Ahmed Benyahia expose à l’institut français d’Algérie à Constantine : Un artiste peintre qui a marqué son époque

06/06/2023 mis à jour: 02:22
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Un public nombreux est venu admirer des œuvres d’une portée humaniste et historique

Durant plus de 60 ans de carrière, Ahmed Benyahia a beaucoup marqué l’histoire culturelle en Algérie et à Constantine. L’homme, qui a fêté ses 80 ans, le 11 mai dernier, garde encore un esprit jeune par son dynamisme, son élégance, ses costumes et ses nœuds papillon. 

Bouillonnant d’idées, alerte, inspiré et mobilisé, quand il s’agit de la préservation de la mémoire et du patrimoine, il a toujours vécu une histoire d’amour avec Constantine, la ville qui l’a vu grandir et s’engager dans les chemins incertains de l’art. On ne cessera jamais de le découvrir, même si on croit vraiment le connaître. C’était le cas pour le public constantinois, qui vient de déceler d’autres facettes de sa vie et de son œuvre, grâce à Malika Dorbani Bouabdellah, historienne de l’art, ancienne conservatrice du Musée national des Beaux-arts d’Alger et collaboratrice scientifique au Musée du Louvre à Paris, en France. Une dame qui a beaucoup fouiné dans la vie et les œuvres de Benyahia pour gratifier les présents d’une conférence inédite à l’occasion du vernissage de son exposition intitulée «Constantine, l’amour d’une vie», organisée depuis jeudi 1er juin par l’Institut français d’Algérie à Constantine.

L’histoire a commencé avec une orange

«L’histoire a commencé avec une orange. Au cours élémentaire de 2e année, la maîtresse nous a demandé de ramener chacun une orange. Comme tous les autres élèves, j’ai dessiné une orange. Quand la maîtresse est passée entre les rangées, elle prend ma feuille et la regarde. Moi j’ai cru que j’ai commis une grosse bêtise. Mais finalement, mon dessin a plu à la maîtresse et c’était l’éloge pour l’enfant. C’est à partir de ce moment que j’ai pris conscience que je n’étais pas comme les autres. 

C’est ainsi chaque année, quand je passais à la classe supérieure, mon souci était d’être le meilleur surtout dans le dessin», a-t-il révélé lors de son intervention à la salle des conférences de l’Institut français d’Algérie à Constantine. «J’ai toujours été sollicité avec beaucoup d’estime et de considération par les responsables de l’Institut français d’Algérie, mais je leur répondais en leur disant laissez- moi exposer d’abord dans mon pays. Il y a eu l’événement culturel de 2015, et après moralement et mentalement, je pourrai exposer partout ailleurs», a-t-il conclu. C’était une question de principe. Pour Malika Dorbani, l’œuvre de Benyahia est fondamentale dans l’art algérien. 

Ayant quitté sa ville natale de Oued Zenati (wilaya de Guelma) pour le lycée El Houria avant de poursuivre ses études à l’université de Constantine, elle se rappelle qu’elle avait connu l’œuvre de Benyahia à la fin des années 1970. Elle l’avait rencontré durant ses expositions en 1982-1983, puis lors de l’hommage rendu à Picasso, pour le retrouver au Musée des beaux-arts d’Alger, puis au Musée du Louvre à Paris. Dans son intervention, Mme Dorbani notera que la ville de Constantine et l’environnement dans lesquels a grandi Ahmed Benyahia à l’impasse de Dar El Kadi, dans le quartier emblématique de Rabaine Cherif, ont eu un impact direct sur lui et sur son avenir artistique. L’enfant de Chelghoum Laïd, né dans un milieu d’agriculture et d’élevage, déménage avec sa famille à Constantine à l’âge de 10 ans pour vivre dans un milieu baigné par l’art et le malouf. Il montre un grand intérêt pour le dessin dès son jeune âge, alors qu’il était élève à l’école Jules Ferry (actuel CEM Ould Ali). 

L’enfant est doué au point où son père l’inscrit à l’École municipale des beaux-arts de Constantine ouverte en 1935 et qui se trouvait dans le grenier du théâtre de la ville. Son don artistique s’est révélé dans l’atelier de Roger Marius Debat. «Entre mémoire et imagination, entre ce qui disparaît et continue de nourrir Ahmed Benyahia, il y a un désir plein d’allégories et de métaphores, heureusement limpides à lire pour qui les connaît. Constantine est son univers où le paysage, les êtres, les souvenirs et l’esprit se mêlent harmonieusement, où son âme s’est forgée une armure irréductible entre Rab’in Chrif et le Pont Sidi Rached», notait Malika Dorbani dans le catalogue de l’exposition.

Pressé de montrer ce qu’il sait faire

En 1958, alors qu’il avait à peine 15 ans, Benyahia copie des modèles de sculpture. Il apprend à avoir sa propre méthode. Il est remarquable de constater que durant toute sa carrière il était un artiste brillant qu’il touchait à tout. Il maîtrise toutes les techniques : gouaches, aquarelles, peinture à l’huile, peinture acrylique. En sculpture, il travaille le bois, le bronze, la pierre. Il fait aussi la mosaïque et la fresque. Il a illustré des livres pour enfants. Il a même touché à la caricature au début des années 1960 à la Dépêche de Constantine. En 1962, il réalise un portrait de Benbadis, une œuvre inachevée. Il trouve un plaisir à peindre des portraits comme celui de son voisin Belaloui. En 1962, il réalise son autoportrait. Une œuvre symbolique puisqu’elle coïncide avec une date qui ne l’est pas moins, celle de l’indépendance d’une Algérie belle et fière. C’est aussi l’image d’une jeunesse qui goûte à la liberté. Ahmed Benyahia est embauché à l’administration de chemins de fer. 

Parallèlement, il est enseignant de dessin au lycée Hihi El Mekki de Constantine. Armé d’une formation artistique solide à l’École des beaux-arts de Constantine, il décide de poursuivre ses études à l’École supérieure des beaux-arts d’Alger qu’il rejoint en 1963. «Il est pressé de montrer ce qu’il sait faire ; il se distingue des autres en réalisant un portrait d’Issiakhem, celui qui l’a énormément influencé», indique Mme Dorbani. L’année 1964 confirmera que ce jeune pétri de talents était capable de faire mieux. En gagnant le prix de la meilleure affiche lors d’un concours à l’occasion de la 1re Foire internationale d’Alger, il est contacté par l’administration postale pour réaliser la maquette d’un timbre illustrant son affiche. Il sera le troisième artiste algérien à dessiner un timbre après l’indépendance. «En 1964, la chambre de commerce et d’industrie d’Alger lance un concours pour la réalisation d’une affiche pour la 1re foire internationale d’Alger, et c’est ainsi que j’ai décidé de concourir aux côtés de mes professeurs à l’école des beaux-arts d’Alger ; j’ai décroché le premier prix, ce qui m’a d’ailleurs causé des ennuis ; cela n’a pas plu à beaucoup de jaloux  ; on disait comment un jeune étudiant fraîchement débarqué à l’école puisse avoir le premier prix, face à ses enseignants ? 

Cette jalousie m’a coûté d’être exclu de l’école par la suite, car j’étais aussi le responsable syndical», avait-il déclaré dans une chronique philatélique d’El Watan. Benyahia se rappelle comment l’administration postale s’est intéressée à cette affiche, pour en faire la maquette d’un timbre-poste. Le timbre, émis le 26 septembre 1964, a été tiré à un million d’exemplaires. 
Pour cet artiste âgé à peine de 21 ans, cela faisait de lui à l’époque le plus jeune dessinateur d’un timbre-poste de l’Algérie indépendante. Renvoyé de l’École des beaux-arts d’Alger pour ses prises de position, et ses idées sur la démocratie, il est contraint de se présenter en candidat libre et obtient son diplôme avec mention. A Alger, il se lie d’amitié avec Rachid Boudjedra, mais aussi Malek Haddad. Des amitiés  qui seront déterminantes dans sa pensée et sa pratique artistique.

L’épreuve algéroise et l’époque parisienne

L’époque algéroise d’Ahmed Benyahia n’a pas été uniquement jalonnée de succès. Dans la journée du 19 juin 1965, il se promenait dans les rues d’Alger, quand il a entendu des coups de feu. Il croyait qu’il s’agissait d’une scène du film La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, qui était en tournage à cette époque. Mais en fait, c’était le coup d’État du colonel Houari Boumediène pour renverser le président Ahmed Ben Bella. Dans le flot des protestations et des réactions des étudiants de droit de l’université d’Alger, il sera enlevé, séquestré et torturé. Cette dure épreuve laissera des séquelles sur lui durant toute sa vie. Il sera admis au service du Dr Bendali Amor à l’hôpital de Constantine. 

Il y cultive le sens de l’observation et de la sensibilité à la souffrance. Il réalise des portraits de malades qui demeurent des œuvres à part entière dans sa carrière. En 1966, Benyahia part à Paris pour se soigner. Il rejoint l’École des beaux arts de la ville. Cette période sera déterminante dans sa vie. Il sera l’élève d’éminents enseignants de ce qu’on appelait L’école classique de Paris. Durant cette présence, il confirme ses talents et sa solide formation. Il fera partie de l’atelier du célèbre maître sculpteur, César Baldaccini.

Ce dernier était tellement impressionné par cet élève extrêmement doué et maîtrisant parfaitement les techniques de l’art qu’il décidera de «l’aider à se réaliser», en le recommandant à ceux qui dirigeaient les chantiers de reconstruction en Algérie, dont Fernand Pouillon. Son retour en Algérie sera marqué par sa réalisation de la statue de Zighoud Youcef en 1969. 

L’histoire de cette statue sera plus célèbre que l’œuvre elle-même. Après avoir été réalisée, montrée à la population de Constantine lors d’un défilé historique dans les rues de la ville, elle connaîtra de longues péripéties avant de retrouver sa place en 2021 dans le village natal du héros à l’occasion du centenaire de sa naissance.  Benyahia poursuivra sa carrière en produisant une œuvre prolifique et remarquable par sa portée humaniste, révolutionnaire et historique. 

Il traitera les sujets de la colonisation, la mobilisation des Algériens durant la Seconde Guerre mondiale, l’émigration en France, la Révolution agraire, les massacres du 8 Mai 1945 à Guelma, la Palestine, la guerre civile au Liban, le phénomène de l’immigration clandestine, le pillage du musée de Baghdad par les soldats américains en 2003 et autres. Parmi ses chefs-d’œuvre, on retiendra le portrait de sa mère, mais aussi les tableaux consacrés à la ville de Constantine, ses ponts, ses femmes, ses maisons et ses traditions, ainsi que les miniatures et les illustrations des contes populaires maghrébins et des fables de la Fontaine. 

Toutes ces œuvres, dont une partie est exposée jusqu’au 1er juillet à l’Institut français d’Algérie à Constantine, méritent d’être visitées pour explorer tous les sentiments et les émotions qu’elles portent. 

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