Mars 1992, El Watan publiait un article consacré aux cours payants clandestins intitulé : «Les maquignons de la pédagogie».
Trois décennies de silence officiel plus tard, le voile du tabou commence à se déchirer.
En effet, dans une synthèse du rapport annuel de la Cour des comptes (année 2024), El Watan nous apprend qu’un chapitre sur l’éducation nationale y figure en bonne place. Un passage sur les cours clandestins qualifie ces derniers comme étant un révélateur des dysfonctionnements de notre école. Il était temps qu’une institution officielle s’intéresse à ce phénomène devenu fléau. En quoi «vendre» des cours est synonyme de fléau ?
Dumping et dérives
Le dumping social, initié par des entreprises économiques et commerciales de standing mondial, est une pratique mafieuse qui vise à gagner des parts de marché par rapport à ses concurrents. Cette pratique se matérialise par l’exploitation éhontée de la main-d’œuvre, sous forme de bas salaires, d’absence de retraite et de sécurité sociale.
Quel est le rapport entre ces enseignants-vendeurs de cours clandestins et l’argent sale du dumping économique ? A l’origine, début des années 1990, ce fléau ne concernait que les élèves de terminale qui se préparaient à l’examen du bac.
Progressivement avec la réforme de 2002, il envahit le cycle moyen puis le primaire suite à la réintroduction des examens de 6e et du BEM comme condition d’entrée au cycle supérieur. Chemin faisant, et l’appétit venant en mangeant, ces enseignants-vendeurs ont affiné leur méthode «publicitaire» pour élargir leur clientèle. Ainsi, depuis une quinzaine d’années, la vente des cours clandestins se fait dès la première année du primaire.
Avec la dévaluation du dinar, la mercuriale des prix s’emballe d’année en année pour atteindre chez certains vendeurs la somme astronomique de 3000 DA l’heure. Ainsi, sont engrangés chaque année des centaines de milliards de centimes au bas mot ! Leur destination ? Tout droit vers le circuit informel, le change parallèle en devises et le blanchiment d’argent… sale.
Tout cela au vu et au su des autorités en charge de traquer l’évasion fiscale et les activités frauduleuses. Souvent dispensés dans des garages où s’entassent une centaine d’élèves, l’enseignant-vendeur utilise un microphone pour débiter sa leçon. Précisons que la méthode d’enseignement est identique à celle employée en salle de classe : cours magistral de l’enseignant, réception passive par l’élève à des fins de mémorisation. Le stratagème est simple.
En classe, le cours est donné à une vitesse grand V. Les élèves se plaignent de la cadence, et l’enseignant leur répond : «Le programme est chargé et je dois le boucler coûte que coûte. Ceux qui n’ont pas compris n’ont qu’à s’inscrire aux cours payants.» Comment ne pas lier à la corruption le fléau des cours clandestins qui enrichissent de façon indécente des enseignants sans foi ni loi ?
En agissant à la manière de leurs collègues égyptiens – la presse cairote traite ces derniers de maffia –, nos maquignons de la pédagogie font dans le racket pur et simple des parents et de leurs enfants. En classe, ils occultent des passages importants de la leçon. Et pire dérive morale, ils réservent ces passages importants à ceux qui viennent en cours clandestins. Plus grave, les élèves qui ne fréquentent pas ces cours sont sanctionnés dans leur travail scolaire. Malins qu’ils sont, pendant ces cours clandestins, ces enseignants donnent, en exclusivité, les épreuves de composition comme exercices d’application.
Leurs élèves-clients sont assurés de rafler les bonnes notes et ainsi servir d’arguments publicitaires pour attirer les élèves récalcitrants. Quant aux enfants issus de familles défavorisées, incapables de débourser, ils n’auront que les larmes d’impuissance pour se consoler.
Contrairement aux dérives pédagogiques, plus sournoises, les dérives morales des cours clandestins – pompeusement appelés cours de soutien – sautent aux yeux. Associées, ces deux types de dérives gangrènent l’Ecole algérienne. Il y a lieu de souligner le fait que le carburant des cours clandestins n’est autre que le logiciel pédagogique appliqué depuis des décennies, et la réforme de 2002 n’a fait qu’aggraver ses dégâts.
Sur quoi s’appuient les enseignants-vendeurs pour écouler leur marchandise dans ce marché de l’informel ? D’abord, sur l’obésité des programmes qu’accompagnent des méthodes d’enseignement dogmatiques basées sur le couple bachotage par l’enseignant/hyper-mémorisation par l’élève.
Et cerise sur le gâteau, l’Ecole algérienne s’accroche à un système d’évaluation obsolète. Ce système est source de pression, de stress et d’angoisse pour les familles et leurs enfants. La peur de l’échec crée un climat anxiogène aggravé par l’hypersécurisation des examens de fin de cycle.
Cet environnement toxique généré par les choix pédagogiques du ministère de l’Education nationale devient du pain béni pour les enseignants-vendeurs. Ils participent activement à sa dramatisation pour des raisons commerciales. A-t-on un jour entendu des enseignants remettre en cause ce diabolique logiciel pédagogique qui sévit dans nos salles de classe ? Jamais ! A l’exception d’un ou deux syndicats, malheureusement minoritaires en audience.
Que faire ?
Deux axes sont à privilégier : la prévention et la dissuasion. L’une des parades préventives consiste à éliminer les causes du climat anxiogène qui pousse les parents et leurs enfants dans les bras des maquignons de la pédagogie.
Cela passe par un changement radical de logiciel pédagogique, avec en urgence la mise à plat du système d’évaluation. Des solutions existent, elles sont à portée de main et permettent même d’économiser de grosses dépenses annuelles inutilement déboursées par le Trésors algérien. Il y a lieu d’ouvrir un débat entre experts et praticiens et les écouter. Sans rentrer dans les détails*, on pourra citer quelques pistes – il y en a tellement :
- Créer un Samu scolaire via le service civil dans les zones défavorisées et les établissements surchargés.
- La mise en place du tutorat que facilitera l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
- L’humanisation/dédramatisation du système d’évaluation.
- Adopter la pédagogie de la motivation en transformant l’établissement scolaire en espace culturel et sportif dépouillé de la traditionnelle vision de la compétition scolaire.
- Inscrire un module d’éthique et de déontologie dans les Ecoles normales supérieures en formation initiale et en formation continue. Certes, il existe une charte d’éthique conçue du temps de Mme Benghabrit, mais elle a été mise sous le boisseau.
Ce serait naïf de croire qu’à elle seule, la prévention finira par terrasser ce fléau des cours clandestins. Tant qu’une loi ne sera pas élaborée à des fins de dissuasion et d’encadrement, les enseignants-vendeurs continueront à sévir. Il y va de la crédibilité de l’Etat en matière de lutte contre l’évasion fiscale et l’informel. Toutefois, il n’y a pas que les enseignants en activité qui s’adonnent à ce commerce clandestin.
Des enseignes avec pignon sur rue, des établissements privés, des associations dites culturelles, voire de bienfaisance, invitent à des cours payants, des étudiants, etc. Il paraît que, récemment, le Centre national du registre du commerce a ajouté la mention «cours de soutien» dans sa nomenclature officielle : voilà une autre dérive - si l’information est viable.
La solution existe et consiste à réglementer ce business clandestin, comme c’est le cas dans les pays où la compétition scolaire est officialisée et où existent des boîtes préparant aux examens. Ces pays ne sont pas nombreux, alors que dans d’autres, le principe dicté par l’Unesco est respecté : «Ne pas transformer l’éducation en marchandise.» Ces pays ont humanisé leur pédagogie en adaptant l’école à l’enfant, à ses besoins vitaux, à ses centres d’intérêt, en éliminant toute possibilité de transformer l’école en un milieu anxiogène. Mais c’est là tout un chantier : celui de la refondation de l’Ecole algérienne.
Par Ahmed Tessa , Pédagogue et auteur
* Bientôt en vente le livre Que faire pour éradiquer le fléau des cours payants ?