La Turquie a toujours été une région à forte sismicité. Peut-on avoir un aspect historique sur ce phénomène dans ce pays (et sa région) ?
Contrairement à l’Algérie, la Turquie possède de très importants documents historiques archivés, depuis plus d’un millénaire, dans les institutions cultuelles de la région. C’est ainsi que cette archive de sismicité historique montre une activité sismique certaine.
Le séisme du 6 février 2023 en Turquie et Syrie, en fait il s’agit de deux séismes violents sur deux branches de la faille d’Anatolie. Celui de 4h17 (M=7.8) en Syrie a généré des contraintes ayant provoqué celui de Turquie à 13h24 (M=7.5). Le bilan de ces deux séismes qui endeuillent la Turquie et la Syrie s’élevait officiellement à 39 106 morts, mardi 14 février 2023, soit huit jours après le drame : 35 418 dans le sud de la Turquie, et 3688 en Syrie. Un bilan qui n’est que provisoire.
Le dernier séisme est-il le plus important ?
L’ampleur des dégâts humains et matériels n’est pas systématiquement proportionnelle à la violence d’un séisme, mais dépend aussi de la densité de la population et de la qualité du bâti. En effet, le long des failles Nord et Est anatolienne qui sont deux branches de failles de plus de 600 km, l’urbanisation a été telle que le risque d’un séisme même modéré engendre des conséquences désastreuses. On vient de montrer que depuis plus de 1500 ans cette région a connu de nombreuses catastrophes sismiques. Des villes entières ont été abandonnées et reconstruites ailleurs. C’est le cas des villes de Maras et Erzincan le 29 novembre 1114 et le 27 décembre 1939. En terme de violence et de catastrophes, c’est deux anciens séismes restent les plus importants ! Qu’en sera-t-il du dernier séisme où chaque jour qui passe montre que la Turquie fait sérieusement face à un événement exceptionnel qui sera probablement similaire ou surclassera les deux anciens séismes que je viens de citer. Ce séisme est probablement le «pire désastre naturel dans la région en un siècle».
Un glissement de deux blocs continentaux, l’un contre l’autre, et l’apparition d’un canyon de 30 mètres de profondeur ont été observés. Pourquoi, selon vous ?
Le phénomène de rupture de faille en surface est connu par les scientifiques. Cette rupture, s’observe souvent pour des séismes de magnitudes M>6.5. Elle varie selon le contexte sismotectonique d’une région donnée. Lors du séisme d’El Asnam (Chlef) du 10 octobre 1980 (M=7.3) une rupture de faille en surface de 47 km avec un rejet vertical de 5 m environ a été observée entre Oued Fodda et El Abadia. Lors du séisme de Boumerdès-Zemmouri, cette rupture n’a pu être observée sur terre car le séisme a été localisé en mer au large de Zemmouri. Les ruptures de failles en surface sont bien étudiées par les sismotectoniciens. Dans les séismes anciens non répertoriés par les archives humaines, elles représentent de très bons marqueurs «Archives» du sol et peuvent être datées avec des techniques de datations au carbone 14 ou autres techniques : on parle alors de paléosismologie, science permettant de reconstituer l’histoire sismique d’une région donnée. Les ruptures en surface peuvent apparaître directement dans les zones de contact entre les plaques tectoniques. C’est le cas de la faille décrochante de San Andrés en Californie, qui met en contact direct la plaque pacifique et la plaque nord américaine. La faille d’Anatolie est plus complexe. Elle est née à la suite du contact entre la plaque d’Arabie au sud et la plaque Eurasienne au nord avec une expulsion d’une microplaque dite d’Anatolie. En effet, la faille nord-anatolienne est la limite nord de la petite microplaque turque, qui est coincée entre la plaque eurasienne au nord et la plaque arabique au sud. La microplaque turque est pressée vers l’ouest alors que les plaques arabe et eurasienne convergent. Elle fait près de 500 km de long, allant d’une jonction avec la faille de l’Anatolie orientale jusqu’à la mer Egée.
Le sol au niveau de ces contacts est très fragile et se rompt brutalement suite au séisme et montre de grande déchirures du sol assez impressionnantes quand elles affectent les zones non urbanisées ou les zones rurales. Il ne faut pas oublier que ce phénomène de rupture de faille en surface est souvent caché par l’effondrement des constructions dans les villes.
Pour rappel, il faut bien noter et comprendre que lorsqu’un séisme affecte une région, le sol et tout ce qui existe sur ce sol est soumis à de très fortes sollicitations vibratoires. De ce fait, il n’y a pas que les constructions qui s’effondrent, le sol également s’effondre selon sa nature et sa morphologie. C’est ainsi quand dans les zones à fortes pentes, on observe souvent des glissements de terrain et des éboulements rocheux induits par le séisme. Dans les zones de plaines ou s’accumulent souvent des sédiments argilo-sableux saturés en eau, on observe des phénomènes de liquéfaction instantanée de ces sols. C’est-à-dire que ces sols se comportent comme des sables mouvants pendant la durée de la secousse et tout ce qui est bâti sur ce sol s’enfonce ou s’effondre.
Les nouvelles constructions en Turquie ont été remises en cause... On croyait que ce pays touristique avait des lois strictes concernant l’urbanisme. Qu’en pensez-vous ?
La Turquie était bien consciente du risque sismique. Depuis presque la fin de la deuxième guerre mondiale et sous l’impulsion de l’OTAN qui avait réalisé de nombreuses infrastructures, un code parasismique très sévère a été adopté dès 1940 et mis en application. La dernière version de ce code (AFAD 2018) a été établie par plus de 120 experts qui ont contribué à la réalisation de ce document et tous les travaux ont été coordonnés par un comité permanent du code du bâtiment composé de 15 membres. Le nouveau code parasismique turc est une révision complète du précédent datant de 2007. Le nouveau code se compose de 17 chapitres. La plupart d’entre eux sont révisés et la nouveauté réside dans les bâtiments élancés en acier et/ou en bois, et bâtiments isolés sismiquement. Ce code parasismique a été publié au Journal officiel le 18 mars 2018 et mis en application le 1er janvier 2019. Il contribuera à une installation et à une construction sûre en cas de tremblement de terre.Toutefois, et comme je l’ai répété dans plusieurs de mes articles et conférences, un code seul ne suffit pas. Il faut impérativement imposer une réglementation permettant de contrôler la réalisation des constructions conformément à la réglementation. Il faut que les assurances s’impliquent pour permettre le suivi strict des chantiers de construction et éviter de créer les conditions favorables aux ‘mafias du foncier’.
Et en Algérie ? Les séismes de Boumerdès, d’El Asnam... ont-ils causé, aussi, des failles ?
Oui bien entendu. Comme je l’ai précisé précédemment, lors du séisme d’El Asnam (Chlef) du 10 octobre 1980 (M=7.3) une rupture de faille en surface de 47 km avec un rejet vertical de 5m environ a été observée entre Oued Fodda et El Abadia. Egalement, lors du séisme de Boumerdès-Zemmouri, cette rupture n’a pu être observée sur terre car le séisme a été localisé en mer au large de Zemmouri. La mission de cartographie sous-marine Maradja 1 d’août 2003 a permis de cartographier cette rupture. Toutefois, il est à préciser que dans une zone sinistrée par un séisme, il arrive souvent que des glissements de terrain ou des tassements différentiels au niveau des berges de rivières soient observés et qu’il ne faut pas confondre avec le phénomène de rupture de faille en surface.
L’Algérie est-il un pays à risque pour ce qui est des grands séismes ?
On peut simplement limiter les conséquences d’une catastrophe naturelle qu’elle soit sismique ou autre. Il faut préciser que malgré notre avancée sur les connaissances scientifiques et les développements technologiques des normes de construction, il est très difficile voire impossible de répondre avec certitude à cette question. Plusieurs paramètres entrent en jeu dont les principaux sont :
- La préparation des populations à comprendre l’environnement dans le quel ils vivent et ce, à travers leur éducation à l’école. Il faut impérativement intégrer dans l’éducation civique la culture du risque, séisme compris.
- La cartographie détaillée des zones à risque sismique doit être établie pour chaque site urbain existant ou futur. Par exemple, pour El Asnam (Chlef) nous avions réalisé des cartes à l’échelle du POS (Plan d’occupation du sol) pour 9 sites urbains (Chlef, El Abadia, Sendjas, Oued Fodda, El Attaf, Oued Sly, Bou Kadir, El Karimia, Ouled Ben Abdelkader). Ces cartes détaillées étaient assemblées dans un Atlas et étaient au nombre de six pour chaque site urbain cité ci-dessous : carte photogéologique, carte géotechnique et hydrogéologique, carte des intensité des séismes historiques, carte d’isoaccelération des séismes, carte des effondrements induits par les séismes (potentiel de liquéfaction du sol, potentiel de glissements de terrain, potentiel de rupture de faille en surface, potentiel risque d’inondation) et carte de synthèse des aléas sismiques ou cartes de microzonage. C’est dire l’immense travail à faire pour les grandes autres villes d’Algérie et surtout le temps et les budgets à consacrer.
- Il faut appliquer les règles parasismiques à toutes les constructions privées ou publiques et imposer un contrôle technique dans leur réalisation. Il faut que les architectes et les ingénieurs de génie civil trouvent les compromis intelligents afin que les constructions soient préservées des luttes des uns contre les autres.
Le travail qui reste à faire est colossal et nécessite une vision sur le très long terme. Seul un plan de résilience aux séismes peut limiter et atténuer les dégâts dus aux futures catastrophes sismiques.
D’après les observations scientifiques concernant les phénomènes tectoniques, l’Algérie s’éloigne-t-elle de l’Europe ou se rapproche-t-elle de ce continent ?
Comme on l’a constaté lors des séismes de Turquie et de Syrie où la plaque d’Arabie est actuellement en collision presque frontale avec la plaque Eurasienne. Nous avons, à peu de chose près, le même phénomène tectonique de collision entre la plaque africaine et la plaque d’Eurasie. Cette collision est marquée par de nombreux séismes violents et récurrents sur l’ensemble de la partie nord du Maghreb et principalement en Algérie. Si on se base sur cette petite fenêtre temporelle de plusieurs milliers d’années, on aurait tendance à croire que ce rapprochement Europe-Afrique verra la fermeture de la mer Méditerranée dans quelques millions d’années. Pour revenir un peu à votre question, il faut regarder la terre avec une échelle du temps un peu plus longue et basculer vers une unité du temps de l’ordre du million d’année. Si on se base sur l’histoire régionale de la Méditerranée, il est un fait indéniable qu’au Messinien (6 millions d’années environ) la Méditerranée était un simple bassin sec fermé formé de sel dû à l’évaporation presque totale de l’eau. On pouvait probablement marcher entre l’Europe et l’Afrique. Un autre exemple de fermeture d’un océan est celui des Alpes. Les mouvements tectoniques des plaques ont été à l’origine de la fermeture et à l’ouverture d’un océan disparu baptisé Téthys ou Océan Alpin. Cet océan disparu a existé entre 250 millions d’années (Trias) et 50 millions d’années (Eocène) et a été remplacé par les Alpes qui continuent à subir les restes de cette collision tectoniques.
Comment peut-on imaginer la carte géographique dans les siècles à venir, voire dans des millions d’années ?
Honnêtement, il serait difficile de répondre à cette question car les modifications des paysages ne sont visibles que sur de très longues périodes dépassant les siècles. Comme je viens de le dire dans la question précédente, nous, en tant que scientifiques, nous pouvons analyser le passé géologique grâce aux marqueurs du sol (empreintes laissées dans le sol) que l’on peut analyser, dater et interpréter.
Toutefois, il y a à l’Université de Montpellier par exemple (France), des équipes de géologues spécialisés dans la modélisation numérique et analogique des environnements tectoniques en compression qui simulent le passé et arrivent à donner un aperçu des paysages géologiques et tectonique dans le futur.
Enfin, un mot sur la Protection civile algérienne, qui a relevé le défi au dernier séisme de Turquie et de Syrie (et même ailleurs dans le passé)...
Il faut reconnaître que les équipes algériennes de la protection civile sont réellement en avance et sont reconnus mondialement pour leur compétence et leur expérience. Je reviens à la notion d’organisation, de formation et de moyens mis sur le tapis sur le long terme. Leur professionnalisme n’est pas le fruit du hasard. C’est de la vigilance, des efforts et du travail en continu.