Abdelaziz Medjahed. Général-major à la retraite : «Les Palestiniens résistent aujourd’hui grâce à la guerre de 1973»

09/10/2023 mis à jour: 00:15
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Photo : D. R.

Le général-major à la retraite Abdelaziz Medjahed est le directeur général de l’Institut national d’études de stratégie globales (Inesg). Dans cet entretien, il relate la participation de l’armée algérienne à la guerre d’octobre 1973. Lui-même engagé en Egypte avec les troupes algériennes, il revient sur certains détails de cet engagement.

Entretien réalisé par Ryma Rouibi (*)

  • L’armée algérienne a participé à la guerre d’octobre 1973. Notre pays était-il prêt à envoyé ses troupes sur le front du Moyen-Orient ?

Pour parler de la participation de notre armée à la guerre d’octobre 1973, il faudrait d’abord parler de préparation. Ici, je préfère évoquer les événements qui ont précédé la guerre, quand la décision a été prise juste après la défaite de juin 1967. Le président Houari Boumediene a déclaré que «nous avons perdu une bataille et non une guerre, nous devons donc analyser pourquoi nous avons subi cette défaite, car nous n’avons pas mobilisé tous nos moyens».

Cette idée ancrée dans la vision du président Boumediene a été à l’origine de plusieurs décisions prises par la suite. Notons tout d’abord la mobilisation des étudiants pendant 45 jours. Il faut rappeler que les étudiants ont manifesté devant la Présidence pour avoir l’autorisation de rejoindre le front au Moyen-Orient. Aussi, faut-il préciser que cet appel à partir au front a été lancé par les étudiants et les étudiantes. Ce qui est inédit, c’est l’appel des étudiantes.

Cela nous fait rappeler la mobilisation des femmes britanniques durant la Seconde Guerre mondiale, en conduisant les ambulances, c’est à peu près la même chose.  Il y a également l’idée de la création des sociétés nationales, parce qu’on va les retrouver en 1973. C’est toute une architecture qui a été mise en place afin de fournir les moyens de la logistique nécessaire au transport des troupes.

En juillet 1967, la SNTR (Société nationale des transports) est créée, la SNTV pour le transport des voyageurs suivra ainsi que la CNAN pour le transport maritime. Autrement dit, l’Algérie a mis en place les outils de sa logistique pour pouvoir mobiliser les moyens nécessaires le moment venu. D’ailleurs, en octobre 1973, ce sont ces sociétés nationales qui ont facilité le transport des troupes et de l’armement.

Il y a eu également le Service national et la reconversion des unités et la création en 1970 de la 8e Brigade blindée (la 8e BB). C’était huit années après le recouvrement de la souveraineté nationale. Elle a poursuivi ses entraînements avec une manœuvre en 1972. D’ailleurs, c’est cette brigade qui a participé au défilé du 5 juillet 1972, à l’occasion du 10e anniversaire de l’indépendance. La 8e BB a continué ses entrainements jusqu’en 1973.

  • Avez-vous rencontré le général Saad Eddine Chazli ?

Le général Saad Eddine Chazli est venu les 6 et 7 février 1973, pour voir l’état des troupes. Par contre, en mars 1973, nous avons fait une grande manœuvre à laquelle a assisté le président Houari Boumediene. A l’issue de cette manœuvre, le Président a déclaré : «C’est un progrès», avant de se ressaisir en disant : «C’est un début de progrès. Je m’explique : vous avez choisi le thème, vous avez choisi le terrain, vous avez fixé la date. Le jour où vous exécuterez le même exercice sur le thème que j’aurai arrêté et une date que j’aurai fixée, là, ça sera un progrès.» Le président Boumediene a fait cette déclaration en présence des membres du Conseil de la Révolution.

  • Comment avez-vous appris le début des hostilités au Moyen-Orient ?

Le samedi 6 octobre, en plein Ramadhan nous avons appris le début de la guerre au Moyen-Orient en fin de journée à la télé à l’heure de l’iftar. Avant la fin de l’iftar, nous avons reçu l’alerte N°1, c’est-à-dire préparez-vous. Et c’est à ce moment-là que nous avons compris ce que voulait dire le président Boumediene sur «le thème, la date et le terrain» qui ont été bel et bien choisis. L’Algérie a mobilisé tous ses moyens : la SNTR pour le transport de la logistique, la SNTV pour le personnel, et la CNAN pour les chars.

Une partie s’est déplacée par route, et l’autre par bateau. Et lorsque nous sommes arrivés en Egypte, c’était déjà le cessez-le-feu. Au camp de Huckstep, ils nous ont engagés. Notre position était l’axe Suez-Le Caire au Km 101, et notre unité était divisée en deux. La mobilisation de l’Algérie était telle, que même les étudiants en journalisme à l’université du Caire ont été envoyés au front. Je cite comme exemple Mme Nouara Djaafar, ancienne ministre et membre du Conseil de la nation.

Toute l’Algérie était mobilisée. Et l’une des grandes leçons tirées de la défaite de 1967, c’était la création de la direction des armes de combat afin d’éviter toute dispersion des efforts. C’était déjà le concept d’adhocratie qui était à l’œuvre depuis 1970.

Il ne faut pas oublier une chose, 1973 était un exploit pour l’Algérie, car cela se produisait seulement onze ans après le recouvrement de notre souveraineté nationale. D’ailleurs, dès notre retour en juillet 1974 nous avons créé un noyau pour former la 12e brigade motorisée (la 12e BIM). La 8e BB est la mère de toutes les brigades.

  • Sur le front, où étaient les Algériens ?

Nous étions en première ligne, et notre mission était de contenir les Israéliens en attendant de passer à l’offensive avec les Egyptiens. Il y avait un plan pour passer à l’offensive mais il n’a pas été exécuté. Trois chefs se sont distingués, dont le commandant Belkacem Mazouzi qui commandait ses unités et les unités égyptiennes, il accompagnait un commandant égyptien pour indiquer au mètre près les positions. Le commandant égyptien lui a dit : «C’est la première fois dans ma carrière de militaire, qu’un chef marche avec moi et m’explique tout, détail par détail.» Et ça a été rapporté au haut commandement à la troisième armée égyptienne, ils ont dit : «Si tous les officiers arabes étaient comme toi, Israël n’aurait pas existé.»

Un des nôtres a mené trois opérations contre les Israéliens et ramené même des armes. Cela a arrêté les négociations. Les Egyptiens nous ont reproché nos ripostes contre les Israéliens, mais nous étions fermes et nous leur avons expliqué que si les Israéliens bougeaient, nous riposterions.

Sur le front, j’étais chargé de liaison avec les Egyptiens qui étaient tous des camarades de promotion. En 1967, il n’y avait pas une défaite, mais une déroute. Cette déroute était la synthèse d’une mauvaise conduite politique égyptienne. En juin 1967, l’armée égyptienne était dans une véritable débandade. Cela découle d’une suite d’échecs (fin de l’union avec la Syrie, guerre au Yémen, etc.). Il y avait beaucoup de considérations subjectives, notamment la relation entre Nasser et Abdelhakim Ameur.

  • A quoi pensiez-vous en étant au front ?

A l’Algérie, l’Algérie c’est une responsabilité et pour la porter il faut des efforts, beaucoup d’efforts. C’est un lourd héritage, une véritable responsabilité, quand on vous voit ils voient un peuple et un million et demi de martyrs, c’était lourd, très lourd.

  • 50 ans après la guerre, quelles leçons avez-vous tirées ?

La vie nous impose d’être sérieux et savoir s’organiser. A vrai dire, en dépit du changement des moyens de la guerre, l’humain reste au centre de toute décision. La liberté a un prix, la dignité a un prix et nous sommes les héritiers d’une histoire à laquelle nous devons être dignes. Etre Algérien est une lourde responsabilité. Ceux qui disent que nous avons défendu des terres qui ne sont pas les nôtres oublient que nous appartenons à une ère civilisationnelle, nous appartenons à l’Algérie, à l’Afrique, au Maghreb, et à la civilisation humaine. Être Algérien, ça se mérite, c’est une lourde responsabilité. C’est la réponse que je donne à ces gens-là.

  • Avec les vagues de normalisation, est-ce que ça ne remet pas en question tout cela ? En valait-elle la peine ?

Les Palestiniens résistent aujourd’hui en Cisjordanie et ailleurs. S’il n’y avait pas eu 1973, il n’aurait pas eu de résistance. Cette résistance repose sur deux piliers : la foi et la conviction de défendre une cause juste. Aujourd’hui, il faut se rappeler d’autres images comme celles de Beyrouth 1982. Aujourd’hui un enfant palestinien se met face à un Israélien avec RPG, c’est dans les gènes, une résistance génétique qui se transmet de génération en génération, c’est héréditaire. Il faut que justice soit faite, car s’il y a injustice. Soyez sûr qu’il y aura une réaction.

  • Est-ce que la participation algérienne à la guerre de 1973 justifie l’acharnement des Israéliens sur les réseaux sociaux ?

Cet acharnement est le fait bien évidemment de ceux qui sont hostiles à l’Algérie. La propagande israélienne tend à gonfler l’ego des Algériens pour montrer qu’ils sont forts. Il ne faut pas baisser la garde. Nous n’avons pas le droit d’être faibles. Nous ne voulons plus subir l’histoire. Les Israéliens, depuis 1973, ont compris que dans la région un pays compte et a pour nom l’Algérie. La force est notre unique choix. Aujourd’hui, nous devons nous 
renforcer davantage. R. R.

(*) Journaliste et enseignante universitaire

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