CNES, entre contre-pouvoir et bureau d’études ?

12/02/2022 mis à jour: 06:30
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Photo : D. R.

Un vibrant hommage a été rendu à M. S. Mentouri, l’ex-président du CNES, dernièrement, par les nouveaux responsables de cette institution de l’Etat.

Cette initiative louable, à plus d’un titre, est la moindre des choses, vis-à-vis, d’un homme qui a consacré sa vie au service de l’Etat et du service public, au sens noble du terme. 

J’espère que d’autres personnalités, de la même trempe, soient exhumées dans tous les secteurs et que la patrie leur marque de la reconnaissance, même à titre posthume, de manière à barrer la route à tous ceux qui font du «dénigrement généralisé» un fonds de commerce universel et distillent dans la société et surtout en direction de notre jeunesse, un discours nihiliste qui tient en une phrase : Tous pourris !

Ayant été très proche, de l’ex-président du CNES, en qualité de président élu de la commission la plus importante de cette institution, celle du «Développement économique et social» durant plusieurs années, il me semble être de mon devoir de restituer, à la conscience nationale du moment, les courants et les débats qui ont traversé cette période, haute en confrontations frontales entre les différentes idées qui se logeaient dans ce creuset et qui d’ailleurs ont conduit à sa démission, ayant été informé, par ailleurs, que sa destitution était acté par le pouvoir du moment (1)

La question majeure était de savoir si le CNES devait être un contrepouvoir, au sens politique du terme ou un bureau d’études au service du pouvoir ? Un retour historique est nécessaire à cet endroit ! 

En effet, le CNES, sous une autre dénomination (ARDES puis CNES), a été créé dès le début de l’indépendance et étoffé de toutes les intelligences avérées du moment et confié à une personnalité très proche de feu M. Boukharouba, alias H. Boumedienne, du nom du Commandant Djamel, alias C. Belkacem, ce qui, en soit, est un événement politique majeur, à cette époque, puisqu’il donnait à cette institution le statut de contrepouvoir de facto et de jure, en même temps qu’il désignait un responsable politique dont notre pays n’a pas toujours reconnu son poids politique spécifique et ses mérites intrinsèques. 

Mais c’est les premiers rapports, produits par cette institution, qui sont dans ses archives et que quasi personne n’exploite, qui ont attiré mon attention, tant dans la qualité technique que dans la liberté de ton de ses rédacteurs que dans les débats de haute facture qu’ils développaient déjà à cette époque. A titre d’exemple, le CNES affirmait qu’il fallait contrebalancer le puissant courant «industrialiste» et proposait de marcher sur nos «deux pieds», à savoir l’agriculture et l’industrie ! 

En matière agricole, il proposait l’intégration du secteur privé, complémentaire au secteur public et non une nationalisation de tout le secteur ! Il va de même du secteur des services (transport, tourisme, banques, assurances…) qui devait se développer dans un schéma mixte public privé. Bref, le débat était ouvert, idéologiquement marqué et sans concessions ni compromissions entre plusieurs courants qui s’opposaient en son sein jusqu’à son paroxysme. 
En effet, c’est le courant «industrialiste», incarné par celui qui s’est autoproclamé «père» du processus d’industrialisation, à savoir le défunt A. Belaid, qui a politiquement triomphé et, en conséquence de quoi, le CNES a été tout simplement dissous, au début des années 1970 et son premier responsable confiné en disgrâce politique ! 

Le reste est connu, le pouvoir va considérer que l’industrialisation d’un pays consistait à acheter des usines contre du pétrole, à coups de plans de développement triennaux, quadriennaux puis quinquennaux, construit sur la théories des «industries industrialisantes» du célèbre professeur grenoblois Bernis (Destanne de), délaissant le secteur agricole qui va subir les pires situations, passant de la nationalisation à la dénationalisation, du morcellement à au regroupement, de l’autogestion, importée de Titisme, aux structures EAC / EAI d’aujourd’hui. 

Sous la couverture idéologique de la «révolution agraire», qui a enthousiasmé des milliers d’étudiants (moi compris) dans son sillage, les chiffres de la production et la productivité affichaient une chute brutale d’année en année, installant notre pays dans une dépendance alimentaire durable dont les conséquences sont visibles aujourd’hui encore ! 

Le CNES va de nouveau renaître de ses cendres dès l’arrivée aux affaires du gouvernement des réformateurs (1990) et notamment par la volonté farouche de son ministre de l’Economie G. Hidouci, qui va peser de tout son poids pour le reconstruire et le placer au cœur du dispositif des réformes économiques engagées le «sabre au clair» mais non comme laboratoire ou bureau d’études mais réellement comme contrepouvoir économique et social… 

L’âge d’or du CNES venait de recommencer et sa production archivée en est la preuve irréfutable. Que ce soit sa commission du «développement économique et social» ou celle de «l’évaluation des politiques publiques», le CNES allait gagner en crédibilité et en capacité de propositions tant au niveau national qu’à l’étranger, tout en interpellant tous les gouvernements qui se sont succédé, mettant à nu leurs incohérences et l’inconsistance de leur politique économique et sociale. Les auditions des tous les ministres et des cadres supérieurs de l’Etat, à la tête des institutions (Douanes, impôts, domaines, Trésor, Banque centrale…) et des entreprises publiques (Sonatrach, Sonelgaz, SNS, Sonacom, Cnan, Sntf, Air Algérie…), devenaient pour eux cauchemardesques, tant les questionnements, des conseillers du CNES étaient pertinents et consistants et les rapports subséquents élaborés et votés, mettaient à nu leurs turpitudes. 

A leur lecture, on peut aujourd’hui affirmer que le CNES avait joué pleinement son rôle de contrepouvoir en prodiguant des propositions concrètes, capables d’améliorer la situation économique et sociale de notre pays. Malheureusement, tout ce travail a été confiné dans les archives et n’est même pas disponible pour la recherche universitaire et autres travaux de thèses. 

Pis encore, contraint de partir, le président du CNES a été «remplacé» par le défunt M. S. Babès, qui a eu pour mission de le «démonétiser» et d’en faire une institution affidée aux thèses de tous les gouvernements qui se sont succédé, louant la justesse des politiques publiques défaillantes. 

On aurait espéré que la nouvelle mission du CNES, consacrée par ses propres textes, reviennent à sa vocation originelle, à savoir de contrepouvoir pour lui permettre de mobiliser les compétences nationales et de la diaspora, avec pour objectif stratégique d’œuvrer à la promotion du débat économique et social contradictoire, de manière à éviter les dogmatismes et à proposer des axes vertueux de développement économique et social, dans un monde en mutation rapide.

 Il semblerait que l’option d’un CNES, bureau d’études a été retenu à la lecture de son activité depuis l’arrivée de ses nouveaux responsables, ce qui est en soi, un immense gaspillage de matière grise mais également et surtout, la perte, pour le président de la république, d’un puissant outil d’évaluation des politique publique dont il a un besoin vital pour la pertinence de ses prises de décision. 

Tout système économique et social, sans capacité d’évaluation et de proposition, est voué à l’échec à court terme, puisqu’il s’autocontrôle et donc ne peut donc produire les instruments nécessaires à son autorégulation. 

Par Mourad Goumiri
(1) Dans ses textes fondateurs, le président du CNES est élu par ses pairs mais dans la réalité il est coopté par le pouvoir.

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