macroéconomiques, qui ont de multiples causes, et l’une des plus importantes d’entre elles est le système de financement des dépenses de l’Etat et de l’activité des entreprises, qui alterne en permanence entre la planche à billets, qui se manifeste sous différentes formes, et la monétisation excessive des revenus tirés des hydrocarbures.

 Lorsque l’économie enregistre une faible croissance, ce système de financement produit de l’inflation et engendre des effets pervers en créant les conditions permissives qui favorisent le développement du secteur informel, la spéculation, le marché de change parallèle, la perte de pouvoir d’achat des revenus, l’augmentation des taux d’intérêt et la dépréciation du dinar sur le marché des changes.

 

  • Donc, selon vous, le premier facteur à l’origine de l’augmentation des prix résulte des contradictions et des incohérences induites par l’action gouvernementale et celle de l’autorité monétaire... 


Lorsque le gouvernement s’engage dans une politique budgétaire expansionniste sans impact notable sur la création de richesses, il contraint la Banque d’Algérie à financer le déficit budgétaire en créant de la monnaie. Et cela a pour effet une augmentation de la masse monétaire supérieure à la croissance du PIB. L’institution monétaire éprouve alors de la peine à maintenir un taux de croissance monétaire compatible avec l’objectif d’inflation et c’est alors que l’économie nationale entre dans un processus marqué par une série de distorsions qui contribuent à l’essor de l’économie non observée, dont l’économie informelle n’est qu’une composante. L’une des manifestations les plus fortes de cette dérive est le gonflement de la quantité de monnaie en circulation, qui échappe au système bancaire.

 

  • Quelle serait la réponse macroéconomique à apporter dans cette situation ?
     

L’inflation requiert une alternative qui participe au développement d’un système de financement non inflationniste, c’est-à-dire un système qui diminue le poids de la création monétaire et le recours abusif à la rente. L’efficacité d’une telle démarche est étroitement liée à la capacité des dirigeants à dégager une vision avec des objectifs macroéconomiques stratégiques réalisables sur le moyen terme, et des instruments de régulation appropriés. 

A cet effet, il est primordial d’aller vers une révision de l’ordonnance relative à la monnaie et le crédit afin de permettre à la Banque centrale d’appliquer une politique monétaire de façon plus souveraine vis-à-vis du pouvoir exécutif. En optant pour une telle alternative, il sera possible de stimuler la croissance économique, créer les conditions d’extinction de l’économie informelle en supprimant les sources de son alimentation et redonner des couleurs au dinar. 
 

Il faut espérer que la prochaine révision du point indiciaire dans la Fonction publique améliore sensiblement le pouvoir d’achat des Algériens et que des mesures solides soient prises pour freiner la hausse des prix.

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