Débat sur l’université algérienne aux ateliers sauvages : Le déclin programmé d’une institution dévitalisée

20/04/2022 mis à jour: 03:26
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Les Ateliers Sauvages, l’espace artistique fondé par Wassyla Tamzali, a accueilli ce lundi soir un débat des plus intenses sur l’université algérienne. C’était à l’occasion de la présentation de l’ouvrage collectif paru tout récemment aux éditions Koukou sous le titre : L’Université désacralisée. Recul de l’éthique et explosion de la violence. 

Le copieux ouvrage, auquel ont contribué pas moins de 17 universitaires de différentes facultés du pays, est coordonné par Khaoula Taleb-Ibrahimi, Fatma Oussedik et Louisa Dris-Aït Hamadouche. Réuni en demi-cercle autour de Mme Taleb-Ibrahimi, la modératrice de la rencontre, un public attentif est venu prendre des nouvelles de cette pauvre institution malmenée et participer à cette auscultation à cœur ouvert. 

Dans la partie centrale de cet espace à l’atmosphère envoûtante, il y avait aux côtés de Khaoula Taleb-Ibrahimi, la sociologue Fatma Oussedik ainsi que deux parmi les contributeurs à cet ouvrage qui fera date : Cherif Dris, professeur à l’Ecole supérieure de journalisme d’Alger, et Mohamed Si Bachir de l’Ecole nationale supérieure de sciences politiques. 

On pouvait remarquer aussi, mêlés au public, la présence discrète d’autres contributeurs, dont la politologue Louisa Dris-Aït Hamadouche et l’économiste Mourad Ouchichi. Notons également la présence de l’éditeur Arezki Aït Larbi, directeur des éditions Koukou, ainsi que les professeurs Nacer Djabi, Mohamed Lakhdar Maougal, ou encore Abdeslam Mahana de l’université de Bab Ezzouar.

 Le débat, qui a débuté vers 21h45 et s’est étalé jusqu’à minuit passé, a vu fuser et foisonner les témoignages. Des récits plus saisissants les uns que les autres, livrés à la fois par des enseignants en exercice ou à la retraite aussi bien que par d’anciens étudiants qui ont tenu à partager leur ressenti, même a posteriori. 
 

Un constat accablant
 

Le thème de cette soirée studieuse aura ainsi été décortiqué sous toutes ses coutures, touchant tous les aspects qui disent le marasme de l’université algérienne : la clochardisation des infrastructures universitaires, le «bricolage» dans le management, la marginalisation des universitaires, les violences multiformes dans les campus, la perte d’autonomie de l’Université, la bureaucratisation de la vie universitaire et l’emprise asphyxiante et «dévitalisante» de l’administration... 

Le débat s’est attardé également sur la problématique de la gestion des flux et la surcharge des campus, l’incidence du «bac politique» et l’enseignement de masse. Les différents intervenants ont attiré, par ailleurs, l’attention sur le manque de pertinence et d’attractivité des programmes, la démobilisation aussi bien des étudiants que du corps enseignant, le peu d’attrait pour la recherche et le manque d’innovation. Au passage, d’aucuns ont mis l’accent sur les limites du système LMD. Il a été, par ailleurs, question de la relation de nos établissements de formation au marché du travail et au monde économique. 

Et là-dessus, on a vu s’opposer deux doctrines : celle estimant que «l’université n’est pas une PME» et celle considérant qu’au contraire, l’un des enjeux de la formation universitaire est d’accompagner le développement économique et répondre à la demande des entreprises en ressources humaines. 

On a pointé aussi les problèmes de budget, l’état de nos laboratoires, la faiblesse du temps imparti aux travaux pratiques et au travail empirique… 
 

Mais le fil rouge de ce forum, c’était surtout le décalage entre l’université et la société, et le fait que l’université, a-t-on insisté, a perdu sa vocation d’espace de production de sens et de pensée critique. Et après avoir dessiné les contours de ce vaste chantier, on a tenté d’explorer les voies de réforme de l’institution universitaire. 

Là-dessus, un semblant de consensus s’est dégagé, et qui a été clairement exprimé par le sociologue Nacer Djabi pour qui, une telle réforme doit impérativement passer par un changement de paradigme politique et un changement de gouvernance. Bref, le débat était extrêmement intéressant, passionnant, passionné même, et à bien des égards fondateur.

 A défaut d’apporter des solutions, il était important déjà de mettre en parole ce malaise et poser le diagnostic. 

Pour le coup, on peut le dire, au vu de la qualité des interventions que nous avons écoutées ce lundi aux Ateliers sauvages, et celles qui sont contenues dans ce livre que nous vous conseillons vivement, il y a de quoi tirer une honorable feuille de route pour une réforme en profondeur de l’enseignement supérieur sous nos latitudes. 
 

Des enseignants agressés à la faculté des sciences politiques
 

Pour revenir à l’ouvrage qui a servi de prétexte à cette riche discussion, il est d’emblée indiqué dans introduction du livre que l’élément déclencheur était une agression en plein campus perpétrée contre des enseignants de l’université Alger 3 à Ben Aknoun : «En premier lieu, le lecteur doit savoir que l’idée de cet ouvrage est venue d’un événement survenu à la faculté des sciences politiques, Alger 3. Ce 16 février 2017, des enseignants sont victimes d’une agression violente sans précédent perpétrée par des étudiants venus des facultés de l’université Alger 3.» 

Ce que confirme Khaoula Taleb-Ibrahimi qui a pris la parole en premier, précisant que cette agression «a suscité un vaste mouvement de protestation dans toutes les universités». «Et nous nous sommes posé la question de savoir qu’est-ce que nous pouvions faire pour dépasser ce mouvement de protestation et d’intense émotion.» «Nous avons voulu organiser un colloque à Alger 2, malheureusement, nous n’avons pas pu le faire pour les mêmes raisons qui participent de la situation de l’université. Il s’agit donc pour nous de témoigner et d’éclairer l’opinion publique sur la dégradation générale que connaissent nos universités sur tous les plans», explique-t-elle
 

«Désinstitutionnalisation de l’université»
 

«Au-delà de l’indicible et de l’innommable, poursuit la linguiste aux 48 ans de carrière, il s’est agi d’essayer de débusquer et d’expliciter les autres formes de violence, insidieuses, qui contribuent, en touchant tous les segments de la vie universitaire (…) à la désinstitutionnalisation de l’université dans ses missions premières, que sont la production du savoir, sa transmission et la formation d’une élite qui pense et produit un savoir sur son pays et sur le monde». 

Et de dresser ce constat : «Nos universités sont réduites à gérer des flux d’étudiants de plus en plus nombreux, à dispenser des formations déconnectées de leur environnement social et à remettre des diplômes démonétisés, sans réelle adéquation avec les attentes du marché du travail, tout cela dans un vide culturel sidérant. L’université sombre dans une anomie qui semble être le fil rouge de toutes les contributions de l’ouvrage collectif.»

 Pour Khaoula Taleb-Ibrahimi, «la seule voie possible pour sortir de ce marasme est celle du respect des normes et règles de gestion rationnelle et de la bonne gouvernance avec la nécessaire prééminence des dimensions pédagogique et scientifique qui fondent sa vocation première d’institution d’enseignement et de recherche». «L’université, préconise Mme Taleb-Ibrahimi, doit pouvoir jouir de sa pleine autonomie et être libérée des injonctions politiques. Elle doit redevenir un lieu de débat, de production de sens, de connaissances et de culture. 

Elle doit repenser sa relation avec son environnement social dans un mouvement qui, en la restaurant dans sa vocation, réhabilite la valeur du savoir et de la connaissance dans notre pays.» 
 

De son côté, Fatma Oussedik n’a pas caché son soulagement de voir enfin sortir ce livre grâce au soutien des éditions Koukou. Pour elle, cet opus représente «un moment de bilan» et un «moment de réflexion». «C’est aussi pour dire à la société qui nous sommes en réalité. Que nous sommes des professeurs en souffrance», confie l’oratrice. «D’abord parce que la valeur sociale de l’université n’existe plus, parce que le travail intellectuel n’a plus de portée dans un pays qui fonctionne à la rente pétrolière.

 Et la production de connaissance n’a pas de sens. Donc, cette souffrance qui nous est infligée depuis des années, nous voudrions la restituer à la société pour affirmer que nous n’avons pas été des complices dans ce qui a été fait de cette université.» «Donc, je voudrais vous parler, souligne-t-elle, du rapport de l’université avec sa société. Parce qu’une université n’est pas une entreprise, c’est une institution. Elle remplit des fonctions en direction de la société, et elle pense. C’est Mary Douglas, une anthropologue américaine, qui dit : ‘‘Les institutions pensent’’. (…) Elles sont ici pour servir à l’autonomie de la pensée, pour une production d’élite qui suppose une accumulation de connaissances, et une pensée critique qui donne les outils pour questionner les savoirs accumulés et en produire de nouveaux.» 
 

«On ne peut même pas avoir une salle pour se réunir»
 

Mme Oussedik convoque ses souvenirs de jeune chercheuse à une époque où l’université algérienne était à l’avant-garde des combats sociaux et sociétaux. «J’ai connu, assure-t-elle, une université où nous élisions nos doyens, et ces doyens étaient nos représentants. J’ai le souvenir de M. Bourouiba affrontant la police et lui interdisant de franchir le seuil de l’université et défendant notre autonomie et notre capacité de critiquer. Nous étions en AG, il n’était pas d’accord avec nous, et très souvent, le pauvre, nous le maltraitions. Et pourtant, il incarnait cette figure de l’intellectuel qui défend l’autonomie de l’université. Aujourd’hui, tout le monde est nommé. 

L’administration a pris le pouvoir. Elle a un pouvoir total sur l’université. Et nous n’avons absolument aucun droit de parole. On ne peut même pas avoir une salle pour se réunir.» La conférencière rappelle les premières années post-indépendance et le formidable élan de décolonisation de l’université en ces temps fiévreux : « Nous étions la première génération d’universitaires. Nous étions assistants, maîtres-assistants, nous prenions la succession des Français qui étaient partis, et nous commencions à critiquer nos instruments épistémologiques. 

Il y avait des réflexions qui étaient menées et qui nous conduisaient à nous interroger et à regarder notre société depuis le terrain. Depuis cet extérieur de l’université qui nous était encore ouvert», analyse rétrospectivement l’universitaire.
 

Fatma Oussedik mentionne également ce qu’elle appelle les «atteintes géographiques» à l’université à travers la «nouvelle carte universitaire sous Berehi».

 Elle pointe aussi les effets de la politique d’éloignement des facultés trahissant, selon elle, une volonté de couper l’université des centres urbains : «On nous a déménagés, et toutes les universités, on les a enlevées du centre-ville. Or, nous, nous étions comme un poisson dans l’eau dans ce centre-ville. Nous vivions et nous palpitions avec notre société et avec sa culture. Nous ne sortions pas de la Cinémathèque, nous étions dans les cafés autour de la fac, et nous jouions toutes au théâtre des Trois Baudets dans les pièces de Kateb Yacine parce qu’il manquait de filles», se remémore-t-elle avec amusement. 
 

«On a fait de l’arabe un instrument idéologique»
 

Autre fracture : la langue. Fatma Oussedik le dit sans ambages : loin de se positionner contre la langue de Mahmoud Darwiche et «Borhane Ghalioune», elle regrette l’esprit qui a présidé à la politique d’arabisation. «Je suis une francophone comme vous pouvez l’entendre et j’ai fait le choix de rester à l’université quand la sociologie a été arabisée.

 Partant du principe que je n’étais pas professeure de littérature française, que j’étais professeure de sociologie, et que si mes étudiants qui arrivaient du secondaire maîtrisaient l’arabe qui était la langue nationale, je devais enseigner en arabe», tranche-t-elle. Elle a une pensée reconnaissante pour les «camarades arabophones qui étaient conscients que l’université devait être le lieu où s’énonçaient des discours multiples, et dans des langues multiples». 

Et de marteler :  «Cet arabe, on en a fait un instrument idéologique. On n’en a pas fait un instrument de connaissance. Après des années, nous avons rencontré nos collègues des pays arabophones. Nous avons été en Syrie, au Liban, en Égypte… Nous avons vu que c’était une langue de science. Mais on ne l’a pas autorisée ici à être une langue de science.» Synthétisant les éléments de ce déclin programmé de l’université algérienne, Fatma Oussedik note : «Ainsi, l’université s’est retrouvée recroquevillée sur un territoire étriqué, aux limites de la ville, et sans langue. 

Les étudiants arrivaient sans posséder de langue savante. Or, vous ne pouvez pas élaborer intellectuellement sans langue.» «Tout cela, déplore-t-elle, a fait que l’université s’est retrouvée dans des retranchements. Nous n’avons plus le droit de faire acte de culture dans l’université, ni d’avoir une activité syndicale. 

Nous n’avons plus de conseil scientifique légitime. L’université algérienne est légale, elle est dans le Journal officiel, mais elle n’est pas légitime parce qu’elle ne s’inscrit pas dans un humus qui serait la société algérienne. Et elle n’est pas portée par des acteurs qui seraient les universitaires algériens. 

On est dans cette situation où, à notre insu, et pendant ces 42 ans où j’ai enseigné, l’université comme institution a pensé, et qu’est-ce qu’elle a pensé ? Elle a pensé la marginalisation.» 

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