Brahim Zitouni. Vice-président du groupe de réflexion Filaha Innov (GRFI) : «Les changements climatiques nous imposent un remodelage de notre système agricole»

28/08/2023 mis à jour: 18:37
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Photo : D. R.

Face aux enjeux climatiques et dans un contexte de transition agricole obligatoire, Brahim Zitouni, vice-président du GRFI, apporte un éclairage avisé sur la nouvelle orientation agricole possible de l’Algérie. Cette interview exclusive met en lumière les enjeux auxquels est confronté le système agricole algérien, sur les défis majeurs et surtout les solutions possibles pour garantir la sécurité alimentaire du pays.

- Pourquoi l’Algérie privilégie-t-elle actuellement l’agriculture, alors qu’elle avait mis en avant l’industrie dans les années 70 ?

Dans les années 60-70, l’Algérie avait embrassé un paradigme idéologique qui plaçait la valeur du travail, en particulier sa plus-value, dans le domaine de l’industrie. On croyait alors que l’accumulation rapide de capital serait possible uniquement à travers l’industrialisation, considérée comme une accumulation de capital plus intense que l’agriculture. Cette vision était enracinée dans une croyance en la puissance de l’industrie pour générer des revenus substantiels capables de financer l’investissement dans l’agriculture. Le modèle industriel algérien visait à développer d’abord une industrie de base avant de se tourner vers une industrie de détail. Cela différait du modèle sud-coréen, par exemple, qui avait commencé comme l’atelier textile du monde avant de diversifier sa production vers des domaines technologiques avancés.

Cependant, l’Algérie avait suivi un modèle plus dirigiste et autoritaire pour son développement industriel, s’inspirant davantage du modèle allemand. Cette approche avait négligé le rôle crucial du marché et n’avait pas favorisé la création de chaînes de valeur au sein de l’industrie. En conséquence, malgré quelques succès dans les années 70, comme dans le secteur de la pétrochimie, le développement industriel global n’a pas été aussi fructueux qu’espéré.

Aujourd’hui, après plusieurs décennies de développement industriel et suite à des changements géopolitiques majeurs ainsi qu’à des crises, comme la pandémie de la Covid-19 et la guerre russo-ukrainienne, les priorités ont évolué. Les circonstances ont poussé les planificateurs à réévaluer les choix économiques. Cette réévaluation a conduit à un changement de cap vers l’agriculture. Cependant, il est essentiel de ne pas répéter les erreurs du passé et de s’assurer que le développement agricole soit mieux réussi que l’industrialisation. Pour ce faire, une réflexion approfondie sur le modèle de développement agricole est nécessaire, en tenant compte des défis socio-économiques et environnementaux.

- Cet inversement de priorités en faveur de l’agriculture intervient en plein changements climatiques. Pourrons-nous relever le défi ?

Le choix de privilégier l’agriculture en dépit des changements climatiques soulève un paradoxe important. Alors qu’il aurait été plus propice de développer l’agriculture dans les années 60 ou 70, les conditions actuelles sont plus difficiles en raison des changements climatiques et de la diminution de la population rurale. En effet, une grande partie de la population a migré vers les zones urbaines, laissant une population rurale plus réduite pour produire davantage d’aliments. Nous sommes passés de 50% d’urbains/ruraux en 1980-81 à 75% quasiment d’urbains.

Les ruraux ne représentent que 25%. Et encore, si on va vers la population agricole, le chiffre est encore moindre. Donc, nous avons moins de population pour faire plus d’aliments. Néanmoins, il existe encore une population rurale substantielle en Algérie par rapport à d’autres pays. Nous sommes un des rares pays où nous avons entre 15 et 16 millions de ruraux en Algérie. C’est-à-dire que l’exode rural, qui était impliqué par l’industrialisation et en raison de l’échec de l’industrialisation, a été freiné justement parce que le modèle industriel n’a pas été jusqu’au bout de sa logique. Donc, nous avons encore la chance d’avoir une population rurale importante et c’est cette population rurale qu’il nous faut appuyer pour développer une agriculture performante.

Pour réussir ce changement de cap, il est essentiel de passer d’une réflexion centrée sur l’identité à une approche plus orientée vers l’environnement. Au lieu de simplement suivre les pratiques agricoles traditionnelles, il faut s’adapter aux réalités des changements climatiques et aux évolutions environnementales. Cela signifie remettre en question les cultures et les pratiques agricoles pour les aligner sur les nouvelles conditions climatiques. Cette transition nécessite un changement de mentalité, une volonté politique forte et une approche intégrée qui combine les connaissances agronomiques et sociologiques.

- Comment peut-on augmenter la production de céréales de 3 à 9 millions de tonnes dans un contexte de transition climatique ?

Vous abordez une question très importante. Il y a deux grandes écoles dans l’agriculture algérienne. La première est convaincue que notre nature est quasi désertique et que nous sommes condamnés ad vitam aeternam à l’importation de nos matières agricoles de base, qui sont les céréales, la poudre de lait, les huiles et le sucre. Il y a des tenants dans l’agriculture qui défendent cette thèse. La deuxième considère que le Sahara est l’Eldorado et la Nouvelle Floride. Ils disent : «on a de l’eau à profusion. Il suffit juste de la tirer et d’arroser et nous pourrons répondre à l’ensemble de nos besoins. Je ne suis ni de la première école ni de la seconde. La première est une école qui défend la rente pétrolière.

La seconde est une école qui ne tient pas compte de la réalité du «où sommes-nous» et qui se laisse emporter par les sentiments de «qui sommes-nous». Donc, en réalité, ce qu’il faudrait réaliser, c’est une approche différenciée, intelligente de ce que peut être une autosuffisance des céréales. Basée sur les blés durs, bien entendu. C’est une céréale millénaire et qui peut donner d’excellents rendements, pourvu qu’un certain nombre de conditions soient atteintes. Mais je voudrais quand même mentionner qu’aux Etats-Unis, qui faisait, il y a 30 ans, du maïs, (au Texas par exemple), aujourd’hui on fait du sorgho.

Et là où on faisait des champs mono spécialisés en une seule  plantation, on va vers une culture simultanée de différentes céréales sur une même parcelle. Parce qu’on considère que face au changement climatique, c’est la variété des espèces sur une parcelle qui peut nous permettre en fonction des aléas climatiques, de pouvoir avoir au final un bon rendement si on varie suffisamment le panier des céréales qu’on met en terre.

Et vous voyez là, on retrouve une vieille pratique de nos aïeux qui ne faisait jamais que du blé dur. Ils faisaient plusieurs céréales à la fois, de telle façon qu’ils soient sûrs que si une céréale particulière ne donne pas le rendement, l’autre céréale donne suffisamment de rendement pour équilibrer la production. Donc, si ces grands pays qui ont développé toute une science agronomique incitent leurs grandes multinationales à aller dans ce sens-là, peut-être qu’il faudrait y réfléchir.

Or, qu’observe-t-on ? Nous observons qu’au moment où les Etats-Unis reviennent du maïs, nous, nous nous y mettons. C’est quand même assez paradoxal ! Le sorgho est tout à fait adapté à nos conditions, d’autant que des pays voisins, comme le Niger, le Mali, ont des espèces de sorgho multicoupes, fouragées sur l’année, qui peuvent parfaitement être adaptées à notre environnement. Ce sont des questions fondamentales. Il est important de repenser les méthodes de production agricole en intégrant les avancées technologiques et les connaissances scientifiques actuelles. Mais aussi de prendre en considération ce que nous devons être pour nous adapter avec ce que nous avons comme moyens, notamment ceux liés à l’environnement agricole et environnemental.

- Comment gérer l’accès à l’eau pour l’agriculture en période de changements climatiques ?

L’accès à l’eau pour l’agriculture est une question cruciale, surtout en période de changements climatiques qui entraînent des variations imprévisibles dans les précipitations et la disponibilité de l’eau. Cependant, l’Algérie fait face à la compétition pour l’eau, car les industries, y compris les hydrocarbures, ont également besoin de cette ressource. Pour avoir plus de pétrole, l’eau est importante pour maintenir l’équilibre de pression au niveau géologique. Nous avons besoin, en moyenne, de 12 barils d’eau pour produire un baril de pétrole. Il en est de même pour l’hydrogène dit «vert».  L’exploitation des eaux souterraines, comme l’Albien, est vitale, mais doit être gérée de manière durable pour éviter l’épuisement des réserves.

Ces dernières sont évaluées entre 30 000 et 60 000 milliards de mètre cubes. Nous devons choisir ce que nous devons faire. Nous baignons dans un océan d’énergie, mais nos ressources hydriques restent très limitées. Le développement de technologies de dessalement de l’eau de mer, en particulier avec des avancées comme le graphème, peut offrir une solution pour répondre aux besoins en eau potable et en eau d’irrigation. Cela permettrait de préserver les ressources en eau douce pour l’usage agricole. J’insiste, il est important de revoir les priorités et de prendre en compte les besoins de la population et de l’agriculture lors de la répartition de l’eau entre les différentes industries.

- Comment garantir la souveraineté en matière de semences pour une agriculture autonome ?

Nous sommes à peu près maîtres de trois semences. La pomme de terre, le blé dur et le palmier dattier. Pour le premier, c’est une semi-souveraineté puisqu’il s’agit de la 3e génération de semences. Pour le blé dur, nous avons une collection de semences de blé dur qui a fait ses preuves, mais qui nécessite encore un travail à faire pour améliorer ses caractéristiques et explorer tout son potentiel de développement génétique qui n’est pas encore à son bout. Pour le palmier dattier, nous sommes totalement indépendants en matière de semences.

Nous devons réfléchir sur les manières de l’utiliser dans une configuration de mode de production agricole moderne qui dépasse le système oasien et qui offre une perspective agricole pluridisciplinaire si l’on souhaite développer l’agriculture saharienne. La souveraineté en matière de semences est un élément-clé pour assurer une agriculture autonome et résiliente, une production alimentaire sereine, une meilleure adaptation aux besoins spécifiques du pays et la préservation de la diversité génétique des cultures. Pour garantir cette souveraineté, plusieurs approches peuvent être envisagées.

Tout d’abord, il est important de continuer à investir dans la recherche agricole et la sélection des variétés végétales adaptées aux conditions locales. Cela peut inclure le développement d’hybrides spécifiques au climat algérien, capables de résister aux sécheresses et aux maladies qui pourraient être exacerbées par les changements climatiques. La banque de semences nationales est essentielle pour préserver la diversité génétique des cultures et protéger les variétés traditionnelles locales. Cela permet également de disposer d’un stock de semences en cas de crises agricoles majeures. Collaborer avec des partenaires internationaux peut également être bénéfique pour accéder à des variétés de semences indisponibles localement. Cependant, il est important de veiller à ce que de telles collaborations ne compromettent pas la souveraineté en matière de semences et n’entraînent pas une dépendance excessive vis-à-vis d’autres pays.

En fin de compte, la souveraineté en matière de semences exige un équilibre entre la préservation des ressources locales et la recherche d’innovations externes pour garantir une agriculture durable, autonome et résiliente aux défis climatiques et environnementaux. Il y a donc un long travail à réaliser. C’est une action de longue haleine qui donnera ses fruits dans 15, 20, 30 ans. Le but est de construire un système agricole autonome qui correspond à un régime alimentaire qui doit aussi évoluer de son côté. 

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