Il y a parfois des coïncidences terribles, tragiques ! Voilà quelques jours, en tombant sur je ne sais quelle vidéo sur internet, je me suis souvenu de l’une de nos dernières rencontres, lorsqu’il me reçut à l’Opéra d’Alger qu’il dirigeait alors et où j’avais été invité à présenter une conférence sur le chant bédouin ayieye.
Par Hafidh Hamdi-Cherif
Nous nous connaissions depuis bien longtemps déjà et nous avions souvent échangé, sur la musique, surtout, mais sur bien d’autres sujets encore. J’ai pensé alors qu’il fallait que je l’appelle ou que je lui écrive pour prendre de ses nouvelles. Eh bien, des nouvelles, j’en ai eues, et plus rapidement que prévu ! Dramatiques ! Effroyables ! Un post facebook annonçait sa mort.
Terriblement bouleversé, je me suis remémoré nos rencontres et nos conversations où j’avais été à chaque fois frappé par sa délicatesse, son urbanité, lui le descendant d’une tribu bédouine, son élégance dans le port et le propos, son sourire sobre et accueillant qui était une manière de sérénité et que l’on ne reverra plus désormais.
Me revint à ce moment-là en mémoire cet instant très émouvant et qui me semble, aujourd’hui, plein de sens. C’était le 19 décembre 2019, à l’Opéra d’Alger justement, lors de cette conférence sur le ayieye à laquelle il m’avait fait l’amitié d’être présent simplement, modestement parmi les auditeurs. Pour souhaiter la bienvenue au public, j’avais choisi, volant ainsi l’idée à mon ami Mohamed Azizi, de citer des vers du poète soufi Abou Mediene chou’aîb el ghaouti (Sidi Boumediene) qui sont souvent utilisés comme istikhbar ou parfois comme m’çaddar dans l’exécution des noubas en Algérie :
تحيا بكم كل ارض تنزلون بها
كأنكم لبقاع الأرض امطار
وتشتهي العين فيكم منظرا حسنا
في عيون الناس ازهار كأنكم
ونوركم يهتدي الساري لرؤيته
كأنكم في ظلام الليل اقمار
Tahya bikoum koullou ardhine tanzilouna biha
Ka annakoum libika’i l ardhi amtarou
Wa tachtahi l‘aynou fikoum mandharen hassanen
Ka annakoum fi ‘ouyouni nnassi azharou
Wa nouroukoum yahtadi ssari lahou
Ka annakoum fi dhalami lleyli akmarou
Chaque terre où vous faites halte renaît
Comme si vous étiez, pour les contrées du monde, une pluie bienfaitrice
Et chaque œil désire voir en vous la beauté
Comme si vous étiez, aux yeux du monde, des roses.
Et votre lumière guide le marcheur
Comme si vous étiez, dans l’obscurité de la nuit, des astres.
A peine ai-je achevé cette citation qu’il lève la main du fond de la salle, là où il était assis, pour demander le micro et me prier d’arrêter. Et de sa voix chaude et forte, il reprend ces vers dans un magnifique istikhbar, très mélodieux, installant ainsi la salle et l’auditoire dans une atmosphère on ne plus propice à l’écoute d’un propos sur le chant.
Quelle merveilleuse entrée en matière, pourtant si paradoxale ! Un istikhbar andalou pour introduire un exposé sur le bédouin ! Pourtant ! N’est-ce pas là une parfaite illustration de ce qui peut être l’une des plus belles synthèses de la culture algérienne, une culture ouverte, apaisée, sans animosité ni adversité, loin de toute fracture ou opposition entre une région et une autre, entre une forme culturelle et une autre ?
C’est, je crois, ce que Noureddine Saoudi représentait parfaitement, alliant le maintien digne et altier de l’esprit chevaleresque à l’élégance et au raffinement du citadin. Déjà, en tant que chercheur et musicien-chanteur, dans une autre forme de synthèse, il s’était affranchi de cet impératif de l’unicité qui exige que l’homme de science ne doit pas chanter ni le chanteur penser.
Cette norme totalitaire, qui a besoin de cases où ranger les individus. Et qui oublie que tout n’est pas qu’intelligence chez les intellectuels, Noureddine Saoudi s’en était allégrement moqué puisqu’il était en même temps un éminent artiste et un scientifique reconnu.
Dans son chef d’œuvre, Hayzia, son aïeul, suppliait le fossoyeur de ne pas faire tomber de terre afin de ne pas abimer la belle. Souhaitons seulement que celle qui recouvre déjà le corps de Noureddine soit suffisamment légère pour que sa voix puisse encore nous parvenir, nous enchanter et nous émouvoir. Allah yarehmou. Cet homme va nous manquer. H. H-C.