Drogues et criminalité : Polytoxicomanie, l’autre fléau rampant

13/09/2022 mis à jour: 03:13
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Certaines drogues ont des effets dévastateurs sur la santé physique et surtout mentale

Jusqu’au milieu de l’année en cours, l’Algérie, avec des indices de criminalité et de sécurité, respectivement de l’ordre de 53,25 et 46,75, occupait la 46e place mondiale sur 142 pays étudiés. 

Dans ce classement dont le Venezuela et le Qatar étaient en tête et queue, elle a ainsi devancé ses voisins nord-africains, le Maroc 61e place (47,37 et 52,63 indice de sécurité), l’Égypte 67e place (46,61 et 53,39), la Tunisie 80e place (43,94 et 56,06). Et, considérant la hausse inédite de la criminalité et de l’insécurité, enregistrée ces derniers mois, notre pays pourrait, d’ici la fin de l’année, améliorer ses «performances» et se voir propulsé aux premiers rangs par Numbeo, base de données semestrielles mondiale sur les prix à la consommation perçus, les taux de criminalité, la qualité des soins de santé, le logement, la pollution, entre autres informations liées aux conditions de vie dans le monde. 

Quels pourraient être au juste les facteurs à l’origine de la multiplication des actes violents conduisant, très souvent, à d’horribles crimes ? Il est universellement établi que les comportements violents à l’issue tragique sont étroitement liés à la santé mentale de leurs auteurs. 

Cette santé mentale des Algériens aurait-elle, justement, suscité un plus grand intérêt ou de quelconques nouvelles initiatives des autorités concernées, la sous-direction pour la promotion de la santé mentale relevant du ministère de la Santé et de la Réforme hospitalière, surtout, cette structure destinée à aider les praticiens et les pouvoirs publics à concentrer leurs efforts et à coordonner l’action des différents partenaires et intervenants ?

 Nos sociologues, psychologues, psychiatres et autres ont-ils revu et mis à jour leurs études et travaux de recherches sur la question ? D’autant que, décryptées, les dernières statistiques scientifiques qui remontent à 2012, laissaient déduire que la santé mentale des Algériens était des plus fragiles pour ne pas dire en sérieux danger ; 01% de la population générale atteinte de schizophrénie, 40% souffrant de problèmes de santé mentale qui vont du simple trouble anxieux à la schizophrénie, en passant par les désordres bipolaires et la dépression, 15% de la population juvénile s’adonnant à la drogue avec plus ou moins de sévérité, et environ 10 000 tentatives de suicide chaque année… Qu’en est-il aujourd’hui, soit dix longues années plus tard ? 

Surtout en ce qui concerne la toxicomanie, fléau aggravant la criminalité et en passe de se transformer en véritable catastrophe sanitaire, tel que l’a si bien expliqué l’ex-magistrat et avocat à la Cour suprême, Khemissi Athamnia, sur les plateaux d’une chaîne de télévision privée : «Outre la banalisation du commerce illicite des armes blanches, la drogue est l’une des causes majeures de l’ampleur inouïe de la criminalité, constatée ces derniers mois», a-t-il tranché 
 

Un problème de santé publique 
 

Si rien n’est fait pour l’endiguer, préviennent, pour leur part, psychiatres et psychologues, avec la manière dont est, notamment, en train d’évoluer la polytoxicomanie, lorsque le consommateur utilise à la fois alcool, kif et psychotropes, auxquels s’ajoutent les drogues dures, comme la cocaïne et l’héroïne, de plus en plus fréquentes dans les statistiques sécuritaires, ce sont la santé publique et la sécurité du pays qui se retrouvent de fait dangereusement menacées. 

Autre facteur non moins inquiétant : au cours de ces dix dernières années, nombre de criminologues s’accordent à constater une tendance à la féminisation de la toxicomanie ainsi qu’au rajeunissement des consommateurs (12 à 18 ans). L’an 2020 en est un exemple édifiant. L’Office national de lutte contre la drogue avait recensé quelque 21 638 toxicomanes, dont 4,30% âgés de moins de 15 ans ; 46,02% entre 16 et 25 ans et 34,86% entre 25 et 35 ans. Les femmes représentant 11,86% des toxicomanes pris en charge pour des raisons neurobiologiques, culturelles et sociales. «Plusieurs facteurs peuvent expliquer le fait que près de 50% des toxicomanes sont âgés de moins de 25 ans comme la curiosité des jeunes, la recherche de plaisir, le désir d’appartenir à un groupe social, les problèmes sociaux, le chômage, et aussi aux facteurs biologiques et génétiques», diagnostiquent des praticiens de l’Etablissant hospitalier spécialisé (EHS) Errazi Annaba. 

Deux caractéristiques nouvelles soulignant, selon eux, l’urgence de mettre en place des mécanismes adaptés, susceptibles de «détecter les phénomènes émergents et d’en comprendre les contextes». C’était, d’ailleurs, ce à quoi appelait inlassablement, et ce, bien des années durant, le défunt Pr Mohamed Boudef, ex-président du Comité pédagogique national de psychiatrie. En vain ! «Bien que les pouvoirs publics aient adopté une approche équilibrée et globale en réponse au problème de la drogue, néanmoins il reste beaucoup à faire en termes de prévention, de consommation et de traitement de la toxicomanie. Deux impératifs cruciaux pour toute politique antidrogue. L’Etat doit replacer la santé mentale, et particulièrement chez les plus vulnérables, au cœur de son action.

 Car même si la couverture géographique est relativement homogène, elle ne permet pas, en revanche, un accès de proximité satisfaisant», insistait le psychiatre-expert auprès des tribunaux, décédé il y a quelques mois. En effet, malgré l’existence de trois centres de cure pour toxicomanes (Blida, Oran et Constantine) destinés à la prise en charge ambulatoire des toxicomanes, la vingtaine de centres intermédiaires de soins pour toxicomanes (CIST), et la cinquantaine d’autres centres en projet, les structures publiques de santé peinent à satisfaire les besoins en soins et ne permettent toujours pas une prise en charge hiérarchisée. «L’instabilité dans les structures de santé ne permet pas d’évaluer, à leur juste proportion, les différentes pratiques de la toxicomanie et de leur prise en charge. Il y a tellement de changement dans les instances dirigeantes que les programmes initiés dans ce sens ne sont jamais menés à leur terme. 

La volonté politique d’endiguer le phénomène existe certes, mais il reste que la prise en charge d’un toxicomane est complexe et difficile à évaluer», déplorait le fondateur du CIST d’Annaba (le premier en Algérie), aux yeux duquel, «les stratégies de lutte antidrogue ne devraient pas se limiter seulement à une histoire de menottes, car c’est avant tout de santé qu’il est question». 
 

Gare à la banalisation 
 

Comme lui, plusieurs autres praticiens en psychiatrie estiment, en outre, que «l’effet de banalisation était un facteur de résistance à toutes tentatives de sensibilisation menées par les différentes institutions de lutte et que la présence de la toxicomanie était un indice de dysfonctionnement profond de la société sur le plan politique, éthique et moral». Raison pour laquelle, recommandent-ils, «le débat autour de la question doit être clair, engagé, transparent et courageux. Car le plus grand ennemi de la lutte contre ce fléau est la démagogie». 

Est-il, ainsi, clair que remédier aux conséquences dévastatrices au triple plan, sanitaire, social et économique de la drogue devrait être l’une des priorités absolues des pouvoirs publics. Pour ce qui est de l’Algérie, poursuit le Pr Chalard, «la principale problématique concerne l’absence de perspectives d’avenir des jeunes des classes populaires dans un contexte de sous-emploi chronique, faisant qu’ils passent leur temps libre dans la drogue, qui constitue une sorte d’exutoire à un quotidien morose. S’il convient de réduire les conséquences socioéconomiques de la consommation de stupéfiants sur la société algérienne, il n’en demeure pas moins que le gouvernement doit avant tout s’interroger sur le mal-être de sa jeunesse. 

L’explosion de la drogue est probablement le témoignage le plus marquant de son manque d’épanouissement, avec un risque de dérive à l’iranienne, où l’utilisation de drogues dures, dont l’héroïne, est considérable, à l’origine, entre autres, d’une forte propagation de l’épidémie du sida, alors que jusqu’ici, en Algérie, ce sont plutôt les drogues douces, comme le cannabis, qui ont la préférence de la population. D’une certaine manière, c’est un appel à l’aide que les aînés doivent entendre».
 

APPEL A LA REFORME DE LA LOI 04/18


Pour sa part, Messaouda Bensaida, professeure hospitalo-universitaire en psychiatrie, admet que la toxicomanie, fort sérieux problème de santé publique, constitue aussi un fardeau économique pour l’Etat. Sa longue expérience en tant que praticienne (cheffe de service psychiatrie de l’EHS Errazi Annaba), membre de l’Association algérienne d’addictologie et experte auprès des tribunaux, l’ont amenée à un constat peu rassurant : «S’est avérée être erronée toute approche qui consiste à considérer la toxicomanie et le crime comme fléaux masculins ou exclusivement issus des couches les plus défavorisées de la société algérienne.» 

Les usagers qui sont confrontés à la répression publique ou accueillis dans les structures spécialisées font donc partie, dans bien de cas, des couches sociales moyennes et aisées, laisse comprendre le Pr Bensaïda, également présidente de l’Association des psychiatres de Annaba et membre de la Société algérienne de psychiatrie. 

A ce titre, estime-t-elle, «il serait plus judicieux de chercher et d’analyser, en profondeur, les causes réelles de la toxicomanie et la consommation accrue de stupéfiants, deux causes majeures de l’exacerbation de la criminalité dans notre pays», insiste-t-elle, avant de faire remarquer «Je dis bien toxicomanie et consommation. 

Le toxicomane est la personne qui présente une dépendance physique et /ou psychique à une substance psychoactive sans justification thérapeutique (OMS) ; le sujet aura recours à augmenter les doses pour obtenir les effets souhaités. Le consommateur est la personne qui a recours à l’usage de drogue licite ou illicite. 

L’usage peut être unique ou bien répétitif ; la consommation peut devenir répétitive et nocive pour l’individu. Plus de 5 millions de consommateurs pour une population de plus de 44 millions, cela reste un chiffre très alarmant. Ce chiffre prouve que la consommation de drogue a tendance à se banaliser.» Elle exhorte l’Etat à penser à «la réforme de la loi 04/18 relative à la prévention et la répression de l’usage et du trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes. 

Cette réforme vise à passer de la lutte contre la toxicomanie à l’aide aux toxicomanes. Encourager les jeunes à demander les soins par la création de nouveaux centres de soins en addictologie permettra de s’approcher du citoyen, la création d’un centre de cure de désintoxication autonome en dehors de l’hôpital psychiatrique afin d’épargner les patients de la stigmatisation. 

Le médecin généraliste dans le secteur public ou privé offre une première ligne d’intervention. Il faut l’impliquer dans la prise en charge d’un toxicomane». 

Aussi, notre interlocutrice qui dirige, par ailleurs, des équipes de recherches dans des laboratoires d’onco-urologie et d’ergonomie, a laissé transparaître une vive inquiétude quant aux séquelles de la pandémie Covid-19 au plan psychologique et mental et les grands défis, en termes financier, matériel, humain etc., auxquels devrait faire face le pays, à moyen et long termes, pour pouvoir traiter les «troubles» mentaux multidimensionnels occasionnés. 
 

De son côté, Me Nasreddine Lezzar, avocat au barreau d’Alger, bien qu’admettant l’implication de la drogue dans la recrudescence, ces derniers temps, des actes de violence et des crimes spontanés ou organisés, estime que «les tribunaux et les cours sont à la fois un réceptacle et un observatoire privilégié de tous les phénomènes sociaux et notamment la violence. Elle prend des formes variées et découle de raisons de toutes natures. Née des frustrations, des sentiments d’injustice, des désespoirs, la violence est la conséquence de l’échec des voies pacifiques des règlements des conflits». 

Aux yeux du juriste, «les affaires pénales homicides, féminicides, coups et blessures volontaires et/ou involontaires, sont souvent la résultante de l’inefficacité des recours et des actions judiciaires engagés par les victimes. Les affaires d’héritage qui perdurent et l’incapacité du système judiciaire dans leur règlement efficace donnent naissance aux violences familiales».

 Et l’avocat de plaider : «Une des raisons fondamentales de la naissance de la violence et son intensification est l’échec de la justice à régler les conflits de toute sorte. L’inefficacité de la justice, sa faiblesse ou parfois son inexistence déclenchent les violences, ultime recours pour la récupération des droits des uns et des autres.» Une manière d’insinuer que certes, la responsabilité dans la prolifération de toutes les formes de violence incombe, en grande partie, à la justice. Néanmoins, relèvera-t-il, «la responsabilité ne se limite pas au seul appareil judiciaire. Elle s’étend à toutes les institutions de l’Etat et à tous ses appareils. 

A commencer par l’école qui doit accomplir sa mission éducative complémentaire à celle de la famille, la police par son usage de la force publique quand nécessaire, les services publics pour satisfaire les besoins des citoyens...».
 

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