En regardant en arrière, en regardant ma vie passée, j’ai l’impression que ma vie a été assez unifiée, à partir de mon petit village natal, que je prenais pour le nombril du monde. J’ai été jeté, par les circonstances, de plus en plus loin, au-delà des frontières de mon pays, de mes communautés naturelles, ethniques, culturelles et religieuses.
La VIE, c’est-à-dire l’Esprit de Dieu, l’Esprit qui est ma source, ce DIEU que je cherche, en communion avec tous les hommes de bonne volonté, le DIEU de l’humanité, m’a poussé toujours plus loin, jusqu’aux limites de l’humain, en extension et en profondeur. Il m’a poussé au plus profond des masses humaines si diversifiées», avait écrit Albert Carteron en juillet 1991. Ces propos sont ceux d’un homme que le destin avait lié à celui des pauvres et des démunis en Algérie, pour lesquels il décidera de consacrer toute sa vie. Ce portrait ne serait pas possible sans un remarquable travail de mémoire réalisé en 1993 par Henri Le Masne, un homme qui avait connu Albert Carteron de très près et le considérait comme un grand frère.
Ce précieux document, qui nous a servi de référence dans ce portrait, est une synthèse de plusieurs dizaines de témoignages d’hommes et de femmes qui l’avaient connu en France dans les années 1950, durant la guerre de Libération, puis après l’indépendance de l’Algérie, quand Albert, qui sera connu plus tard par «Ammi Larbi», avait fait le choix de venir s’y installer et travailler comme infirmier puis formateur dans plusieurs centres de santé avec un dévouement inégalable. Tous ces témoins ont été des amis, des compagnons de route, mais surtout d’anciens élèves, devenus plus tard ses collègues dans les centres de santé à Sedrata, Constantine, Biskra et Ouled Djellal.
Les années lyonnaises
Il faut dire que l’enfance d’Albert Carteron et son environnement familial ont eu un impact décisif dans sa destinée. Né le 27 décembre 1912 à Chazelles-sur-Lyon dans la Loire, il grandira dans une famille modeste. Son père, Jean-Marie, était ouvrier dans une usine de fabrication de chapeaux, qui faisait la notoriété de ce gros bourg. Le jeune Albert avait été profondément marqué par ses parents, mais c’est la mère, Josephine Deboeuf, qui façonnera en lui sa personnalité et son caractère qui feront de lui un homme très apprécié et très respecté.
Cette femme modeste et croyante consacrait beaucoup de temps à la prière. Elle fut connue pour son dévouement pour la justice et la fraternité entre les hommes. Elle avait appris à ses enfants le sens du partage et la solidarité avec les pauvres.
De nombreux amis algériens d’Albert Carteron avaient connu cette dame au grand cœur. Après les études secondaires, Albert entamera six années d’études religieuses, à l’issue desquelles il sera désigné prêtre à Lyon en 1936. Dès les premiers mois, il comprendra que sa fonction le mettra au service de tous les hommes et pas uniquement les chrétiens. En 1939, il est mobilisé durant la Seconde Guerre mondiale et se fait prisonnier lors d’un combat, en voulant sauver un camarade blessé, alors qu’il aurait pu prendre la fuite. Puis ce sera la vie de captivité entre 1940 et 1945 dans un camp, avec ses dures conditions.
Une expérience douloureuse, mais riche et passionnante, qui l’avait fortement marqué dans sa vie, puisqu’il fera la connaissance de prisonniers de différents pays. Après la guerre, il revient à La Guillotière, un quartier populaire de Lyon, qui avait connu l’installation de plusieurs populations issues de l’immigration. Cette époque avait connu une forte émigration d’Algériens venus à la recherche d’un travail. Albert sera chargé en 1951 par le cardinal Gerlier pour l’accueil des émigrés algériens à Lyon et dans la région Rhône-Alpes. C’était bien avant la Révolution du 1er Novembre 1954. De son contact avec ces hommes est née une passion pour ce peuple qui vit sous la colonisation. Une passion qui le marquera pour toute sa vie. Il décide ainsi de partir en Algérie pour apprendre l’arabe.
Soutien à la cause algérienne
Il découvre l’Algérie pour la première fois et décide d’être plus proche du peuple. De retour à Lyon en 1953, il se mobilise pour aider les Algériens émigrés allant même jusqu’à partager son logement. Au déclenchement de la Révolution, il s’est senti de lui-même engagé dans cette lutte. Il a apporté son aide aux militants en difficulté pour tout ce que le FLN lui demandait.
Il a été d’un courage et d’un dévouement dignes d’un homme de grande qualité humaine. Il a consacré tout son temps à faire rencontrer des Algériens et des Français, en faisant aussi connaître la lutte du peuple algérien pour sa liberté.
Il aidera de nombreuses personnes à s’engager aux côtés des militants du FLN, sans s’impliquer lui-même dans la moindre action. Il n’a jamais apporté des armes ni participé dans des actions. Il était un homme pacifique. Responsable de l’hébergement, du transport de documents et du réseau de soutien aux détenus et à leurs familles sous les ordres de Mohamed Mechati, dit Si Brahim, Albert sera désormais membre de la Fédération de France du FLN entre 1955 et 1962, selon l’extrait du registre des membres de l’ALN-OCFLN établi le 16 mai 1990. Il a connu également comme responsables de la Fédération de France du FLN Abderrahmane Gherras et Amar Boukikas.
Ses activités lui causeront des ennuis avec les autorités françaises. Il sera emprisonné à deux reprises, notamment dans «l’affaire du Prado» qui avait fait grand bruit en 1958, en référence à la maison religieuse mise au service du FLN pour mettre à l’abri l’argent destiné à aider les familles des détenus algériens en France. «A chaque fois, la justice m’a laissé en liberté provisoire, sans procès, et cela, je pense parce que l’église de Lyon était derrière moi et que j’avais constitué un dossier photo de militants du FLN torturés», notait Albert Carteron. En 1963, Albert avait déposé un dossier pour l’obtention de la nationalité algérienne. Son dossier sera complètement oublié au ministère des Moudjahidine.
C’est grâce à l’intervention d’amis de la Fédération de France que son dossier sera dépoussiéré. Albert aura finalement la nationalité algérienne en 1985 à l’âge de 75 ans, et c’est ainsi qu’il a été admis à la retraite en 1989, après l’obtention de sa carte et de sa pension de moudjahid.
Les années algériennes
Dans le recueil de témoignages d’Henri Le Masne, l’époque algérienne d’Albert Carteron occupe une grande place. Sa décision de venir s’installer en Algérie a été prise en 1964, quand la plupart de ses amis ont choisi d’y rentrer.
Il est arrivé à 52 ans pour suivre une formation d’infirmier à l’école paramédicale de Constantine. Une ancienne sage-femme de sa promotion témoigne : «Je l’ai connu en 1964 à Constantine, quand nous avons commencé à faire nos études paramédicales. Albert était quand même d’un certain âge, il faisait infirmier ; nous, nous étions jeunes, mais Albert, avec son caractère et sa personnalité, a réussi à faire de nous des gens âgés ; il ne cessait de nous inviter à être tout le temps avec les pauvres, à les aider et à aimer les autres sans frontières.»
Ses deux ans de formation ont été ponctués par un stage de volontariat de deux mois à Sedrata, située à 280 km de Constantine. C’est suite à ce stage qu’il décide de s’y installer en 1966, avec une équipe de santé publique. Cette dernière avait accompli un grand travail dans une région qui souffrait de beaucoup de maladies et de problèmes de santé. L’équipe médicale assurait une activité dans les campagnes où les visites se faisaient par des mobylettes offertes par l’OMS. Un travail qui a duré cinq ans, jusqu’en 1971. «Les gens de Sedrata aimaient beaucoup Albert pour son dévouement pour les pauvres ; il leur donnait même des cours en arabe et en français», révélait un médecin de son équipe. Au point de vue de son comportement, les gens le considéraient comme un Algérien. Ils l’appelaient «Ammi Larbi».
C’était désormais son nom par lequel il sera connu jusqu’à la fin de sa vie. «Dans mon esprit, il était étranger, il n’est pas Algérien. Mais quand par la suite j’ai appris qu’il avait été engagé avec le FLN, je me suis dit il est plus Algérien que moi et ça confirme ce que j’ai vu sur le terrain, en le voyant travailler de la sorte. Quand j’ai appris qu’il avait participé à la guerre, ça n’a fait que renforcer mes pensées que cet homme aime véritablement l’Algérie», rappelle un de ses anciens amis. «Albert avait un grand respect pour les autres. Il ne parlait jamais religion. Il se retirait pour faire sa prière, ce qu’il avait à faire ; quand on faisait le jeûne, il le faisait avec nous», témoigne un autre. Après cinq ans à Sedrata, Albert a eu l’opportunité de poursuivre des études d’assistant médical de la santé publique à Alger. Après l’obtention de son diplôme et vu son énorme expérience en santé publique, l’OMS a proposé au ministère de la Santé de l’affecter à l’Institut de technologie de Constantine. Il sera envoyé dans la petite ville de Zighoud Youcef, située à 35 km au nord de Constantine, où il sera désigné encadreur de terrain de stage. Il était chargé d’assurer une formation pratique pour les élèves formés théoriquement à l’Institut de Constantine. Des amis se rappellent que c’était la période la plus dure de sa vie, car il s’est retrouvé seul, sans l’équipe avec qui il avait travaillé durant des années. C’était une période très chargée avec les gardes et les accouchements, les campagnes de vaccination et les sorties dans les douars.
17 ans passés à Biskra
Bien qu’il eut toujours aimé les gens de Zighoud Youcef, des problèmes avec l’administration le mèneront à changer de cap vers Biskra où il avait beaucoup d’amis. Albert avait accepté la proposition du responsable de l’école paramédicale de Biskra pour rejoindre début 1975 l’équipe des enseignants et collaborer au travail de formation. Tous ceux qui l’ont connu témoignent de sa bravoure et de son amour pour son pays d’adoption. «Il était plus qu’un Algérien, c’était un Algérien tout entier, puisqu’il était connu par tout le monde. A Biskra, il y a deux quartiers qui le connaissaient bien, Boukhari et El Alia où habitent 80% de pauvres. Avec Ammi Larbi ont traitait 1500 dossiers par an. Chaque enfant avait droit à une prise en charge totale», déclare un de ses anciens élèves. A Boukhari, Albert Carteron a formé de nombreuses sages-femmes. Il aidait les mamans non instruites. Il expliquait bien parce qu’il parlait très bien l’arabe algérien.
En 1989, alors qu’il avait 77 ans, Albert a choisi de partir à Ouled Djellal, un village où il avait déjà séjourné en 1953. Il a décidé de se mettre bénévolement au service de la population. Il y restera jusqu’à sa mort. Albert Carteron décédera dans un accident de la route en 1992, en allant à Constantine pour y passer l’Aïd El Fitr.
C’était un grand drame pour ses amis, ses collègues et ses nombreux élèves. Même lors de son enterrement, il avait réuni toutes les religions autour de sa tombe. Il sera enterré devant les urgences de l’hôpital d’Ouled Djellal où son âme est toujours présente parmi tous ceux qui l’ont tant aimé.
Par S. Arslan