Algérie 1832-2022 : trajectoires d’une nation et d’une société : Les représentations de l’histoire à travers la machine fictionnelle

16/07/2022 mis à jour: 03:28
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«Il n’existe pas de plus grande douleur au monde que la perte de sa terre natale» (Euripide (431 av. J.C.) «En tant qu’écrivain algérien, j’ai ressenti le besoin et le devoir d’écrire, de nommer l’Algérie, de la montrer. Cela suffisait à l’époque (coloniale) de décrire un paysage algérien pour faire acte de foi et amener l’Algérie à l’existence littéraire». M. Dib.

Soixante ans ! C’est l’âge de l’indépendance de l’Algérie que le peuple algérien célèbre en ce moment, sans faste, ni enthousiasme. Quand les historiens se pencheront sur les années de plomb imposées par les occupants, que retiendront-ils  ? Des drames, des souffrances et beaucoup de misère derrière une façade démocratique lézardée. 

Ces derniers ont toujours rangé l’histoire du côté de l’écrit, des archives. «Le culte excessif du document écrit» comme le dit Marc Ferro, «n’a pas empêché le film d’être la source fondamentale pour l’analyse des sociétés du 20ème siècle… Bien plus que les textes écrits, l’imagerie a sa part de responsabilité dans la constitution d’un imaginaire». Malgré cela, on constate que les historiens tardent à prendre le film et l’image en général au sérieux. 

Comme dispositif d’énonciation complémentaire aux sources écrites, celle-ci est, dans le champ historique, un vecteur essentiel d’élargissement et d’approfondissement de la recherche. Porter un regard critique sur les images d’Empire ne peut que contribuer à mieux comprendre cette époque douloureuse de l’histoire de l’Algérie qui préoccupe encore et toujours les Algériens(1). «Filmer, c’est faire de la mémoire», écrivait Chris Marker «et cette dernière se construit au présent. Elle est un vécu qui aide à décrypter le futur».

 A partir de l’archive historique audiovisuel, nous allons, à l’occasion de ce 60e anniversaire de l’indépendance, essayer de mettre en évidence la place capitale qu’a occupé l’iconographie coloniale en tant que matrice idéologique pourvoyeuse d’imaginaire. Ces images du passé nous interpellent, s’imposent à nous, il importe de les décrypter, de les analyser et donc de les appréhender sous l’angle de leur «fonctionnalité» idéologico-politique, afin de leur donner leur véritable sens. «Il est essentiel», soulignait Albert Memmi, «de porter un regard nouveau critique sur ces fonds iconographiques émergents, ces images d’Empire difficilement accessibles au grand public, et d’appréhender autrement cette période de notre histoire (l’avant 54), qui a trop souvent été oubliée et sur un monde, celui des paysans, qui n’a fait que de rares apparitions à l’écran.»

Cette problématique renvoie vers une donnée essentielle de notre existence, la présence coloniale en Algérie qui a bien su mettre des barrières étanches entre Européens et indigènes, villes et campagnes, espace urbain et espace rural. Profitant de la célébration de ce soixantenaire anniversaire mon souhait est de mettre en exergue quelques points de repère, d’ouvrir quelques pistes de réflexion, d’établir des passerelles afin de permettre aux mémoires de se confronter, de se synchroniser et de se comprendre. 

Pour l’Algérie en quête de traces, d’identités et de racines, «l’usine à rêves» n’a pas été à la mesure des espoirs des classes laborieuses pour la plupart rurales, qu’il s’agisse du monde ouvrier ou du monde paysan. Ce dernier, trop longtemps ignoré, trop souvent méprisé et caricaturé à l’extrême, n’a que rarement fait l’objet d’intérêt et d’études. Réfléchir sur les images de la terre, des agriculteurs et du monde rural, revient en fait à réfléchir sur une époque douloureuse de l’histoire de l’Algérie.

 Au même titre que le roman, le cinéma de l’époque coloniale constitue, à travers ses évocations, ses silences, ses omissions et ses mythes, un révélateur exceptionnel d’un contexte sociologique assez significatif. Trois facteurs nous semblent le caractériser : le premier relatif au contexte dans lequel il a germé. Le second élément, non moins négligeable est lié à l’émergence du cinéma, monopole exclusif des Européens. Soixante années durant, après son invention, le 7e art était encore inaccessible aux colonisés qui en étaient réduits à contempler leur propre reflet dans le regard des autres. Le troisième aspect enfin est celui relatif aux fonds mythiques de l’époque où l’Africain, l’Arabe et l’Asiatique tenaient une place particulière. Après avoir subi l’influence marquante de la littérature, les représentations sur «l’indigène» se sont beaucoup affinées au fur et à mesure que la colonisation progressait. Tout l’imaginaire français sur le Maghreb s’est essentiellement construit autour de deux sources matrices du colonat. 

Aux yeux des «envahisseurs», la conquête était une nécessité, compte tenu de l’état d’infériorité génétique et du retard culturel des populations colonisées à qui toute normalité était déniée. A ces derniers qui étaient pensés comme ignorants, paresseux, fainéants, impurs, non éduqués et sauvages, la justification imaginaire de la présence d’une puissance extra africaine pour remettre de l’ordre, apporter l’éducation, la démocratie, le progrès et la lumière par l’évangélisation était toute acquise. La seconde justification était basée sur le fait que la colonisation était censée représenter l’apport d’une civilisation occidentale supérieure. La «mission civilisatrice» de la France s’imposait donc d’elle-même. Tous ces éléments et d’autres induisent un imaginaire collectif perceptible encore aujourd’hui à travers le vécu des immigrés et surtout à travers les propos tendancieux et contradictoires de la gent politique au gré des moments. Toutes ces représentations et celles des peuples colonisés en général sont porteuses d’un soubassement idéologique manifeste.

L’aventure coloniale vue à travers l’œil inquisiteur des caméras Vérité historique - vérité cinématographique
Arrêtons-nous un instant sur ce passé aujourd’hui ravivé par le devoir d’histoire, de recherche du vrai, sans mythe, ni tabou. Il a fallu donc 132 ans de drames, de souffrances et de cercueils pour que la France s’arrache de l’Algérie après une guerre immonde jalonnée de violences extrêmes, de massacres, de tortures, de viols et d’atrocités qui révulsent les consciences les plus aguerries.

 Il a fallu quatre décennies pour qu’enfin, les langues se délient et que l’on appelle par son nom la guerre d’Algérie. Décrypter cette longue histoire commune, essayer de comprendre toutes ces années d’horreurs oblige à remonter à l’origine de cette folie meurtrière dont le prétexte avancé était le coup d’éventail du Dey d’Alger au consul de France qui ne voulait pas rembourser ses dettes. La conquête de l’Algérie fut d’abord une conquête territoriale. Le cinéma colonial est muet sur la question. Il est surtout question de lumière apportée aux fellahs. Aucune allusion à l’exercice de la force et des armes, contre les «Arabes», déclarés citoyens français de seconde zone sans droits et sans possibilité de recours. En vérité, la Restauration finissante en France et la faillite pointant à l’horizon, Charles X va tenter de redorer son blason en entreprenant une campagne militaire pour s’approprier les biens d’autrui, céréales, dattes, troupeaux et corail qui lui faisaient cruellement défaut. 

L’expédition fut un véritable massacre. 37 000 soldats débarqués de 600 navires vont piller et accaparer la ville d’Alger et ses environs, expulser ses occupants et dilapider tous les biens disponibles. Aux yeux des ces «bâtisseurs d’empires», les «indigènes» n’étaient que des sous hommes à éliminer. Des tribus entières ont été torturées, enfumées, exterminées. Les pillage et la confiscation illégale du bétail et des terres, à l’origine propriétés collectives privées. Par centaines de milliers, les immigrants européens affluent avec femmes et enfants et vont faire main basse sur les terres. On établit des cadastres de concessions. On baptise les villages de noms français en plaçant des officiers à leur tête. Après le dépouillement de leurs terres, commence alors la marginalisation avec la politique du cantonnement qui avait pour objectif la concentration des tribus sur des espaces réduits peu fertiles, loin de leurs terres d’origine. 

Dans son rapport sur l’Algérie en 1847, le «grand» Alexis de Tocqueville avouait : «Nous avons rendu la société musulmane plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle ne l’était avant de nous connaître.» Et c’est au nom de l’égalité et de la liberté, que la France enrégimente les Algériens par milliers pour les envoyer se battre contre les ennemis de la France. Mutisme cinématographique total sur cette période et sur celle entre 1880 et 1950, alors que la production céréalière baissait drastiquement de 20% alors que la population algérienne se multipliait par trois durant la même période. Le cheptel se réduisait de moitié pendant que les terres de parcours étant interdites. Le revenu moyen d’un agriculteur musulman était en 1954, 20 fois inférieur à celui d’un Européen. Le slogan : «Algérie française» de l’OAS s’expliquait autrement.

 Le recensement de 1954 montrait que la colonisation capitaliste avait triomphé. Quelques 6385 propriétés terriennes étaient possédées par les Européens dont l’immense majorité vivait encore dans les villes, soit 95% alors que le pourcentage pour les Algériens était de 19% à la même date. Pour ces derniers, l’appauvrissement rural s’est traduit par une migration intensive vers les périphéries des villes d’abord et vers la métropole ensuite. Enfin, pour compléter ce tableau peu réjouissant, en 1954, les statistiques des enfants scolarisés qui n’appartenaient pas au «bon» côté étaient quasi-insignifiants. Le savoir était destiné aux nantis «européens». Au total, sur 9 millions de «Français-musulmans», 6260 étaient inscrits dans le secondaire et 1700 à peine à l’université, après 132 années d’occupation.

Où en sont nos recherches dans le domaine iconique et sonore, 60 ans après l’indépendance ? 

Comment le 7e art, art du IIe siècle, a-t-il, évoqué «l’épopée» coloniale ? Quel rapport l’image, fixe ou animée entretenait-elle avec la réalité, la fiction, la fabulation, le symbole ? Comment l’idéologie est arrivée à se laisser envelopper dans une forme empirique ? La réponse à ces questions pertinentes n’est guère évidente et mérite de nombreuses études à défaut de productions filmiques. Le rapport «histoire/cinéma» qui a fait l’objet d’un grand nombre de recherches demeure complexe et conflictuel. Le cinéma a raconté à sa manière l’entreprise coloniale de la France. C’est essentiellement par l’image que l’idée coloniale a été diffusée en métropole où la censure était omniprésente. En traduisant le réel à sa façon, en fabriquant un imaginaire, l’image a fini par fonder la mémoire collective dont nous sommes tous porteurs. 

Mais loin d’être une simple retranscription de la réalité, l’image fictionnelle est d’abord et avant tout témoignage d’un imaginaire aux multiples facettes soumis à de nombreux aléas, une mise en équation d’un réel fantasmé, surréalisé et quasi onirique, qui, progressivement, a façonné un mode, foncièrement paternaliste, de représentation des peuples colonisés. Les responsables de la politique colonialiste française, eux au contraire, l’ont très vite compris. Ils ont su utiliser «le poids des mots» mais surtout «le choc des photos». «L’engouement du colonisateur était d’autant plus grand que l’image réfléchie, s’imbrique explicitement dans son projet de domination et son rêve de ‘pulvériser’ l’Autre : le dominé, celui qui a perdu sa terre et qui, par conséquent, doit encore perdre son âme», écrivait Abdelghani Megherbi. 

Ainsi, l’analyse des films de fiction, propagandistes ou non, passe nécessairement par l’examen attentif du discours filmique et donc, par l’étude des structures de signification qui contribuent à l’ancrage dans l’imaginaire collectif. D’où la nécessité d’un véritable décodage des composantes formelles symboliques et métaphoriques des films qui vont aider à l’identification et à un examen sérieux des mécanismes qui produisent l’œuvre cinématographique. La caméra qui enregistre dévoile par son mouvement l’altérité.

 L’Autre n’est pas reconnu en tant qu’homme. Il suffit de regarder les images cinématographiques pour comprendre les représentations des populations extra européennes. Malheureusement nos étudiants n’ont aucun accès à ces films d’antan qui entassent la poussière d’année en année. En tant qu’allié puissant du colonialisme, en tant que système et structure idéologique à part entière, le cinéma était appréhendé comme le miroir dans lequel le colon pouvait admirer son «œuvre» en même temps qu’il l’élaborait. Ce qui lui permettait de mesurer la distance qui le séparait de la population colonisée.

 Et c’est ainsi qu’un Jean Renoir qui avant bien d’autres, devenu thuriféraires de «l’ordre» colonial nous révèle, bien malgré lui, l’esprit d’une époque et son idéologie dominante. Rares ont été les films coloniaux qui ont su valablement ausculté la réalité algérienne. Aucune image n’a traduit la paupérisation absolue et le sous emploi chronique des masses paysannes algériennes. Le cinéma de fiction de l’époque coloniale, produit et réalisé par des Français qui, pour la plupart, ne résidaient même pas en Algérie, s’adressaient exclusivement aux Européens et traduisaient leur vision du monde. La terre algérienne était à leurs yeux un désert, une forêt vierge avec des palmiers, des chameaux, des «Arabes» et des «moukers».Ressassant sans vergogne les mêmes poncifs, en ayant recours aux mêmes «clichés» basés sur la caricature, les films étaient, pour la plupart, d’affligeants «navets», des films mineurs qui révèlent cependant parfaitement l’esprit d’une époque. 

Par rapport aux autres sources et matières d’analyse du fait colonial, le film n’occupe qu’une position périphérique. Il n’est qu’un indice, un moyen d’illustration, une simple figure, au lieu d’être un outil d’évaluation de la réalité et un moyen d’éclairer les zones d’ombre de l’histoire. L’affiche, les gravures et la peinture avaient, bien avant l’avènement du 7e art, façonné l’opinion en fabriquant des mythes et des stéréotypes et en dessinant les caractéristiques de «l’indigène type»(4). Aucun de ces moyens n’a pu échapper au poids idéologique et aux idées reçues. La photographie fut longtemps le support principal du discours officiel. Elle avait pour objectif de promouvoir l’action coloniale et de souligner ses «bienfaits». La gigantesque exposition de 1830 avait pour but de montrer que la politique coloniale était à son apogée. 

Ces gisements photographiques offrent un regard multiple aux historiens, ethnologues et sociologues qui se proposent de les décrypter. La carte postale, en fabriquant des personnages de toutes pièces, comme par exemple «les mauresques» montrées très souvent dénudées ou voilées mais dans des positions lascives, incitait les métropolitains à l’exotisme et au rêve, mais rarement à l’indignation. 

Par Mohamed Bensalah

 

NOTES :
1). Image, Histoire, Mémoire ; les représentations iconographiques en Algérie et au Maghreb, Ed Crasc. Coordination : M. Bensalah et H. Remaoun. 2007. Division de recherche en Anthropologie de l’Histoire et de la mémoire. 
2)Quand on pense Cinéma de la Terre, les références nombreuses de Classiques étrangers s’imposent à nous : de La Terre de Dovjenko à Vidas Sécas, de Dos Santos en passant par Les Raisins de la Colère de Ford, La Terre de Chahine, Lettre Paysanne, de Safi Faye, Pather Panchali, de Ray, et Le Charbonnier, de Bouamari, pour ne citer que les plus médiatisés. 
3)Dans les films coloniaux, la terre algérienne n’était qu’une toile de fond. Aucune image n’a rendu compte véritablement de la vie à la campagne, de la dépossession progressive des paysans. Aucun film n’a rendu compte des réalités rurales, comme l’ont fait ces dernières années, René Alio, Abdelaziz Tolbi et Lamine Merbah, entre autres.
4) C’est à Oran en novembre 1899 que le premier film de fiction a fait son apparition en Algérie grâce à un certain David, invité par les membres de la société littéraire, artistique et scientifique de la ville. Il fur relayé quelque temps plus tard par un nommé Godard qui allait être le premier projectionniste mobile avant de s’installer à Saida. Les travaux de François Chevaldonné sur la diffusion en zone rurale avant le seconde guerre mondiale sont très instructifs à ce sujet. Une fois par an, les services de diffusion cinématographique (SDC) sillonnaient les hameaux les plus reculés et même démunis d’électricité pour montrer aux fellahs expropriés et aux paysans devenus nomades «l’œuvre civilisatrice» de la France. Rares étaient les œuvres de fiction projetées aux paysans et plus rares encore étaient les films qui mettaient en scène la paysannerie telle qu’elle était vraiment. Durant toute la colonisation, l’indigène, banni de sa terre, a été banni de l’écran. Sa négation dans et hors le film colonial a été totale.

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