Ali Guenoun. Historien : «Le Printemps berbère est l’aboutissement d’un processus qui a pris naissance au sein du Mouvement national»

21/04/2022 mis à jour: 16:11
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Ali Guenoun. Historien / Photo : D. R.

Dans l’entretien accordé à El Watan, Ali Guenoun, historien, revient sur la genèse du Printemps berbère. «La question amazighe est refoulée durant la guerre d’indépendance pour rebondir une fois que l’Algérie s’est libérée du colonialisme (…). La généralisation de la langue arabe et l’exclusion de toute expression officielle en tamazight après 1962 font resurgir en surface cette question», soutient l’auteur de La question kabyle dans le nationalisme algérien 1949-1962 (Le Croquant/Casbah, 2021), précisant que «même si au début, ses buts spécifiques n’étaient pas politiques, la question amazighe a servi de cadre politique de substitution». S’agissant des récits divergents sur cette séquence importante de l’histoire algérienne, il note : «Tous les mouvements sociaux ou politiques ont connu des moments difficiles liés aux mutations des situations politiques et de leurs encadrements. Le Mouvement culturel berbère n’y a pas échappé. Les récits diffèrent, parce que les porteurs de mémoire n’ont pas tous les mêmes objectifs et les mêmes ambitions.»

- Le Printemps berbère a pour origine immédiate l’interdiction de la conférence de l’écrivain Mouloud Mammeri sur «Les Poèmes kabyles anciens». Existe-t-il d’autres causes plus anciennes ?

Effectivement, le Printemps berbère de 1980 n’est pas tombé du ciel. C’est l’aboutissement d’un long processus qui a pris naissance au sein du Mouvement national algérien. En 1949, les dirigeants du PPA/MTLD ont inventé un vocabulaire infamant contre des militants nationalistes très impliqués dans la lutte contre le colonialisme et qui posaient des questions politiques à leur direction.

Parce qu’ils revendiquaient la diversité des éléments constitutifs de la nation algérienne, demandaient la prise en compte de toute l’histoire de l’Algérie et mettaient au centre la question démocratique, ils ont été traités de «berbéristes». Ce vocable de «berbériste» désignait en 1949 les contestataires de la direction comme des «antinationalistes» et des «alliés du colonialisme». Par ce vocable, les contestataires ont été exclus de leur parti et désignés comme l’ennemi intérieur. Il était, depuis, difficile d’évoquer la pluralité de l’Algérie.

Parce que ce vocabulaire stigmatisant a réussi à fédérer plusieurs militants du parti contre les contestataires, il est réactivé depuis dans diverses crises politiques qui ont secoué l’Algérie pour contrecarrer toute contestation politique ou sociale venant de Kabylie.

La question amazighe est refoulée durant la guerre d’indépendance pour rebondir une fois que l’Algérie s’est libérée du colonialisme. Durant la guerre d’indépendance, plusieurs contestataires de 1949 ont rejoint le FLN très tôt après le déclenchement de la Révolution. De peur qu’ils prennent le pouvoir, les dirigeants de la Kabylie les ont liquidés pour «berbérisme». On retrouve le même discours stigmatisant lors de la révolte armée du FFS de Hocine Aït Ahmed de 1963 à 1965.

La généralisation de la langue arabe et l’exclusion de toute expression officielle en tamazight après 1962 font resurgir en surface cette question. Elle s’est manifestée surtout dans le milieu universitaire et dans l’émigration en France. Deux courants se distinguent : le premier, activiste, centré autour de l’Académie berbère-Agraw Imazighène, fondée en 1966 à Paris, recrute en milieu plus populaire mais aussi estudiantin et véhicule un discours politique virulent et un pan-berbérisme.

Le second, universitaire, centré autour de Mouloud Mammeri et du groupe d’étude berbère de Paris VIII, est plutôt modéré. Son activité est essentiellement l’enseignement de la langue berbère, la planification linguistique et l’édition. D’autres groupuscules plus ou moins connus, comme l’OFB (l’Organisation des forces berbères).  Mais la répression s’abat sur les berbéristes, comme d’ailleurs tous les opposants politiques, syndicalistes et étudiants des universités algériennes.

De jeunes gens ont été insultés, arrêtés et parfois torturés pour avoir montré ostentatoirement des tee-shirts marqués en lettres tifinagh ou en possession d’écrits en tamazight. De jeunes lycéens et lycéennes ont été malmenés par la police et la police politique et interdits de chanter en kabyle à la télévision. Toutes les voies légales, pour un dialogue avec les autorités sur la démocratisation de la société et le pluralisme culturel, sont fermées.

Des incidents violents se produisent surtout en Kabylie et à Alger. Ce climat radicalise la situation et pousse les militants de la berbérité à la radicalisation (l’affaire des «poseurs de bombes») et à une politisation de leur revendication. Ses porte-parole cherchent ainsi des supports organiques comme les partis clandestins d’opposition : PRS (Parti de la révolution socialistes) de Boudiaf, FFS, FUAA (Front uni de l’Algérie algérienne) de Rachid Ali Yahia...

Ces partis considèrent la question amazighe «comme une forme de résistance à l’attitude jacobine du pouvoir et comble un vide politique». Même si au début, ses buts spécifiques n’étaient pas politiques, la question amazighe a servi de cadre politique de substitution. Parmi les moyens des militants berbéristes, la chanson a joué un rôle important aux côtés du football et de l’équipe de la JSK.

- L’engagement de la population locale, mais surtout des étudiants du centre universitaire de Tizi Ouzou, était important. Quel a été celui des organisations et des partis politiques que vous citez ?

Le rôle du FFS, qui a fait sa mue en 1978 en revendiquant la reconnaissance de «la langue berbère comme langue nationale au même titre que la langue arabe», est central.

Le changement de stratégie de ce parti en faveur de la langue amazighe a été opéré grâce à l’adhésion de plusieurs jeunes étudiants. Il ne faut pas négliger aussi, comme cité plus haut, le rôle du FUAA et des militants du PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste), même si les dirigeants de ce parti ont fermement condamné les manifestions populaires du Printemps berbère de 1980.

Mais en dehors de ces organisations politiques clandestines, il ne faut pas oublier le rôle joué par les syndicats et les petites mains, qui pour la plupart restent inconnues, et qui se sont beaucoup investis durant ces événements et ont bravé les interdits.

- Les autorités de l’époque ont privilégié la manière forte (occupation de l’université, arrestations, etc.). Pourquoi ? La peur de la contagion ?

La violence est la culture privilégiée des dirigeants algériens depuis le mouvement nationaliste dans le règlement des questions politiques. Le pouvoir algérien, comme en 1949, a tout fait pour cantonner les manifestations de 1980 en Kabylie et présenter comme régionaliste ce mouvement populaire et démocratique.

- Les événements d’Avril 1980 ont connu un prolongement, le séminaire de Yakouren, organisé en août 1981 pour discuter, lit-on dans le rapport de synthèse publié par Imdyazen, du «problème de la culture». Quels ont été les grands axes de cette rencontre  ?

- Le séminaire de Yakouren d’août 1980 est un moment d’ouverture démocratique porteur de grands espoirs. Il a réuni des historiens, des sociologues, des économistes, des linguistes, etc. venus de plusieurs régions du pays.

C’est le premier moment où des Algériens débattent en toute démocratie de questions politiques, culturelles, de l’avenir de l’école, de la place des médias dans la société…

En dépit des divergences politiques et idéologiques les participants à ce séminaire ont voulu proposer une plateforme nationale large et apporter des solutions aux multiples questions qui bloquaient la société algérienne, comme les libertés d’expression culturelles et le statut des langues populaires (tamazight et l’arabe algérien)…

- La Kabylie célèbre chaque année cet événement fondateur du Mouvement culturel berbère. Des divergences s’étaient manifestées au fil des années. Des récits parfois divergents sur le Printemps berbère sont apparus dans la foulée de l’ouverture démocratique, mais aussi après les événements dramatiques qu’a connus la Kabylie en 2001, et l’avènement d’autres acteurs politiques dans la région. Qu’en est-il ?

Tous les mouvements sociaux ou politiques ont connu des moments difficiles liés aux mutations des situations politiques et de leurs encadrements. Le Mouvement culturel berbère n’y a pas échappé.

Les récits diffèrent parce que les porteurs de mémoire n’ont pas tous les mêmes objectifs et les mêmes ambitions. La mémoire sert d’abord le présent et les calculs d’aujourd’hui et de demain. Certains groupes ont su imposer leur récit au détriment de ceux qui n’ont pas les moyens de plébisciter leur passé et de mettre en avant leur «légitimité» historique dans le combat identitaire.

Face à l’histoire officielle qui les a niés, certains berbéristes «réhabilitent» l’histoire en «inventant» d’autres silences sur des séquences de leur passé et en niant l’apport et la représentativité d’autres militants, susceptibles de leur faire de l’ombre dans la course à la légitimité. L’histoire se transforme en «constructrice d’homologations improbables» et de héros du combat pour la question amazighe. Parce que mobilisatrice des masses, cette question et sa légitimation par l’histoire restent des enjeux importants.

Quant aux partis d’opposition, ils ont perdu de leur audience depuis belle lurette. Le pluralisme, sous toutes ses formes, est présenté comme facteur de division de la nation. On a cultivé une culture du mépris des responsables politiques perçus comme nuisibles à la cohésion de la société et à son épanouissement.

En 1962, la prise du pouvoir par les militaires a favorisé la dépolitisation de la société. Ceux qui ont dirigé le pays depuis l’indépendance ont géré la société par la corruption, la prédation et la violence. Ils ont encouragé le truquage des élections pour empêcher les Algériens de choisir leurs propres représentants. Ils ont réussi à les convaincre qu’une grande partie des membres de la classe politique sont des profiteurs, des corrompus et des clients du pouvoir en place.

En Kabylie, où est fait le même constat, la décrédibilisation d’une partie de l’élite politique s’explique par sa participation aux mascarades électorales afin de bénéficier de largesses du pouvoir, par le soutien d’anciens acteurs du mouvement amazigh aux candidatures de Abdelaziz Bouteflika, par l’adhésion aux partis de la coalition présidentielle : Rassemblement national démocratique (RND), Front de libération nationale (FLN), Mouvement populaire algérien (MPA)…, ainsi que par des positions ambiguës et parfois opposées au Mouvement citoyen né du  Printemps noir de 2001 – au cours duquel 126 personnes ont été tuées par les gendarmes.

Ali Guenoun est docteur en histoire de l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur de : La question kabyle dans le nationalisme algérien 1949-1962, Le Croquant/Casbah, 2021, et de : Chronologie du mouvement berbère. Un combat et des hommes. 1945-1990, Casbah, 1999.

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