Si les crises économiques et socio-sanitaires liées à la Covid-19 ont profondément bouleversé les sociétés durant les années 2021-2022, il est important de rappeler que le quotidien et ses routines invisibles n’effacent pas les enjeux importants mis en exergue par les acteurs sociaux, qui accordent une valeur suprême à leur vie de tous les jours» (Algérie, crises au quotidien, 2024).
Issu du colloque international Les crises au quotidien, tenu les 25 et 26 septembre 2023 à l’université d’Oran 2, l’ouvrage collectif Algérie, crises au quotidien, coordonné par Mohamed Mebtoul, sociologue et directeur de l’unité de recherche en sciences sociales et santé (Université d’Oran 2), propose un décryptage pluridisciplinaire impliquant sociologues, juristes, économistes et linguistes sur les crises au quotidien liées au travail, à la santé, à la citoyenneté, etc., dans un contexte marqué par une double crise socio-sanitaire et économique.
Cette double crise, ayant exacerbé les souffrances sociales et psychologiques, notamment en raison des décès, du chômage accru dû aux fermetures d’entreprises et d’anomalie des liens sociaux pendant le confinement, a démontré la fragilité du tissu social et accentué les incertitudes.
Au-delà d’une compréhension souvent simpliste et superficielle, marquée par la primauté de la quantification des crises, l’ouvrage propose une analyse approfondie des dynamiques sociales par le bas des crises, seule manière de saisir les enjeux sociaux, politiques et économiques au quotidien, notamment lorsque le tissu social est sous-analysé en raison de l’hégémonie et de l’infiltration des pratiques informelles dans le champ social.
Entre la banalisation des crises au quotidien, marquée par une routine d’«insignifiances» où les discours instaurent des normes de passivité, d’attentisme et d’indifférence, l’enfermement des acteurs sociaux dans un jeu de culpabilisation qui évite de confronter les crises dans des domaines essentiels tels que le travail, l’éducation, la santé et la justice et la dénégation des réalités sociales (à l’image de la violence de l’argent ou des difficultés liées aux transports, aux coûts de la vie, et à l’accès aux soins de santé), l’ouvrage révèle comment les interprétations des crises au quotidien sont souvent réduites au sens commun, en raison de l’absence d’une compréhension fine et diversifiée des différents pans de la société, contribuant ainsi à maintenir les inégalités sociales.
Les rituels de la vie quotidienne comprennent également des mécanismes d’affrontement, de détours et de résistances qui, bien avant les crises récentes, ont révélé des marginalisations profondément enracinées dans l’histoire sociale. L’informel, la fuite des compétences intellectuelles, ou «intelligentsias exiliques», et Haraga, illustrée par la figure de la «divorcée» dans la contribution de Tawfiq Belfadel. L’entreprise industrielle est aussi traversée par une crise au quotidien au cœur des rapports hiérarchiques, comme le montre Mehdi Larbi.
Les crises au quotidien, loin d’être spécifiques à une catégorie sociale donnée, concernent les acteurs sociaux, de statuts variés. Seule la quête d’une réussite sociale et professionnelle, semble pouvoir attribuer du sens à leur existence quotidienne. Elle est d’autant plus urgente dans des situations quotidiennes qui dévoilent finement la fragilisation, le désespoir et la non-reconnaissance sociale du travail dans une conjoncture économique structurée par la rente pétrolière. L’activité professionnelle est profondément malmenée par la prégnance de pratiques informelles qui permettent d’accéder avec aisance au gain facile, dévoilant la production sociale d’un égalitarisme fictif.
Les crises au quotidien créent certes un espace d’incertitude, fragilisent la socialisation et renforcent l’entre-soi familial, mais elles portent aussi un espoir en redonnant aux populations la capacité d’agir collectivement, à travers une solidarité active qui mobilise des savoirs inventifs pour soutenir les vulnérables, comme les malades de la Covid-19, analysée par Aïcha Benabed dans sa contribution.
Ces formes de solidarité familiale et du voisinage, particulièrement en période de crise, sont essentielles pour comprendre le processus complexe de la citoyenneté. Ainsi, l’ouvrage montre que la citoyenneté peut se transformer négativement en raison des interdits et de la lassitude sociale, des ambiguïtés de l’engagement militant, mis en exergue par Hayat Imene Boudjemaa.
Mais la crise ouvre un champ du possible permettant de libérer des énergies, de donner la pertinence au collectif engagé dans une dynamique de transformation sociale. L’ouvrage collectif «Algérie, crises au quotidien» regroupant 13 contributions - à l’image des crises alimentaires séquentielles de Kamel Chikhi, du double exil des intelligentsias algériennes de Khaled Karim, des crises et maladies chroniques en Algérie, de Ouassila Salemi, de la crise des langues mise en exergue dans la contribution de Rabeh Sebaa, ou encore de la «crise du droit» oscillant entre le droit musulman et le droit colonial français de Nahas M. Mahieddin - offre l’opportunité de décrire l’importance des significations des crises au quotidien qui relèvent aussi d’une invisibilité sociale, ne se limitant pas au mot crise au singulier identifié comme un événement totalisant et hégémonique mis en scène par les médias, analysé par Eric Hamraoui.
L’ouvrage permet d’entrevoir des pistes de recherche, en repensant les sciences sociales et humaines dans les périodes des crises, qui seules donnent sens aux mécanismes invisibles de la réalité sociale banalisée et déclassée en faveur des savoirs techniques considérés de façon réductrice comme un déterminisme puissant pour changer mécaniquement le fonctionnement des institutions.
Par Razika Medjoub , Sociologue, Cread