Dans cet entretien accordé à El Watan, Brahim Taïri, président de l’Union nationale des Ordres des avocats (UNOA), revient sur la problématique née suite aux nouvelles dispositions fiscales introduites dans la loi des finances 2022, rejetées par la corporation des robes noires et qui a mené vers le boycott des activités judiciaires depuis le 13 janvier courant.
- Quelle évaluation faites-vous de la situation actuelle, après le boycott des activités judiciaires lancé depuis le 13 janvier ?
Il est nécessaire d’abord de préciser qu’il s’agit d’un boycott, et non pas d’une grève des avocats, ayant touché tous les tribunaux de l’Algérie. Le boycott a été largement suivi et réussi. Nous n’avons assuré que le service minimum, précisément les affaires liées aux délais. J’explique, en citant l’exemple d’un justiciable condamné à un mois ou une année de prison ferme. Ce dernier doit faire appel dans un délai de 10 jours, l’avocat est appelé à respecter la procédure.
- Depuis l’annonce du boycott, quelle a été la réaction du ministère des Finances ?
Jusqu’à présent, il n’y a aucune réaction. Pourtant, nous avons demandé l’ouverture des portes du dialogue avec ce ministère, voire carrément l’intervention du président de la République.
Nous ne sommes pas dans la logique de défendre l’intérêt exclusif de la corporation, mais avec l’application de cette loi, la justice sera réservée aux seuls riches.
Qu’en serait-il des clients sans moyens ? C’est à partir de là que commence le principe de notre mouvement. S’il y a une augmentation de la taxe, systématiquement nous augmentons nos frais, cela pénalisera le citoyen qui ne cesse de dénoncer la hausse des prix. Donc, systématiquement, ce même citoyen ne pourra plus se permettre les services d’un avocat pour bénéficier de son droit à la défense, tel que garantit par la Constitution.
- Comment expliquez-vous le silence du ministère des Finances et d’autres parties concernées ?
Nous espérions une réaction positive de la part du ministère des Finances, après avoir fourni toutes les explications et les raisons de notre décision de boycotter les juridictions.
Je précise que nous n’avons aucun problème avec le ministère de la Justice. Certes, il y avait quelques contraintes qui ont fait l’objet de plusieurs réunions avec le ministre de la Justice, à l’instar de l’ouverture des écoles régionale pour l’accès au Certificat d’aptitude à la profession d’avocat (le CAPA), réclamé depuis 2013.
Dans ce sens, le ministre s’est engagé, lors de l’ouverture de l’année judiciaire, à ouvrir les écoles selon la loi n°13-07 portant organisation de la profession d’avocat. Mais après, nous nous sommes retrouvés confrontés au problème des impôts.
Sachant que notre lutte à ce propos a débuté depuis le mois d’août 2021, où nous avons proposé le prélèvement à la source. Non seulement il est question d’un système de fiscalité très efficace, mais qui assure une justice fiscale entre les avocats eux-mêmes, garantissant à ce que chacun paie l’impôt lié à l’affaire prise en charge.
J’explique : l’avocat constitué dans 20 affaires, paie 20 timbres ; s’il est chargé de 200 dossiers, il paie l’impôt pour ces 200 affaires. A la faveur de ce système, nous enregistrons zéro évasion fiscale. L’équation est facile : celui qui travaille beaucoup paie plus d’impôt. Celui qui ne travaille pas ne paie rien. De surcroît, la procédure est très simple.
Lorsque la défense veut porter une affaire devant un tribunal, elle paie le prix déterminé du timbre fiscal estimé à 1000 ou 1500 DA, avant d’entamer la procédure de dépôt de la requête. Le dossier établi par l’avocat passe par la commission chargée du contrôle ; de son côté le juge n’acceptera pas une affaire sans le timbre sur la requête et le cachet de l’avocat.
- Mais pourquoi vos propositions ne sont-elles pas prises en compte par le ministère des Finances ?
Cette question se pose au ministère des Finances ! Nous nous battons depuis août dernier, mais il a refusé de répondre à nos revendications. Nous nous demandons aussi pourquoi ce ministère refuse le dialogue avec les représentants des avocats. Pourquoi refuse-t-il ce système ? Selon les raisons du ministre avancées devant les députés, l’Etat algérien adopte le système déclaratif.
Ce dernier est appliqué dans plusieurs institutions, dont le Commerce. C’est-à-dire, à travers ce système, on est en train de demander à l’avocat d’échapper à l’impôt. Et si un avocat ne déclare pas le nombre d’affaires, il fera l’objet d’un redressement de recouvrement, estimé à 6%. Ce pourcentage sera réparti entre les agents des impôts.
Par contre, nous avons demandé à ce que la fiscalité soit versée au Trésor public via le paiement du timbre. C’était cela le point du désaccord entre nous. Notre surprise fut grande, avec l’adoption du système déclaratif et l’augmentation de l’impôt de 12% à 54%, dont 19% seront payés par les justiciables.
Soulignons que ce même citoyen doit aussi payer les frais de l’avocat, qui à son tour paie la partie de la taxe estimée à 35%. Mais ce que l’on ne sait pas est que l’avocat n’a jamais demandé à son client de payer la TVA. Donc le coût a augmenté 5 fois, en comparaison avec l’année 2021.
C’est pourquoi nous avons qualifié cette décision d’injuste, et j’ouvre une parenthèse pour dire que la justice est pour tout le peuple. Avec cette nouvelle loi, on va priver le citoyen de son droit, qui entre aussi dans le cadre du pouvoir d’achat. La liberté a une quote-part, tout comme l’approvisionnement en huile et semoule et qui permet au citoyen de constituer un avocat, qui devrait être à la portée de tout le monde. La justice ne doit pas être féodale, mais une justice sociale.
Certes, il y a des affaires à 100 000 DA, mais qui durent deux ans ou parfois plus, il y a l’enquête qui dure 6 mois, puis les procédures d’appel, le traitement de l’affaire auprès de la chambre d’accusation, puis la cassation devant la Cour suprême. Le prix dépend des procédures, du volume et de la nature du dossier.
Comme il y a aussi des affaires à 10 000 DA. Nous n’avons pas des frais bien déterminés. Nous avons expliqué, devant la commission des finances du Parlement, tous ces détails de notre proposition, où les membres étaient convaincus de sa validité.
D’ailleurs, dans une émission télévisée, un membre de ladite commission avait expliqué qu’il est du côté de l’UNOA pour les raisons suivantes : il n’y aura pas d’évasion fiscale, notre système est bon pour le Trésor public et assure le droit de la justice fiscale.
Suite au rejet de notre proposition et le refus du dialogue, nous avons appelé à un boycott d’une journée, puis 4 jours, mais nous avons laissé le choix du boycott général à l’assemblée de l’union. Je tiens à mettre les choses au clair, que nous n’avons aucun objectif ni aucune interprétation d’ordre politique, mais notre requête est purement professionnelle. Personne ne peut marchander avec notre cause.
- Après le boycott, quelle a été la réaction du ministère de la Justice ?
Ce n’est pas du ressort du ministre de la Justice, auquel nous avons expliqué tout ce que je vous ai dit auparavant. C’est fort possible que ce département ait mené des efforts par-ci par-là, étant donné que nous représentant 70% de la composante de son secteur. Mais, j’insiste pour dire que ce n’est pas de son ressort.
C’est plutôt au président de la République d’intervenir, vu que le ministère des Finances n’a pas voulu agir. Cette affaire est très sérieuse, et ce n’est pas de la rigolade. Car, l’avocat ici ne cherche pas son intérêt personnel, mais plutôt le bien collectif. Il n’y a aucune justification à cette augmentation fiscale de 12 à 54%.
C’est très grave, surtout venant juste en pleine pandémie, où l’avocat a été lourdement impacté financièrement, suite à la fermeture des tribunaux. Nous n’allons pas nous taire, surtout que plusieurs pays, à l’instar de l’Egypte, ont adopté le prélèvement à la source.
Autre chose, notre titre dans l’article 12 de la LF-2022 est une profession libérale et non commerciale. Alors pourquoi sommes-nous concernés par la TVA ? Pourquoi l’avocat doit posséder deux registres du commerce, de 365 pages chacun ?
Or, l’avocat n’a pas de marchandises à acheter ou à vendre. L’avocat peut enregistrer un client, mais comment va-t-il comptabiliser les frais et son déplacement, si l’affaire est au niveau du tribunal d’Oran et si elle est reportée 15 fois ? Est-ce le citoyen qui paiera l’hébergement, le transport, l’essence... ? La profession d’avocat est spécifique et doit avoir sa propre loi.
- Que comptez-vous faire s’il n’y a pas de réaction de la part du ministère des Finances ?
Le boycott est toujours maintenu. Nous demandons l’ouverture d’un dialogue, car le premier concerné par la justice est l’avocat, qui représente le citoyen.
De surcroît, nous avons expliqué au ministère des Finances qu’il y a ici une atteinte à la Constitution, à travers les articles 12 et 31, et de ce fait l’avocat ne doit pas payer les mêmes impôts, comme les autres. L’article 82 de la Constitution stipule en effet que tous les citoyens sont égaux devant les charges fiscales.
Par contre, maintenant, il n’y a pas d’égalité. Je reviens sur le point de la TVA, qui est spécifique aux commerçants. Une autre mesure qui va à l’encontre de la Constitution, le métier d’avocat n’est pas une profession commerciale, mais libérale. Cependant, les articles 9, 10 et 11 du code du commerce ont été tous appliqués sur les avocats dans les procédures.
C’est encore une fois anticonstitutionnel. Si cette situation persiste, nous pourrons aller vers l’établissement d’une requête aux fins de recours en inconstitutionnalité de la loi des finances, particulièrement dans ses articles 12 et 31.
Soit l’affaire passe au niveau de la Cour suprême ou au niveau du Conseil d’Etat s’il s’agit d’une affaire administrative. Nous pensons que la saisie se fera devant le Conseil d’Etat. Ce dernier va la renvoyer devant la Cour constitutionnelle, qui tranchera sur le caractère constitutionnel ou non des deux articles 12 et 31 de la LF-2022.
- Avant cette plainte, avez-vous projeté des mouvements de protestation ?
Le conseil de l’Ordre, accrédité par l’assemblée générale tenue à Constantine, va se réunir samedi prochain, le 22 janvier. Nous allons agir suivant les nouvelles décisions ou des promesses concrètes qui nous seront faites.