Dans cet entretien, le Dr Jean Kaseya revient sur l’épidémie de Mpox qui sévit en Afrique. Il a abordé la situation actuelle, exprimé ses inquiétudes et plaidé en faveur de la mise en place une bonne logistique pour accueillir les vaccins.
Propos recueillis par Sofia Ouahib
Pas moins de quinze pays présentent désormais des cas suspects. Êtes-vous inquiet quant à la propagation de la Mpox ?
Il y a plusieurs aspects qui pourraient en effet fonder nos inquiétudes. Le premier est les limites de l’épidémiologie. Il faut savoir que les cas et les décès portés à ce jour ne sont que la partie visible de l’iceberg, étant donné que la variole simienne (Mpox) est principalement une affection bénigne et que la surveillance et le diagnostic des cas et des contacts restent limités. Le second aspect concerne la charge de cas élevés. Avec l’émergence du clade 1b en République démocratique du Congo (RDC), il y a eu une augmentation rapide des cas au milieu d’une tendance générale à la hausse. Les cas en Afrique en 2024 ont plus que triplé par rapport à une période comparable au cours de laquelle la variole simienne a été déclarée Urgence de santé publique à portée internationale en 2022. Le troisième aspect est le taux de létalité élevé. Il faut savoir que le taux de létalité se situe entre 3 et 4%, et les enfants sont les plus affectés par les décès. De plus, la vulnérabilité des personnes vivant avec le VIH est particulièrement préoccupante pour l’Afrique. Et enfin, ce qui nous inquiète aussi, c’est que les cas se propagent à de nouveaux pays en Afrique et au-delà. D’ailleurs, plusieurs pays ont récemment signalé leurs premiers cas de variole simienne 2024 comme le Maroc par exemple.
Quelle est la situation actuelle de l’épidémie de variole du singe en Afrique ?
Depuis le début de cette année jusqu’à la semaine 35 (8 août 2024), 14 Etats membres de l’Union africaine ont notifié un total de 24 873 cas, dont 5549 confirmés, 8358 testés négatifs et 643 décès (taux de létalité (CFR) : 2,57%) de Mpox. Ces Etats membres incluent : le Burundi (328 cas confirmés en laboratoire ; 0 décès), le Cameroun (5 ; 3), la République centrafricaine (RCA) (48 ; 1), le Congo (21 ; 0), la Côte d’Ivoire (43 ; 1), la République démocratique du Congo (RDC) (5002 ; 635), le Gabon (2 ; 0), la Guinée (1 ; 0), le Libéria (8 ; 0), le Kenya (5 ; 0), le Nigeria (48 ; 0), le Rwanda (4 ; 0), l’Afrique du Sud (24 ; 3) et l’Ouganda (10 ; 0). Parmi les 24 827 cas détectés, 13 907 ont été testés (taux de dépistage de 56 %). Les enfants de moins de 15 ans représentaient 41% et les hommes 63% de tous les cas confirmés signalés sur le continent. Au cours de la semaine 35, 11 Etats membres de l’UA l’Afrique ont notifié 5764 nouveaux cas, dont 252 confirmés, et 26 nouveaux décès dus au Mpox. Ces Etats incluent le Burundi, le Cameroun, la RCA, la Côte d’Ivoire, le RDC, le Gabon, la Guinée, le Kenya, le Libéria, le Nigeria et l’Ouganda.
Avez-vous les chiffres des contaminations et des décès enregistrés jusqu’à présent ?
Comme mentionné précédemment, depuis le début de cette année, un total de 24 873 cas ont été signalés, dont 5549 confirmés, 8358 testés négatifs et 643 décès (taux de létalité (CFR) : 2,57%) liés à la Mpox dans 14 Etats membres de l’Union africaine (UA). Ces chiffres sont probablement sous estimés étant donné que l’Afrique ne dispose pas encore d’un système de surveillance de la mortalité due au Mpox bien structuré. De plus, avec le stigma et le faible accès au diagnostic de laboratoire, certains décès liés au Mpox peuvent échapper au système de notification.
Comment expliquer cette recrudescence de la Mpox en Afrique ?
Il faut rappeler que la Mpox n’est pas une nouvelle maladie. Elle existe depuis 1958 et elle a été isolée en RDC en 1970. Notons cependant le fait que l’Afrique n’a pas bénéficié d’un soutien conséquent en 2022-2023 lorsque le monde ripostait au Mpox (clade 2) et qu’aucun vaccin pourtant disponible dans les pays développés n’a été alloué aux pays africains touchés. Egalement, le fait que la souche 1b est survenue en septembre 2023 et est associée à une accélération de nouveaux cas en RDC avec exportation dans des pays où la Mpox n’avait jamais été notifiée auparavant.
Combien de doses de vaccins sont nécessaires pour lutter contre la Mpox ?
Nous sommes en train de faire de la modélisation sur base de cela. Africa CDC estime qu’il faut 10 000 000 de doses pour lutter contre la Mpox en Afrique. Il y a des garanties de donations pour 30 000 000 de doses et il y a un gap de 7 000 000 de doses. Tout en rappelant qu’il faudrait deux doses pour chaque vaccin pour être immunisé contre la Mpox. Les pays ayant reçu des doses sont les suivants : le Nigeria avec 10 000 en provenance des Etats-Unis. Le RDC en à reçu 250 000 doses via EU HERA and US Government.
Quels sont les pays qui ont déjà envoyé des doses ? Et combien ?
Actuellement, nous avons des promesses de donation des pays suivants : l’Allemagne : 100 000 doses, la France : 100 000 doses, l’Espagne : 100 000 doses. Il y a aussi Malte, la Pologne, le Portugal, l’Autriche et le Luxembourg : 65 000 doses. La Belgique a promis 20 000 doses. Idem pour le Canada avec 200 000 doses. En ce qui concerne les donations, il y a l’Union européenne via HERA donation avec 215 000 doses et les Etas-Unis/Gavi avec 50 000 doses.
Vous plaidez pour une distribution équitable. Pourquoi ?
D’entrée de jeux, je tiens à insister sur le fait que nous sommes conduits par le principe d’équité et de la transparence qui est le principe de base de l’Union africaine lors de sa création par ses pères fondateurs. Les 3 raisons majeures pour lesquelles nous plaidons pour une distribution équitable sont tout d’abord que Africa CDC appelle à la solidarité et l’équité de la part de la communauté internationale pour éviter les mêmes défaillances de la riposte contre la Covid-19. L’Afrique ne dispose pas encore de capacité de production de diagnostic, traitement et de vaccins contre la Mpox. Mais les nouveaux cas de Mpox sont plus élevés en Afrique. Ceci en appelle à plus d’équité dans la riposte actuelle. Le plan continental Mpox développé par CDC Afrique a identifié les pays affectés et les pays à risque d’importation. Pour une équité dans la riposte continentale, CDC Afrique recommande d’intensifier l’accès aux vaccins, au diagnostic et au traitement en priorité dans ces pays.
Vous estimez qu’il faut mettre en place une bonne logistique pour accueillir les vaccins. Qu’entendez-vous par cela ?
Il y a deux choses : vaccins et vaccination. Il y a tout un processus et toute une logistique à mettre en place afin de préserver la qualité des vaccins, c’est-à-dire, s’assurer qu’il est aussi bon que lorsqu’il a quitté sa provenance et les challenges tels que la défaillance au niveau de la chaîne de froid et le lieu de stockage défectueux peuvent impacter sur la bonne qualité des vaccins.
Avez-vous mis en place un plan de coordination avec les pays de l’Union africaine pour suivre l’évolution de la Mpox ?
Vendredi 6 septembre 2024, nous avons, en collaboration avec l’OMS ainsi que 20 autres partenaires, lancé le plan continental de préparation et de riposte contre la Mpox. Cette collaboration appelle tous les partenaires œuvrant dans la santé publique à s’unir afin de lutter ensemble contre la Mpox. Une première dans l’histoire de la coordination continentale de la riposte africaine aux épidémies.
Vous souhaitez que le continent africain puisse produire 60% de ses besoins en vaccin à l’horizon 2040. En quoi cela sera-t-il bénéfique pour les pays africains ?
En effet, l’Afrique importe 99% de tous les vaccins des maladies évitables par la vaccination en Afrique, ce qui n’est pas une pratique à encourager. Nous devons être capables de produire localement les vaccins, diagnostics et médicaments pour les maladies auxquelles font face les populations africaines. Les chefs d’Etat de l’Union africaine ont adopté une décision pour la production de 60% des vaccins en Afrique d’ici à 2040. Africa CDC a d’ailleurs identifié 22 maladies pour lesquelles la production au niveau local serait profitable aux communautés africaines.
Par quoi leur conseillez-vous de commencer ?
Il y a 22 maladies prioritaires déjà identifiées pour la fabrication de vaccins pour le continent. La sélection de ces maladies repose sur trois critères principaux, à savoir l’attractivité, la demande du marché et le besoin des patients. Les vaccins respectifs reposent également sur 11 plateformes technologiques ainsi que 8 modalités de fabrication. Le PAVM (Partnerships for African Vaccine Manufacturing) mène actuellement une évaluation pour étudier la chaîne d’approvisionnement globale de fabrication des vaccins, en se concentrant sur la disponibilité des matières premières sur les différentes plateformes technologiques en Afrique. En termes de vaccins, ils peuvent commencer avec celui du Malaria et Tuberculosis. A titre d’exemple, en 2021, 619 000 personnes sont mortes du paludisme, dont 96% dans la région Afrique, selon les chiffres de l’OMS.
Risque-t-on une pandémie de Mpox comme ce fut le cas avec la Covid-19 ?
Il est difficile de prédire avec exactitude la trajectoire de l’épidémie a Mpox, et encore moins son potentiel de devenir une pandémie comme avec la Covid-19. Les deux virus n’ont pas la même caractéristique. Le virus Mpox est de la famille des adenovirous (virus à ADN) et il se comporte différemment de la Covid-19 qui est un virus à ARN avec un fort faut de mutation. Cependant, l’émergence de la souche 1b du virus de mpox nous préoccupe. Ce dernier se propage plus rapidement dans plusieurs pays frontaliers de la RDC et au-delà (Rwanda, Burundi, Uganda, République Centrafricaine, Soudan, Congo, Kenya). De plus, des cas de Mpox ont été rapportés hors de l’Afrique ces dernières semaines (Suède, Thaïlande). Et l’absence de moyens de diagnostique, de vaccins et de traitement contre Mpox en Afrique ne favorise pas un contrôle rapide de cette épidémie et augmente le risque que de nouvelles mutations surviennent, encore plus transmissibles.
Vous avez déclaré qu’il y a de vrais risques que l’épidémie devienne incontrôlable. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
Il y a des mesures de prévention et des piliers de ripostes, mais il n’y a pas assez d’instruments de riposte. Il faut renforcer les capacités de surveillance. Sur le plan biomédical, nous n’avons pas de médicaments et de vaccins. Nous sommes à 40% de dépistage, pourtant, nous devrions être à 90%. Le suivi des patients n’est pas efficace. Ce qui voudrait dire que les personnes qui ne sont pas testées se promènent avec le virus.
Quelles sont les mesures prises par l’agence pour contrôler la propagation rapide de la Mpox?
Africa CDC a déclaré la Mpox comme une urgence de santé publique menaçant la sécurité du continent le 13 août 2024. Par la suite, l’OMS a déclaré la Mpox comme une urgence de santé publique de portée internationale. Au niveau politique et stratégique, Africa CDC a mobilisé le leadership de l’Union africaine et les chefs d’Etat des pays affectés. Aussi, Africa CDC a engagé plusieurs consultations avec les ministres de la Santé et les Instituts nationaux de santé publique ainsi que les partenaires afin de développer un plan continental de préparation et de riposte à la Mpox.
Ce plan prend en compte les besoins des 15 pays affectés ainsi que les pays à risque d’importation de la maladie. Les besoins sont estimés à 600 millions de dollars. Au niveau opérationnel, Africa CDC a établi conjointement avec l’OMS et d’autres partenaires un centre de commande et de gestion de crise en République démocratique du Congo (RDC), épicentre de l’épidémie. Nous avons établi plusieurs mesures. La mobilisation des ressources a par exemple été intensifiée. Aussi bien les ressources domestiques (le gouvernement de la RDC a alloué 10 millions de dollars à la riposte contre la Mpox).
L’Union africaine a aussi approuvé une allocation de 10 millions de dollars du fonds des épidémies pour la riposte. Par ailleurs, Africa CDC a accompagné les ministères de la Santé, en collaboration avec les partenaires, pour non seulement renforcer les capacités de dépistage et adopter un système de décentralisation de dépistage en collaborations avec les ministères de la Santé, mais aussi pour l’acquisition des vaccins et la préparation pour les campagnes de vaccination.
De plus, les équipements de laboratoires GenXpert existants ont été recalibrés pour les besoins de la Mpox ainsi que le renforcement des capacités des Etats membres pour réaliser le séquençage des souches. Et enfin, il y a la coordination et la mobilisation des ressources à travers des mécanismes tels que le Fonds mondial pour les pandémies.
Selon vous, quels sont les points à améliorer dans notre réponse à une autre épidémie, qu’il s’agisse de la Mpox ou d’une autre zoonose ?
Les systèmes de santé doivent être renforcés et consolidés. On doit sortir de cette épidémie renforcés, y compris nos systèmes de surveillance, notre capacité de diagnostic et de surveillance génomique, notre capacité de mobilisation des communautés pour faire face au stigma et à la désinformation. Une digitalisation du système, formaliser et institutionnaliser les agents de santé communautaires. L’Afrique doit renforcer sa capacité de production locale de vaccins, de diagnostics et de médicaments.
Selon des études, plus de 60% des maladies infectieuses actuelles chez l’humain sont des zoonoses. Doit-on s’attendre à davantage d’épidémies les prochaines années ?
En effet, la déforestation, l’urbanisation et le changement climatique peuvent modifier les habitats des animaux et augmenter l’exposition humaine aux agents pathogènes zoonotiques. Par exemple, la destruction de l’habitat peut rapprocher les réservoirs fauniques des populations humaines. Par ailleurs, l’interaction humaine avec les animaux augmente la probabilité de transmission zoonotique.
Cela comprend des activités telles que l’agriculture, la chasse, la possession d’animaux de compagnie et le commerce d’animaux sauvages. Ajoutez à cela le mouvement des individus à travers le monde, l’urbanisation et plusieurs autres facteurs à prendre en compte et qui favoriseront l’explosion des zoonoses. Notons aussi la fréquence des maladies émergentes telles que Ebola, Marburg, Chinkungunya and etc
Africa CDC
Le Centre africain de Contrôle et de Prévention des Maladies est une institution autonome de santé publique de l’Union africaine. Créée le 31 janvier 2017. cette institution a pour rôle de prévenir et de contrôler les maladies en Afrique en fournissant une orientation stratégique et un soutien aux 55 pays membres de l’Union Africaine.
Bio express
Jean Kaseya a été nommé directeur général des Centres africains de contrôle et de prévention des maladies (Africa-CDC) lors du 36e sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union africaine en février 2023. Le Dr Kaseya, médecin congolais titulaire de diplômes supérieurs en épidémiologie et en santé communautaire, apporte à ce poste plus de 25 ans d’expertise dans le domaine de la santé publique, ayant occupé des rôles-clés aux niveaux national et international. En tant que directeur général d’Africa-CDC, le Dr Kaseya supervise les fonctions politiques, stratégiques et techniques fondamentales de l’organisation. Au premier plan de son programme se trouve son engagement à faire renforcer la sécurité sanitaire sur tout le continent. Cela implique la mise en place de mécanismes de financement durables et innovants, le renforcement de structures de gouvernance solides, le développement de l’expertise technique, le renforcement des systèmes de santé et une réponse efficace aux crises sanitaires. Avant d’assumer son rôle de directeur général d’Africa CDC, le Dr Kaseya a mené une brillante carrière, occupant plusieurs rôles importants. Au niveau national, il s’est vu confier d’importantes responsabilités, apportant son expertise aux initiatives de santé de son pays d’origine. Il a d’ailleurs joué un rôle essentiel dans l’élaboration des politiques et des stratégies de santé. En outre, il a assumé des fonctions telles que responsable de la vaccination systématique au sein du Programme national élargi de vaccination, démontrant ainsi son dévouement à l’amélioration de la prestation de soins de santé au niveau local. Sur la scène internationale, il a travaillé avec des organisations, à l’exemple de l’Unicef et l’Organisation mondiale de la santé, où il a joué un rôle déterminant dans la promotion de diverses initiatives de santé d’importance continentale.