Pour tenter de comprendre plus et mieux ce qui s’est passé en ce premier du mois de novembre 1954, et comment cela est-il arrivé, nous avons interrogé Sid Ali Abdelhamid, un témoin du temps, qui a poussé ses premiers vagissements à l’aube des éruptions des fièvres patriotiques des années 20 et qui, depuis n’a plus quitté le terrain politique national jusqu’à 1955, année où les forces d’occupation l’ont embastillé pour qu’il aille grossir le peuple des prisons colonialistes.
Cet homme d’exception a disparu depuis qu’il nous a accordé cet entretien inédit, en septembre 2010, ravi à l’affection des siens et de ses compatriotes, plus que centenaire, le 06 mars 2022.
Ce que nous retenons de cet entretien qu’El Watan a décidé de publier dans son intégralité en trois parties, dont nous vous livrons aujourd’hui la première, c’est que le formidable emballement de l’histoire qui a engendré le premier novembre 1954 n’est pas un phénomène de génération spontanée ni dû au hasard d’une quelconque chimie des évènements. «Mon premier contact avec le parti date de 1937, nous dit-il.
En ce temps-là, j’étais agent télégraphiste aux PTT. Cette fonction m’a permis d’être en contact direct avec les dirigeants du PPA mais pas en tant que militant. Je leur apportais les télégrammes adressés au Parti. »
Le PPA avait été interdit par le Front populaire qui venait de prendre la pouvoir. Messali avait été arrêté avec une quarantaine de militants, dont 21 ont été déférés devant le tribunal…
En 1937, après l’arrestation de Messali, et jusqu’en 1939, avant son transfert de Barberousse à El Harrach, je lui apportais aussi des télégrammes à la prison de Barberousse, puis ensuite en 1941, à la prison militaire.
Avec la dissolution du PPA, moins de 40 jours après sa libération en 1939, Messali a été à nouveau embastillé. Puis il a été une fois de plus libéré le 27 août 1939, avant d’être appréhendé derechef au début du mois d’octobre 1939.
Messali, et presque tous les dirigeants du parti à travers l’Algérie furent arrêtés et déférés devant le tribunal militaire qui a prononcé des peines très lourdes.
Des condamnations qui allaient de 16 ans de travaux forcés contre Messali et quelques militants, jusqu’à 4 années de prison ferme. Pendant cette période, l’activité du parti avait été très, très, très réduite. Elle consistait beaucoup plus à alimenter financièrement le fonds de solidarité pour nourrir les familles des détenus.
Ce n’est qu’en 1942 que la vie organique a repris. Le parti, toujours dans la clandestinité, dirigé en l’absence de Messali par Mohamed Lamine Debaghine, avait pris l’initiative, avec Ferhat Abbas, d’élaborer un manifeste qui deviendra le Manifeste du peuple algérien (MPA) qui sera publié le 10 février 1943.
En ce qui concerne notre groupe que nous avions baptisé le Comité d’action révolutionnaire nord-africain (CARNA), nous nous étions réunis à la medersa Rached, à l’initiative de Mohamed Taleb. Nous étions sept. Outre donc, Taleb Mohamed étaient présents : Bencheikh El Hocine Hammadou, Mahmoud Abdoune, Abdelmalek Temmam, Ali Halite, Hocine Asselah et moi-même.
Tous issus du CARNA ?
Asselah, Halite et Abdelmalek Temmam, n’en étaient pas membres au départ. Ils seront intégrés après le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942. Nous militions sous l’égide du CARNA mais nous n’avions pas révélé son nom. Nous l’appelions En Nidham (l’Organisation).
Notre activité consistait à militer activement, sur le terrain, contre la conscription, pour le boycott de la souscription émise par de Gaulle. L’activité du parti a commencé en 1943. Ainsi, après avoir engagé la lutte contre l’enrôlement, en avril 1943, les dirigeants du parti, tels que le Docteur Lamine Debaghine, Ahmed Mezerna, Djemaâ Arezki, Benyoucef Ben Khedda ainsi qu’un militant de Blida : Ben Cherchalli, à ne pas confondre avec Hadj Cherchalli furent arrêtés et torturés. Seul Lamine Debaghine avait échappé au supplice. Ils ont été emprisonnés pendant quelques mois, puis ils ont été libérés. Je précise que nous agissions également avec Hadj Slimane, Ahmed Khettab, des patriotes, le premier de Blida et le second de Médéa. Nous avions même acheté des armes chez les trafiquants anglo-américains, en vue d’une action armée éventuelle.
L’activité continua ainsi multiforme, pour ne pas dire hétérogène, lorsque, par la suite, Ferhat Abbas et Sayah Abdelkader, furent arrêtés à leur tour en septembre 1943. Le 23 du mois, avec groupe du CARNA, toujours soudé, nous avons entrepris d’organiser une manifestation de soutien aux détenus, le jour de l’Aïd, qui tombait cette année-là le 30 septembre 1943.
Chose étrange, personne ne parle de cette action ! Cette manifestation, il faut le reconnaître et le dire, est pour le moins, d’une rare audace. Une protesta publique, en pleine guerre, qui s’est déroulée de la façon suivante :
Nous nous sommes demandé comment rassembler le maximum de personnes ? L’idée nous est venue que le meilleur moment serait celui de la sortie de mosquées que nous savions pleines de fidèles en ce jour sacré. Aussi avions-nous décidé de bloquer la sortie de l’une d’entre elle et permettre à un orateur de notre groupe de prendre la parole. Nous avions choisi pour orateur Ali Fedhi qui deviendra plus tard un comédien bien connu du public algérien. Il fut célèbre à la télévision par ses émissions de vulgarisation de la langue arabe, dans les années 60 et 70.
Il est donc intervenu et a pris la parole. Nous avions bloqué les issues de la mosquée et empêché les ceux qui avaient terminé leurs dévotions, de sortir, les obligeant, pour ainsi dire de sortir et d’entendre ce que nous avions à leur dire.
Dès la sortie, il y a eu une manifestation avec tous les mots d’ordre du parti «Vive l’Indépendance, Vive l’Algérie» etc.
La police a, comme nous nous y attendions, brutalement réagi. De plus, malheureusement, pour nous, organisateurs, l’horaire des prières, s’il est le même dans l’absolu, n’était pas identique sur les aiguilles des horloges, et la durée de sermons n’était pas similaire, chez tous les prédicateurs. Ce qui fait que les fidèles qui ont accompli leurs prières dans les mosquées Djamaâ el Kabîr, Djamaâ Safir, et Djamaâ Sidi-Ramdane etc. ne sont pas sortis au même moment que nous (1).
Personnellement, je m’étais rendu à la mosquée Sidi Ramdane pour accompagner les gens vers le lieu de rassemblement. Malencontreusement, l’imam a tardé dans sa prédication ce qui fait que nous sommes arrivés en retard au regroupement. Rue Marengo, nous avons sorti les pancartes de chez Henni Mohamed, mais en arrivant à la rue du Divan la manifestation avait été dispersée et durement réprimée par la police coloniale, dont il est inutile de vous décrire les méthodes. Néanmoins notre action a eu des échos satisfaisant voire honorables. Parce que je le répète, manifester pendant la guerre ce n’était pas facile, parce que strictement interdit. De là à clamer des mots d’ordre nationalistes, vous imaginez d’ici la tête des autorités d’occupation.
Je regrette que pratiquement tous les historiens ne parlent pas de cet événement qui a son importance. Ceci d’autant plus que cette action, crânement téméraire, s’est déroulé alors que les colonialistes voulaient nous envoyer en Europe dans une guerre qui était tout sauf la nôtre, même si les Algériens et les jeunes des pays colonisés y ont péri par millions. Dans quelques courtes années, nous allions apprendre comment la France colonialiste a remercié les vivants et les morts d’avoir libéré Marseille, Strasbourg, Paris et le reste de «leur mère patrie». Tout cela représentait aux yeux des autorités françaises un défi. Cette manifestation nous a permis de susciter pas mal de sympathie et même d’engager quantité de militants dans le parti. Parmi eux, je me souviens de Boulendjas, un industriel qui a pris des coups, et qui avait été sérieusement blessé et qui, aussitôt remis, à rapidement rejoint le parti. Toujours consécutivement à notre protestation publique, notre groupe a créé un journal : l’Action algérienne, porte-parole du mouvement qui défendait les idées indépendantistes.
Ce journal qui, pour la première fois, était imprimé et non ronéoté, comme c’était l’usage à cette époque, a eu un écho très favorable d’autant que les auteurs des articles étaient d’éminentes personnalités nationalistes. Parmi elles, je citerai Hocine Lahouel, Ben Ali Boukort, Kaddour Sator et d’autres encore.
Naturellement, c’étaient des plumes clandestines. Le journal était distribué gratuitement contrairement aux titres concurrents.
Après la parution de L’Action Algérienne, Chadli el Mekki et Bouda qui avaient été libérés en 1943, sont allés voir Messali à Ksar Chellala pour défendre la cause des anciens dirigeants du PPA qui avaient créé le CARNA et qui avaient été exclus du PPA pour s’être rendus en Allemagne et avoir pactisé avec les nazis qui les avaient manipulés. Ils lui ont expliqué le sens de leur action, jugée politiquement très grave par le leader nationaliste algérien, cofondateur de la prestigieuse Etoile Nord-africaine (ENA) en 1926. Sensible aux arguments des avocats de ces militants « égarés », Messali a accepté leur réintégration comme responsables au sein du de la direction PPA. Ils en avaient été exclus, je le rappelle, suite aux contacts qu’ils avaient établis avec les nazis qui voulaient les utiliser dans un réseau infiltré derrière les lignes. Certains avaient d’ailleurs suivie une formation rapide comme saboteurs. Les Allemands pensaient les utiliser une fois la guerre engagée.
Ce n’était pas tout le CARNA qui était poursuivi…
Non, non, non. Quelques activistes seulement et d’entre eux : Mohamed Taleb, Omar Hamza et quelques autres. Nous nous avions intégré le CARNA par la suite. Nous n’étions d’ailleurs pas du tout au courant de cet épisode antérieur à notre adhésion.
A ce moment-là, les deux premiers dirigeants qui ont été intégrés à la direction du parti furent Mohamed Taleb et Mohamed Abdoune. Ils étaient déjà dirigeants du PPA avant 1939.
Quelque temps après, deux autres éléments ont été intégrés : Hadj Mohamed Cherchalli et Hocine Asselah. Donc, la nouvelle direction du BP se composait de quatre nouveaux éléments tandis que d’autres ont été écartés. Comme Hocine Mokri, Si Mohamed Kouba etc. Donc il y avait dans cette nouvelle direction les quatre que je viens de citer, auxquels il convient d’ajouter, Chawki Mostefai ; le docteur Lamine Debaghine et Ahmed Bouda. Voilà les principaux dirigeants qui ont été rejoints par Khellil Amar.
Enrichi par ces nouveaux cadres, le parti élargissait ses activités. Restait le cas des jeunes. Avant notre intégration dans le parti, il y avait une organisation des jeunes à Belcourt qui lui était rattachée et une autre organisation, celle de La Casbah, autrement dit la nôtre, rattachée au CARNA.
Sur l’initiative de Mohamed Taleb et d’Ahmed Bouda, les deux responsables, de Belcourt et de La Casbah se sont réunis à Belcourt au domicile de Charef Saïd. Les représentants de La Casbah étaient Saïd Amrani et Abderrahmane Taleb, ceux de Belcourt étaient Charef Saïd et Mohamed Belouizdad. Ils se sont réunis pour l’unification des organisations de jeunes. Ils ont désigné Saïd Amrani comme responsable et Mohamed Belouizdad comme adjoint. Cela a permis de demarrer.
C’est comme ça que par la suite l’organisation du Grand-Alger s’est renforcée. Malheureusement, au début du mois d’octobre, j’étais alors, responsable de l’imprimerie. Suite à un fâcheux incident que je qualifierais de «bête», pour ainsi dire, je fus recherché par la police. Voici, assez succinctement, ce qui s’était passé :
Nous avons appris grâce à nos informateurs, que les autorités colonialistes allaient procéder à des perquisitions. J’ai pris un petit sac dans lequel j’avais placé des articles de Hocine Lahouel, de Ben Ali Boukort, et comme je tenais la comptabilité d’une boulangerie, de Rihani à la rue Marengo, je les avais dissimulés là-bas. Entre-temps, je me suis rendu au port pour récupérer un chèque, parce que Rihani fournissait du pain pour les dockers.
Au retour, j’apprends que la police qui contrôlait la qualité de la farine et qui n’avait aucun rapport avec les RG, était passée. Le commerçant quand il a vu venir des Français, a eu peur et a caché la sacoche qui contenait les articles destinés à notre journal dans un sac de farine. Ne voilà-t-il pas que les inspecteurs du contrôle de la qualité ont vu le geste du commerçant.
Ils se sont saisis des papiers et les ont transmis à la Police des renseignements généraux (PRG) laquelle est venue sans perdre un instant. Le vendeur leur dit spontanément que ces papiers, dont il ignorait le contenu étaient à moi et que j’allais revenir à midi. Je suis revenu à midi. Alors que j’arrivais et que j’entrais dans la boulangerie la police en sortait. Nous nous sommes croisés sur le seuil. Le boulanger a eu la présence d’esprit de ne pas me designer. Les agents en sortant, pensaient que j’étais un chaland comme un autre. J’ai filé à l’anglaise pour rejoindre Mohamed Taleb, au café Sfax, rue Tanger. Je lui ai raconté ma mésaventure. Il m’a dirigé vers le Ravin de la Femme Sauvage à Bir Mourad Raïs. C’est Hamoud Youcef, le limonadier, qui est venu me chercher, pour m’emmener à Fort de l’Eau ou était déjà caché Ali Fedhi, lui aussi recherché.
Conséquence, pendant quelques jours l’activité de l’Action algérienne avait été retardée. Quelques jours, seulement. Puis le journal a reparu de plus belle avec l’émergence des Amis du manifeste de la liberté les AML. Encore un grand moment dans l’histoire du Mouvement national.
Par Boukhalfa Amazit
Prochain article :
II – 1945 – 1950 : LE TEMPS DE LA NOUVELLE DONNE.