S’il y a une troupe qui a donné à l’art scénique toutes ses lettres de noblesse, c’est bel et bien cette association chère à Ahmed Redha Houhou qui, malgré les obstacles érigés par l’administration coloniale, a réussi la gageure d’être sous les feux de la rampe. Voici une plongée dans l’histoire, parfois tumultueuse, d’El Mezhar El Kassentini.
Le rideau se lève un beau jour du 27 octobre 1949, où des figures emblématiques de la sphère culturelle de la Médina de Constantine se sont constituées en association, qui par sa conception rénovatrice du théâtre et de la musique estime faire développer chez les jeunes indigènes le goût de l’art dramatique et de la musique andalouse.
Parmi les fondateurs de cette association, on peut citer Bendali Amor Mostefa, Abderrahmene Ladjabi, Daoudi Malik, Boughaba El Hacene, Belghechi Khelil, Acheuk Youcef Omar, Beladjila Salim, Belakehal Laroussi. L’association possède en son sein deux troupes : l’une à vocation musicale et l’autre théâtrale, dirigées par l’écrivain Ahmed Rédha Houhou, professeur à l’institut Benbadis, dramaturge, précurseur du journalisme satirique en Algérie et le premier écrivain algérien à avoir écrit un roman en langue arabe. Il était secondé par Belguechi Khelil, dit Zouaoui, qui était auparavant directeur artistique de plusieurs troupes dont Echabab El Feni, Music-hall et Théâtre Erradjah et L’Etoile polaire, un dramaturge d’une trempe exceptionnelle.
Il possède à son actif plusieurs pièces dont El Maallem Serhane (cordonnier) comédie en 2 actes, Le sultan Adjeb en trois actes, El Barah oul youm comédie en 2 actes et Les quatre amies pièce comique en trois actes. Il ne faut surtout pas oublier ces animateurs au long cours et qui constituent la cheville ouvrière de l’association, dont Acheuk Youcef Omar (secrétaire général), Beladjila Salim (secrétaire adjoint), Belekhal Laroussi (trésorier général) et Cherifi Cherif (trésorier adjoint). L’association avait son siège au local de l’UDMA, cercle Benbadis, avant de le changer au 6, rue Chevalier juste au-dessus du mythique café El Bahdja.
Youcef Wahbi comme déclencheur
Après quelques mois d’activité, une sympathique manifestation a été organisée en l’honneur de la troupe théâtrale égyptienne dirigée par le célèbre acteur de cinéma Youcef Wahbi, et ce, à l’occasion de son passage à Constantine. Les membres du comité artistique de l’association ont invité la troupe égyptienne à prendre un thé dans le salon de l’hôtel Cirta, en présence de divers représentants de la population musulmane locale comme Mohamed Salah Bendjelloul, Ahmed Bouchemal, Ismail Mami, rédacteur en chef du journal En Nadjah, Mohamed Boulbina, directeur régional de la radio arabe de Constantine et plusieurs notables de la ville. A ce titre, Youcef Wahbi manifeste sa vive reconnaissance à l’esprit hospitalier des Constantinois où il déclare : «Votre public est très compréhensif, sensible et ce sera avec un réel plaisir que nous reprendrons contact avec lui…».
Pendant sa tournée, la troupe égyptienne a donné plusieurs représentations au théâtre de Constantine avec comme affiches Raspoutine, Les deux gosses, Les filles des paysans, Bayoum effendi, Le tapis vert et surtout son plus grand succès Aouled El Foukara (Les fils des pauvres), pièce théâtrale qui était à sa 598e représentation. Et c’était bien parti pour les fougueux jeunes comédiens d’El Mezhar pour l’entame d’une belle aventure artistique.
En dépit du court parcours de cette association qui s’étale de 1949 à 1955, sa troupe théâtrale a présenté pas moins d’une vingtaine de représentations, dont la plupart sont des adaptations des œuvres de grands écrivains classiques occidentaux qui ont eu un grand succès tels que Molière, Victor Hugo, Georges Courteline, Xavier de Montépin et Jean Racine.
Un répertoire élogieux
Parmi les meilleurs textes adaptés par Ahmed Rédha Houhou pour le théâtre d’expression arabe, Anbassa tirée de Ruy Blas de Victor Hugo. Une tragédie historique en trois actes et quatre tableaux, mise en scène de Bendali Amor, alors que le rôle de la princesse de Grenade a été campé par la grande comédienne et l’une des pionnières du théâtre et du cinéma algériens Farida Saboundji.
Sans oublier, bien sûr, l’apport, ô combien précieux, de Boughaba El Hacene, Latafi Abdeslem, Bouzit Brahim, Abdelkader Zadi et l’orchestre de l’association mené de main de maître par Malik Daoudi. D’ailleurs, cette pièce a été reprise par le théâtre national algérien (TNA) en 1966, à l’occasion du dixième anniversaire de l’assassinat de l’écrivain Ahmed Rédha Houhou. Ce dernier n’en resta pas là, il ira jusqu’à faire preuve de son immense talent pour monter les grandes œuvres du répertoire arabe comme Ibn Errachid pièce historique en trois actes, avec le corps de ballet du théâtre municipal. La pièce s’analyse en une sévère critique de l’égoïsme et de la cupidité.
Selon Cheikh Mohamed Salah Ramdhane, la pièce Ibn Errachid était tout simplement l’œuvre des Baramicans, mais d’après l’article de presse du journal Le flambeau dans ses éditions n°46 et 49, on relève un grand nombre de comédiens et de danseurs, dont le nombre variait entre 12 femmes et 28 hommes et il ne manqua pas de souligner que le texte était écrit en dialectal algérien.
Ce qui nous amène à douter de la similitude entre les deux versions et à conclure qu’une réécriture a été faite et que des mouvements de chorégraphie ont été injectés dans la nouvelle mouture du spectacle. Parmi les pièces ayant connu un succès retentissant, il y avait sans conteste «Le mariage de Rozina», sketch produit sur les planches de la salle des syndicats de Constantine en 1949 par Salhi Messaoud, Haddad Omar, Bencharif, Benmabrouk Tahar, Redouane Hamdani, Slimani Rachid, Bouderbala Hacene et Kherouatou Omar.
Suivie par «Aboulhacene Ettimi» en trois actes, une adaptation de l’œuvre des Mille et une Nuits, El Barah oul youm de la plume de Belguechi Khelil en deux actes, Les trois avares en trois actes, Enfssi ya Aicha en un acte, adaptation du sketch de Hortense, Couche-toi de Georges Courteline, Si Achour le nouveau citadin pièce comique et satirique en trois actes et trois tableaux, du Bourgeois gentilhomme de Molière. Cette pièce a vu la participation de Farida Saboundji. D’autres représentations connurent un grand écho telles que La marchande de fleurs, drame social en cinq actes et six tableaux, adapté de La Porteuse de Pain de Xavier de Montépin, ou Dar Echarii, drame en trois actes tiré de l’œuvre de Racine,
Les Plaideurs. Il y a aussi El Qader, un drame en cinq actes, El Iqab ou Le châtiment, drame en trois actes et pour clore, Madame Torchi. Tous ces spectacles sont suivis par des concerts où une large place fut toujours réservée à la musique andalouse (malouf), exécutés par des musiciens comme Malik Daoudi, Brahim Madoui, Omar Kherouatou, Rachid Kherouatou, Rachid Slimane et Ahmed Bentorcha. Durant son parcours, l’association s’est reproduite presque sur toutes les scènes des villes algériennes où elle démontra à chaque fois de plus son esprit novateur.
Avec des programmes d’une exceptionnelle variété qui plus sont d’une qualité rare, le tout agrémenté d’une agréable revue évocatrice de célèbres répertoires. D’ailleurs, la troupe embarque au mois d’août 1954 à Marseille à bord du vapeur Sidi Okba, pour effectuer une tournée artistique à travers la France. D’après le Dr Ahmed Menour, elle a donné deux spectacles, le premier à Marseille et le second à la ville de Lyon.
Une fin tragique
Au regard du peu de moyens dont dispose l’association, son bilan reste plus que positif. A ce sujet, la une des gazettes de l’époque reviennent sur son cheminement : «… Les responsables de cette association évoquent brièvement le bilan des cinq années de vie de cette association : représentations aux théâtres de Constantine et d’Alger ; émissions à la radiodiffusion en langue arabe à Alger ; soirées musicales dans différentes villes.
Les responsables regrettent que les moyens dont dispose El Mezhar El Kassentini ne soient pas suffisants pour réaliser tant de projets qui mèneraient incontestablement l’art musical et l’art théâtral arabes vers le progrès et la perfection». Baisser de rideau : les lampions se sont éteints. Nous sommes en 1956. La Révolution est à son paroxysme quand la nouvelle tomba faisant l’effet d’un couperet. Une organisation criminelle vient de perpétrer un assassinat à l’encontre d’Ahmed Redha Houhou, signant ainsi l’arrêt de mort de cette troupe grandiose.
Par Mohamed Ghernaout
Enseignant et auteur d’ouvrages sur le théâtre algérien