Quelques-uns parmi les vieux habitants de la ville de Bougaâ, au nord de Sétif, encore en vie, n’ont pas oublié la grande rafle du 6 mars 1958 et l’ignoble tuerie perpétrée par des soldats français quelques jours plus tard, soit le 11 mars, sur le pont de Boufarroudj, une localité située à quelques kilomètres de Bougaâ.
Selon des historiens, tout avait commencé par une embuscade tendue le 4 mars 1958 par un groupe de combattants de l’ALN menés par le martyr Azil Abdelkader, dit El Bariki, marquée par l’élimination de 16 soldats de l’armée coloniale, au lieu-dit Aïn Lehdjar, entre Bougaâ et la localité de Tittest. Tous les témoignages s’accordent à affirmer que ce coup d’éclat du martyr El Bariki mit le commandement militaire français dans une rage indescriptible. Et comme à chaque fois, les forces coloniales organisent des représailles.
Celles-ci peuvent donner lieu à des expéditions punitives, à des tueries d’innocents, à des assassinats ciblés, voire à des massacres de masse. Mais cette fois-là, les autorités militaires de Bougaâ (village que l’on appelait alors Lafayette) décident, sous le commandement du colonel de Sevelinges, d’organiser la plus grande rafle que la région ait connue.
Dès les premières heures de la matinée du 6 mars 1958, le village de Bougaâ est entièrement encerclé par des soldats français que des camions ont déversés par centaines durant toute la nuit.
Les forces coloniales investissent tout le village tandis que les «half-tracks» militaires sillonnent bruyamment les rues dans le but de terroriser la population. Les soldats français défoncent les portes des maisons, investissent les lieux et font sortir hommes, femmes et enfants pour les diriger vers le stade municipal entouré de fil de fer barbelé où tout le monde est rassemblé. Vers midi, racontera Saâd Taklit dans un livre-témoignage intitulé «Bougaâ, Wilaya III, Zone I, Région I, contre l’oubli», les autorités coloniales libèrent les femmes et les enfants, mais pour les hommes, c’est le début d’un calvaire qui durera 7 jours et 7 nuits.
Entassés les uns contre les autres, les prisonniers, au nombre de 1000, selon certains témoignages, survivent dans des conditions d’hygiène désastreuses, sans eau, sans nourriture et sans lieux pour se soulager, hormis des latrines sommaires consistant en des trous creusés dans le sol. Le froid des longues nuits de mars, la pluie qui tombe sporadiquement et les maladies qui apparaissent (diarrhées, bronchites) manquent de rendre fous certains prisonniers qui ne peuvent opposer que des hurlements à fendre l’âme à la rage et à l’injustice qui les étreint, écrit, en substance, Saâd Taklit.
Durant ce supplice inhumain, les soldats français font irruption par intermittence dans le «camp» pour emmener plusieurs dizaines de prisonniers, soupçonnés d’aider le FLN, dans les centres de torture de Dradra et d’Aïn Meddah.
Parmi ceux-là, huit subiront les pires tortures dans la ferme d’Aïn Meddah (un 9e, Saïd Allouani ayant été fusillé devant sa maison) avant d’être conduits, au petit matin du 11 mars 1958, sur un pont métallique reliant les deux rives de l’oued Bousselam, à Boufarroudj. Allouani Lalkdar, Atoui Mohamed, Belhatab Kaddour, Belhocine Lakhdar, Benaddad Abdelkader, Daoud Lamri, Debihi Djelloul et Taklit Tayeb sont abattus l’un après l’autre…