Croissance économique, emploi et revenus des salariés en algérie : Pour une approche stratégique

11/09/2022 mis à jour: 18:01
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INTRODUCTION
 

Les changements induits par la pandémie de la covid-19, combinés aux nouveaux développements géostratégiques et bouleversements liés au changement climatique ont fait entrer l’économie mondiale dans une période d’extraordinaire volatilité économique marquée par une croissance irrégulière, des ruptures au niveau des chaines mondiales d’approvisionnement, des prix en hausse (qui vont durer) et des chutes importantes des revenus des salariés qui impactent fortement leur pouvoir d’achat. En filigrane, se profile à l’horizon 2023 une récession synchrone affectant les trois grands pôles de croissance avec des risques accrus de déstabilisation sociale et politique. 

La dégradation de l’économie mondiale va irrémédiablement affecter l’économie algérienne (faisant déjà face aux dommages structurels causés par la pandémie) à travers une chute de la demande en pétrole, une hausse des taux d’intérêt et une hausse du coût des importations et in fine un affaiblissement encore plus marqué des revenus des salariés et une aggravation de la pauvreté. Un certain nombre de mesures budgétaires ont été mises en place (dans le cadre de la LFI et la LFC 2022) et d’autres sont à l’étude pour inclusion dans la LFI 2023). 

Un bon début mais la protection et le renforcement des revenus des salariés est lié à des questions macroéconomiques systémiques (investissements efficients, croissance économique, emploi, inflation, productivité du travail, technologie) qui impliquent une démarche stratégique articulée autour des réformes macroéconomiques, structurelles et sectorielles sur le moyen et le long terme. Discutons ces questions.
 

ALGÉRIE : DÉCOUPLAGE ENTRE PRODUCTIVITÉ DU TRAVAIL ET REVENUS DES SALARIÉS ENTRE 2000 ET 2022
 

Ce découplage est une source de préoccupation dans la mesure où cela pose le problème des performances générales de l’économie du pays et de sa capacité à conquérir des marchés extérieurs.
 

1. Une productivité du travail s’affaiblissant au fil des années. Indicateur de l’efficacité de la main-d’oeuvre d’un pays, elle fournit une mesure de la production moyenne générée par travailleur (ou par heure travaillée) ainsi qu’une idée sur la capacité du pays à diminuer ses coûts de production et renforcer sa compétitivité extérieure. Entre 2000 et 2013, la productivité du travail a enregistré une faible augmentation de 0,7 %. 

Aussi faible soit elle, elle chutera de nouveau en raison d’une progression limitée à 0,6 % entre 2010 et 2019. A partir de 2020 et jusqu’en fin 2021, la productivité du travail va encore baisser, reflétant les effets dévastateurs de la pandémie. Globalement parlant, cette faiblesse de la productivité du travail est le résultat du retard technologique du pays et de l’inadéquation des politiques macroéconomiques, structurelles et sectorielles.
 

2. Les revenus nets réels des salariés ont entamé un trend baissier qui s’est accéléré sous l’effet de la pandémie. Les revenus nets réels des salariés permettent de mesurer le pouvoir d’achat de cette catégorie d’agent économique. En cohérence avec les normes internationales, les revenus des salariés incluent, outre la somme de leurs revenus, prestations sociales en espèces (minima sociaux, allocations familiales, pensions de retraite, indemnités chômage, etc.) nettes des cotisations sociales et des impôts. Trois périodes à distinguer : (1) entre 2000 et 2013, ils ont triplé passant de 226 milliards de DA à 1076 milliards de DA (avec une progression annuelle moyenne de 12 %) du fait de la hausse de la rente pétrolière et de la politique budgétaire expansionniste du pays (qui a élargi le déficit budgétaire global de 10,8 points pourcentage du PIB ; (2) 2014-2019 : entre le choc pétrolier de 2014 et 2019 (l’année précédant la pandémie), il n’augmenta que de 6,3 % en moyenne annuelle alors que le déficit budgétaire se situait à environ 8.9 % du PIB en moyenne; et (3) 2020-2022 : il chute en termes réels de 6,6 %, effaçant ainsi tous les gains réalisés au cours de la précédente période. La pandémie a fortement dégradé les finances publiques et le pouvoir d’achat des salariés. In fine, la progression des revenus réels nets des salariés ne tenait compte ni de la situation budgétaire (c’est-à-dire de la viabilite des finances publiques et encore moins de la productivité du travail. Elle découlait du seul impératif de la redistribution qui est toujours un axe important de la politique budgétaire du pays.
 

LES AUTRES INDICATEURS MACROÉCONOMIQUES SOUS-JACENTS (2000-2021)
 

1. Investissements publics, croissance économique et emploi : des dépenses en capital importantes avec des résultats mitigés. Entre 2000 et 2021, ces dépenses sur base caisse se sont élevées à $440 milliards (soit un taux moyen d’investissement de 39,1 % du PIB). Les résultats ont été, toutefois, en deçà des normes internationales et des anticipations. 

Ces dépenses se sont traduites par : (1) une croissance économique d’environ 3,9 % au lieu des 7% attendus, occasionnant ainsi une perte de richesse d’environ $100 milliards ; et (2) la création de 3,7 millions d’emplois effectifs au lieu des 7,9 millions d’emplois anticipés (une perte de 4,2 millions d’emplois), avec un coût unitaire moyen par emploi créé de $116,200 (le double de la norme internationale applicable à l’Algérie) et la réduction du chômage de 18,7 % en 2000 à 11, 8% en 2021 (au lieu de 5,9% attendus). 

Sur un autre plan, notons que : (1) la contribution à la croissance des divers facteurs de production est révélatrice d’un processus de production primaire basé essentiellement sur le mix capital-travail (75 % de contribution), vu le retard technologique (dont la contribution n’est que de 4%) et l’inadéquation des facteurs macroéconomiques et structurels (dont le poids de 21%) ; et (2) l’inefficience des investissements publics (qui explique en grande partie la faiblesse des résultats ci-dessus) soulignée par : (i) un faible multiplicateur de dépenses en capital de 40% (60 % de la dépensé globale sont perdus en raison de la rigidité du circuit économique) ; (ii) un taux de qualité les infrastructures de 76 %, impliquant une marge d’amélioration potentielle de 24 %; (iii) des retards dans l’achèvement des projets d’environ 24 mois ; et (iv) des surcoûts importants atteignant environ 30 % pour les gros projets d’infrastructure (routes, chemins de fer, énergie).
 

2.Des revenus par tête d’habitant en baisse en raison des chocs extérieurs et des politiques publiques incohérentes : Si la pression démographique a augmenté de 1,4 % (2000-2009) à 2% (2010-2019), le revenu par tête d’habitant a, pour sa part enregistré une hausse significative de 133%, passant de $1,765 en 2000 à $3940 en 2019 (un niveau inférieur au pic de $5,500 en 2013 en raison du pétrolier de 2014). Pour la période affectée par la pandémie (2020 et 2021). La pandémie a accéléré la baisse du revenu par tête d’habitant qui a chuté à $3301 en 2020 avant de remonter à $3720 en 2021 (en raison de la reprise du prix des hydrocarbures) et éventuellement à $44 22 en 2022.
 

3. Une inflation à caractère structurel qui affaiblit les revenus des salariés. Entre 2000 et 2010, le pays enregistrait une inflation moyenne d’environ 3,2% du fait d’importations massives de produits alimentaires et des mesures de politique monétaire destinées à absorber l’excès de liquidité généré par des flux importants de recettes pétrolières ; (2) La période 2010-2019 est marquée par une accélération de l’inflation atteignant 4,7 % en moyenne avec un pic de 8,9 % en 2012 (forte hausse de la masse salariale qui a soutenu une augmentation significative de la demande globale) ainsi qu’en 2016 (6,4 %) et en 2017 (5,6 %) en raison d’une politique budgétaire expansionniste ; et (3) la période 2020-2022 enregistrant un bond de l’inflation de 2,4 % en 2020, à 7,2 % en 2021 et une projection de 8,7 % en 2022 en raison des effets de la pandémie et de la remontée du déficit budgétaire global. 

Pour le moyen terme, en l’absence de réorientation des politiques macroéconomiques et de réformes structurelles, l’inflation devait s’accélérer pout se situer aux alentours de 10 % entre 2023-2026. L’inflation est le résultat de facteurs divers, incluant : (1) des chocs sur l’offre (sècheresse, volatilité des prix du pétrole qui entrainent une inflation par les coûts) ainsi que des chocs sur la demande (favorisés par une politique budgétaire expansionniste, une politique monétaire accommodante, une politique de change inadéquate et une gestion macro-économique incohérente) ; et (2) des contraintes structurelles fortement enracinées, notamment au niveau de la distribution qui est affaiblie par des pratiques frauduleuses et l’absence de concurrence.
 

QUE FAUT-IL FAIRE FACE À UN POUVOIR D’ACHAT QUI S’AFFAIBLIT ET AUX DÉFIS MACROÉCONOMIQUES SOUS-JACENTS ?
 

1. Optant pour une approche d’urgence, les autorités ont mis en place une série de mesures budgétaires et en étudient de nouvelles autres « en adéquation avec les équilibres financiers ». Deux trains de mesures ont été déjà adoptés et inclus respectivement au niveau de la loi de finances initiale 2022 ainsi que la loi de finances complémentaire 2022. 

D’autres mesures complémentaires sont à l’étude pour faire partie de la LFI 2023, y compris la revalorisation du point indiciaire ; l’augmentation éventuelle des salaires ; la révision de l’allocation chômage et de la liste des bénéficiaires et l’ajustement des salaires des travailleurs et des pensions de retraite, en « adéquation avec les équilibres financiers »). L’impact de ces mesures ne peut être que limité pour plusieurs raisons : (1) certaines d’entre elles ne sont que des effets d’annonce ; (2) elles sont, pour la plupart, uniquement de nature budgétaire : or le seul usage du budget à cet effet est insuffisant et contreproductif en l’absence d’une politique monétaire anti-inflationniste et de politiques structurelles visant à la réorganisation des circuits de distribution ; (3) elles manquent de ciblage pour certaines ce qui en fait des mesures régressives; et (4) le financement de ces mesures est problématique vu la non viabilite des finances publiques du pays.
 

2. Le renforcement du pouvoir d’achat passe par une approche globale et cohérente à court, moyen et long terme. Une baisse continue du pouvoir d’achat des salariés (50 % de la consommation globale et premiers contribuables du pays) est porteuse de risques économiques et sociaux. Il faut donc aller au-delà des mesures budgétaires en isolé et adopter une démarche globale et cohérente articulée sur le court terme (mesures urgentes pour limiter la perte du pouvoir d’achat), le moyen terme (améliorer la qualité des politiques publiques et créer les conditions d’un renforcement du pouvoir d’achat) et le long terme (booster la croissance économique et améliorer la gouvernance économique, dont l’efficience des investissements publics).
 

• Axe à court terme : limiter l’érosion des revenus en considérant éventuellement quatre mesures additionnelles, dont : (1) l’extension de l’exonération de l’IRG aux tranches de salaires inférieures et égales à 60,000DA (vu le salaire moyen de 41800 DA en 2021).

 Les effets de multiplication de cette mesure limiteront en partie la perte du pouvoir d’achat ; (2) l’exonération de TVA à l’importation et domestique touchant tous les produits alimentaires ; (3) la pause du glissement de la valeur du DA (mesure temporaire pour 2022) ; et (4) le renforcement de l’application des dispositions légales relatives au secteur de la distribution miné par un foisonnement d’intermédiaires et la fausse facturation. Le financement de ces mesures devrait être assuré par les réserves financières budgétaires (la LFC a été bâtie sur un prix fiscal de $75) et le cas échéant un accroissement du déficit global.
 

1. Axe à moyen et long terme : investir mieux pour créer de l’activité, distribuer des revenus tout en renforçant les prestations sociales.
 

• Améliorer la qualité de l’investissement : (1) un premier axe ciblant le volume de la dépense afin de faire mieux avec un moindre montant. Il n’est pas exclu ainsi de le revoir à la baisse pour le ramener à des proportions soutenables sans pour autant compromettre les besoins de croissance à long terme (maintenance et renouvellement). Les études internationales montrent que pour les pays exportateurs de pétrole, le niveau incompressible de dépenses en capital est d’environ 11% du PIB. 

Le niveau actuel est trois fois plus élevé, ce qui créé des marges de manœuvre aux responsables afin de mieux investir avec moins de ressources ; (2) un second axe portant sur l’amélioration de l’efficacité les investissements publics afin de maximiser l’impact positif sur la croissance et l’emploi. 

Cet axe implique de revoir toutes les étapes de le chaine de gestion les investissements publics afin de : (i) mieux concevoir, préparer avec minutie et coordonner les investissements publics sur la base de stratégies et des plans sectoriels bien développés et d’outils d’évaluation (avec le souci de le qualité) ; (ii) rationaliser le cadre institutionnel pour assurer une meilleure coordination entre les institutions gouvernementales en charge des projets et un suivi adéquat de l’exécution et du contrôle; et (iii) améliorer les processus d’appel d’offres, un les éléments clé de le bonne gouvernance indispensable à la bonne exécution qualitative des projets. La mise en oeuvre d’un tel programme devrait se faire progressivement au cours des trois prochaines années.
 

• Gagner des points de croissance : (1) articuler une stratégie de développement provisoire pour la période 2021-2025 afin de donner au pays la visibilité économique vis- à-vis des citoyens et des partenaires internationaux ; (2) établir des objectifs macroéconomiques crédibles pour les 5 prochaines années (croissance, inflation, finances publiques, balance de paiements, niveau des réserves internationales de change) ; (3) entreprendre des réformes macro structurelles pour renforcer la gestion macroéconomique (recouvrement des recettes, gestion des finances publiques, gestion de la dette, gestion de la liquidité, meilleures transmission de la politique monétaire, cadre de politique monétaire) ; (4) mettre en oeuvre des réformes structurelles ambitieuses pour améliorer le cadre des affaires, attirer l’investissement privé domestique et international et renforcer la gouvernance économique ; (5) définir des nouvelles politiques sectorielles avec un focus sur l’agriculture, le manufacturier, les services et les secteurs sociaux et des investissements conséquents dans le numérique et le vert ; et (6) prendre des mesures pour accroître la taux de participation, notamment celui des femmes. Parallèlement, il faut se doter de capacités techniques de suivi macroéconomique et de gestion des crises afin de pouvoir formuler des réponses aux chocs et aux développements économiques et financiers inattendus en temps opportun. 

Ces réformes prennent des années pour produire des effets et il faut donc commencer à les mettre en place au plus tard des 2023.
 

• Renforcer la protection sociale : L’affiliation à la sécurité sociale de tous les travailleurs, salariés, non-salariés, assimilés à des salariés, est obligatoire en Algérie. La couverture prend diverses formes, notamment l’assurance maladie, l’assurance maternité, l’assurance invalidité, l’assurance décès, les accidents du travail et les maladies professionnelles, l’assurance vieillesse (la retraite), l’assurance chômage et les prestations familiales. Une amélioration des prestations sociales passerait par leur extension aux travailleurs informels, sa viabilité financière et la mise en place de nouveau outils pour assouplir sa gestion.

 

Par Abdelrahmi Bessaha ,

 

Pour une approche stratégique
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El Watan - Dimanche 11 septembre 2022 - 15
 

CONTRIBUTION
Par Abdelrahmi Bessaha
CROISSANCE ÉCONOMIQUE, EMPLOI ET REVENUS DES SALARIÉS EN ALGÉRIE

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