Au milieu du désert, c’est un océan de plaques bleues tournées vers le ciel, hérissé d’hélices géantes. Là, tout près du Pakistan, l’Inde construit la plus grande centrale électrique de la planète, emblème de sa ruée vers l’énergie solaire.
Avant même de tourner à plein régime, le parc de Khavda, dans l’Etat du Gujarat (nord-ouest), est déjà celui de tous les records.Quelque 60 millions de panneaux et 770 éoliennes de 200 m de haut étaléssur 538 km2, quasiment celle de la tentaculaire mégapole de Bombay.
Devant un mur d’écrans, quelques techniciens surveillent la production de l’infrastructure en temps réel. Ce jour-là, elle affiche 1,73 gigawatts (GW).«D’ici 2029, elle produira 30 GW»,annonce fièrement Maninder Singh Pental, vice-président d’Adani Green Energy, filiale du conglomérat indien Adani et du groupe français TotalEnergies (participation de 20%) qui bâtit et gère le site.Khavda deviendra alors la centrale électrique la plus puissante au monde, largement devant le monumental barrage hydroélectrique des Trois-Gorges (18 GW) en Chine.
La consommation d’énergie du pays le plus peuplé de la planète a doublé depuis l’an 2000, tirée par son expansion démographique, sa croissance économique et une urbanisation rapide. Pour respecter sa promesse de neutralité carbone en 2070, l’Inde s’est fixé des objectifs ambitieux.
Sa capacité en énergies renouvelables doit passer de 200 GW - la moitié de son mix énergétique actuel - à 500 GW en 2030, dont 300 GW pour la seule énergie photovoltaïque.«D’ici 2030, l’Inde aura presque triplé sa capacité en énergies renouvelables de 2022», a salué l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans un récent rapport. «Elle gardera la troisième place sur le marché mondial des renouvelables.»
De la ferme géante au toit d’immeuble, la «révolution solaire» vantée par le Premier ministre Narendra Modi fait pousser les chantiers comme des champignons dans tout le pays.
Le groupe Adani mène la danse sur le front des mégaprojets, avec l’ambitionde devenir le numéro 1 mondial du renouvelable.«Nous sommes fiers de Khavda, ça n’a jamais été fait avant», souligne le PDG de sa filiale énergies renouvelables, Sagar Adani. «Le pays a besoin de grands sites. 200 projets de 50 mégawatts (MW) ne répondront pas aux besoins de l’Inde.»
Son groupe a promis d’engager 35 milliards de dollars dans les renouvelables d’ici 2030.Mais sa récente inculpation aux Etats-Unis, avec son oncle Gautam Adani, patron-fondateur du groupe, dans un dossier de corruption lié à un marché d’énergie solaire, a semé le trouble.Adani, qui a récusé des accusations «sans fondement», a révélé cette semaine que sa capitalisation boursière avait fondu de 55 milliards de dollars en une semaine.
Certains projets sont remis en cause, notamment au Kenya, et son partenaire TotalEnergies a annoncé le gel de ses investissements. «Cette affaire va sûrement affecter les capacités d’Adani à lever des fonds», anticipe un acteur du secteur. «Mais je ne crois pas qu’elle aura des effets dramatiques sur les acteurs vertueux du secteur.»
Retour financier
Le groupe Reliance du milliardaire Mukesh Ambani a promis lui d’engager 10 milliards de dollars dans les énergies vertes, notamment pour une ferme solaire de 10 GW dans le sud de l’Inde.Premier effet de ce foisonnement de projets, le coût de l’énergie solaire a baissé.
«Dans quatre appels d’offres récents, des projets renouvelables affichaient 4 à 5 roupies du kw/h contre 5 ou plus pour des centrales à charbon», note Ajay Mathur, de l’Alliance solaire internationale (ISA).«C’est une très bonne chose», se réjouit-il, «même si l’investissement initial (dans le renouvelable) reste encore deux fois supérieur».«Cette transition est formidable mais elle pose des questions», renchérit Tejpreet Chopra, le patron de l’entreprise Bharat Light and Power.
«Quand le prix de l’énergie diminue, le retour financier est plus faible. Comment continuer à attirer les investissements et la technologie ?» De son côté, le gouvernement a dopé le secteur du photovoltaïque en multipliant les incitations aux entreprises et aux particuliers. En banlieue de New Delhi, les 500 employés de Jubilant Food Works produisent pizzas et pâtisseries pour des enseignes américaines. Sur leur toit, près de 800 panneaux fournissent à l’usine 14% de son électricité, à un prix très avantageux.
Encore le charbon
«Toute l’infrastructure a été installée par SunSource», explique un des responsables de la société d’énergie solaire, PraveenKumay. «Pour chaque kw/h, nous facturons (à l’entreprise) 4,3 roupies (5 centimes d’euros) contre 7 sur le réseau normal.» «C’est une très bonne affaire», se réjouit le patron de l’usine, Anil Chandel. Au point que, bientôt, SunSource lui fournira la moitié de son électricité. Et le gouvernement n’a pas oublié les particuliers, en subventionnant l’installation de panneaux sur les toits de 10 millions de foyers.Mais les réalités du réseau ont la vie dure.
Près de 70% de l’électricité indienne sont fournis par des centrales à charbon. Et la demande devrait encore augmenter de 50% d’ici à 2030. Le solaire et les énergies vertes n’y suffiront pas.«Nous avons besoin de puissance. Pour l’Inde, ça veut dire du charbon», relève Tejpreet Chopra.
Et puis le solaire n’est pas «la solution à tout», avertit Chetan Solanki, de la fondation Swaraj. «On ne peut pas l’utiliser aveuglément (...) Fabriquer des panneaux solaires requiert des produits chimiques, de l’électricité, ça produit des déchets.» Et surtout, insiste cet universitaire, «il ne nous dispensera pas de réduire aussi notre consommation d’énergie».