Contribution - La Chaâbania de Constantine : Une tradition spirituelle centenaire

16/02/2025 mis à jour: 01:21
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Par Abdellah Boulkroune
Docteur en pharmacie

La ville de Constantine a été un pôle spirituel majeur depuis des millénaires, le feu de la cité ne s’est pas éteint depuis l’époque du prophète Ibrahim (salut sur lui), dit-on. Autrefois appelée la Mecque du Maghreb, plusieurs communautés religieuses vivaient dans une harmonie absolue. Les voies spirituelles soufies ont commencé à voir le jour au XIIe siècle à l’époque de Sidi Abou Madyan. Ayant vécu à Béjaïa, le fameux saint enterré à Tlemcen  introduit la tariqa Qadirya en Algérie et à Constantine, mais ce n’est qu’au XVIIIe siècle que ces tariqas ont connu une grande popularité dans la ville avec l’arrivée de la tariqa Rahmanya, Aissaouia, Hansalia et Tidjania dans la ville.

La tariqa Aissaouia a été introduite en Algérie par les petits-fils de Sidi M’hamed Benaissa installés à Ouazra, dans la wilaya de Médéa, en 1570 dont la zaouïa et mausolées demeurent toujours dans la région. Il y avait aussi la tariqa Hansalia qui était très connue dans la région de Constantine, Mila et Skikda sous l’autorité du Cheikh Ahmed Zouaoui (Hamou Lakhder), un saint vénéré de la région au XVIIIe siècle qui a combattu aux côtés de Saleh Bey de l’Est algérien les invasions espagnoles, mais leur relation s’est vite détériorée à cause des impôts imposés par le beylicat et l’excès d’autorité de l’administration ottomane.

Son mausolée ainsi que les vestiges d’une zaouïa demeurent toujours sur la montagne de Chettaba, près de la commune de Ibn Ziad. La plupart des maîtres du malouf étaient affiliés à Hansala ou Aissaouaet et se sont initiés au sama’aa etlasanàa dans les zaouïas, comme ce fut le cas d’Ahmed Bestandji, Toumi, Chaqlab et beaucoup d’autres. D’ailleurs, ils ont immortalisé cette appartenance confrérique par l’interprétation musicale des poèmes et chants soufis, dont le plus célèbre est celui de Tam’aa fi Malgak interprété et enregistré par El Hadj Mohamed Tahar Fergani, ainsi que des dizaines de Madhette du Prophète Mohamed Paix et Salut sur Lui.

La tariqa Rahmanya a marqué l’histoire de la ville par l’arrivée d’Alger de Sidi Abderrahmane Bachtarzi sur instruction de Sidi M’hamed Bouqabrine, célèbre saint kabyle décédé en 1793. Sidi Abderrahmane a fondé une prestigieuse zaouïa à la rue Tatache Belkacem (anciennement rue Tiers) qui est la dernière à activer officiellement et qui a regroupé les adeptes de tous les tariqas jusqu’à nos jours. Et enfin, vint la tariqa Tidjania fondée par Cheikh Ahmed Tidjani né à Ain Madhi, dans la wilaya de Laghouat, en 1738 et dont la voie spirituelle s’étend jusqu’à l’Afrique subsaharienne et compte des centaines de millions d’adeptes.

Ce riche patrimoine spirituel et culturel risquait la disparition pendant le colonialisme n’était la vision fédératrice d’un certain Si Mohamed Bendjeloul, Rahmani à la base puis Cheikh Aa’mel (maître de chant) des Aissaouas, qui a pu regrouper autour de lui d’un commun consensus la plupart des adeptes des tariqate préservant ainsi le patrimoine soufi de la ville de Constantine datant de plusieurs siècles.

Ce répertoire spirituel très riche regroupant Noubate, Qasid, Mdaih et B’raouel a été transmis oralement de génération en génération et reprend les principes du soufisme, l’amour de Dieu et de son Prophète ainsi que du Med’h des Aoulia Salihine.

Ces chants et poèmes sont souvent repris dans les principales cérémonies religieuses ou familiales par les Khouanes (adeptes de la tariqa) ainsi que dans des fêtes familiales de mariage, de circoncision ou autres conjuguant spiritualité et festivité. Aujourd’hui, des dizaines de troupes folkloriques des Aissaoua ont remplacé les Khaounes de la zaouïa  disparus depuis le temps.

La Chaâbania est une date importante comme celle du Mawled Ennabawi pour les adeptes et sympathisants des Aissaoua célébrant l’arrivée du mois sacré de Ramadhan. Célébrée généralement la fin du mois de Chaâbane, elle était initialement une festivité de solidarité permettant de récolter des dons - argent et denrées alimentaires - afin d’aider les familles les plus nécessiteuses à passer le mois du jeûne avec dignité. C’est aussi une occasion de célébration spectaculaire des Aissaoua attirant les foules des Constantinois.

La cérémonie commence habituellement par une séance féminine par un orchestre des F’kiretteou Benoutette suivie  par El Oufanes, groupes de traditions subsahariennes. Après une petite pause, le spectacle des Khouanes Aissaoua commence après El Hadoua (appelé Zorna ailleurs). La première partie est dédiée aux récitations religieuses : Hizbet des Qasid et Madaih puis vint la deuxième partie qui débute par les chants d’El Mjared et Ward El Kdoum qui sont des chants religieux sans percussions avec uniquement le rythme des mains qui tapent et enfin la Hadhra où les chouyoukhs et Khamassine utilisent les instruments comme le bendir, le tar et naghrate.

Les adeptes commencent alors la danse de la transe appelé Takhmar ou Tahoualavec, des jeux corporels hallucinants où se combinent le religieux avec le surnaturel sous l’œil vigilant du Mqadem. La Fatiha est récitée à la fin et des prières pour l’ensemble des Khaounae et Chyoukh ainsi que tous les présents. La cérémonie est clôturée par la distribution de la tamina appelée rouina que les adeptes se partagent entre eux au petit matin.

De nos jours, plusieurs festivités beaucoup plus sobres d’El Chaâbania sont organisées avec l’autorisation de la wilaya avec des spectacles folkloriques se limitant au Hizb Sobhan Daimet quelques B’raouel tout en invitant des troupes des autres villes de l’Est algérien ayant une tradition Aissaoua comme la wilaya de Annaba, Souk Ahras, Skikda et Guelma. Les Constantinois ont tenu à préserver cette tradition culturelle pour sauvegarder ce patrimoine spirituel et répertoire artistique riche et centenaire de la ville. A. B.

Bilbliographie :

Rinn. L,Mrabouts et Khouanes1884
Abdelmadjid Merdaci, Dictionnaire des musiques citadines de Constantine 2002
Saidani .M, Musique de Constantine 2006
SPIGA Nouha, Université d’Oran, La Chaâbania de Constantine
Mouni Djekrif, Université de Constantine

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