63 ans après les essais nucléaires français à Reggane et In Ekker : La France fuit ses responsabilités

13/02/2023 mis à jour: 06:19
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Le sujet a longtemps été ignoré dans le débat public en France. En Algérie, même s’il est abordé lors des dates commémoratives, des interrogations sont restées sans réponses, notamment concernant la poursuite des essais nucléaires français après l’indépendance, jusqu’à 1966, dans les régions du sud du pays, à Reggane et In Ekker. L’idée d’accords secrets figurant dans les négociations d’Evian autorisant la poursuite des essais nucléaires après l’indépendance a été évoquée par certains historiens et des experts de l’Ican France (Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires), mais cette thèse n’a été ni confirmée ni infirmée par des sources officielles. Un ancien Premier ministre, membre de la délégation algérienne ayant pris part aux négociations d’Evian, le regretté Rédha Malek, avait rejeté catégoriquement existence de clauses secrètes dans ces accords. Cette page de l’histoire post-indépendance doit être ouverte pour comprendre comment l’Algérie indépendante a pu autoriser la poursuite des essais nucléaires français sur son sol durant 4 ans, après le recouvrement de la souveraineté nationale, soit jusqu’en 1966. La majorité des essais nucléaires effectués par l’armée française (11 sur 17) a eu lieu après l’indépendance. «D’autres essais sur d’autres types d’armes biologiques et chimiques continueront jusqu’en 1976», relève un expert français de l’ICAN France. Cela en dépit des dégâts incommensurables causés aux populations locales, à la faune et à la flore par les effets radioactifs de la série des essais entrepris, de 1960 jusqu’à l’indépendance. De la même manière, les questions vitales de la décontamination des sites où se sont déroulés les essais nucléaires français, et de l’indemnisation des victimes, dont beaucoup ont développé des maladies graves : des cancers, des malformations et autres pathologies, telles que la stérilité… sont toujours pendantes. Bien que la loi Morin de 2010 prévoie une indemnisation par la France pour les victimes algériennes des essais nucléaires, le dossier n’a pas avancé d’un iota. Au plan politique, depuis ces dernières années, des avancées ont été enregistrées. Le dossier des essais nucléaires est pris en charge dans le cadre de la coopération bilatérale algéro-française. Mais comme pour le volet de la mémoire, il faudra s’attendre dans la gestion de ce dossier, de la part de partie française, à des résistances, des dénis pour tenter d'atténuer le poids de la responsabilité politique et morale de l’Etat français dans l’entreprise génocidaire commise par la France coloniale dans le sud du pays et les réparations qui vont avec et que réclament, aujourd’hui, officiellement, les victimes et l’Etat algériens. Les preuves matérielles et physiques existent pour documenter et appuyer le dossier.

Scénario apocalyptique

Pendant longtemps, les autorités françaises ont fait dans le déni en tentant d’accréditer l’idée que les essais nucléaires ont eu lieu dans une région désertique, inhabitée, pour minimiser les conséquences tragiques de ces expérimentations, confirmées, pourtant, par les historiens et les témoignages de la population locale et les récits des archives coloniales. La population vivant dans le territoire des deux sites de Reggane et In Ekker était estimée à plus de 20 000 personnes. L’environnement et le sous-sol de ce vaste territoire portent encore les traces de cette entreprise macabre dans laquelle des Algériens ont servi de cobayes. Des vestiges d’un arsenal de guerre composé de chars, de matériaux hétéroclites, d'avions, de tanks et de morceaux de bateaux sont enfouis sous le sable des sites martyrs. Les stratèges de l’armée coloniale français ont cherché à tester les conséquences, en termes de résilience du matériel de guerre et de protection des troupes, en cas d’attaque nucléaire. Ils nous ont légué un «trésor» mortifère enfoui sous les vastes étendues désertiques du sud du pays, répandant jusqu’à la fin des temps leur radioactivité dans l’environnement, exposant la population à un danger mortel continu. Leur radioactivité inquiète. Selon les experts, la durée de contamination peut persister jusqu’à… 240 000 ans !!! Jean-Marie Collin, expert et porte-parole de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (ICAN France) fournit des détails terrifiants sur les expérimentations effectuées dans le Sud algérien. 17 essais nucléaires seront réalisés entre 1960 et 1966 sur les sites d’In Ekker et de Reggane. La charge explosive et radioactive de certaines de ces bombes est 20 fois supérieure à celle d’Hiroshima. Le premier, Gerboise bleue, datant du 13 février 1960, est raconté dans l’étude de l’ICAN et de l’Observatoire des armements «Sous le sable, la radioactivité»,  comme un moyen «d'observer et de vérifier le comportement devant les effets de souffle et de chaleur». On y apprend aussi que lors du troisième essai, Gerboise rouge (27 décembre 1960), des animaux vivants ont été ramenés en guise de cobayes sur les sites des essais nucléaires. «Un millier de rats et de souris et quelques chèvres» furent lâchés autour du point zéro pour voir «comment ils ont résisté à l'épreuve». Au quatrième essai, Gerboise verte (25 avril 1961), une simulation de guerre nucléaire est réalisée : «Juste après l'explosion, des manœuvres en chars, mais aussi à pied ont été organisées à proximité du point zéro (...) pour tester les matériels de protection, mais aussi et surtout connaître les réactions des hommes de troupe dans une ambiance fortement radioactive».

Responsabilité politique et morale

En dépit des traités internationaux sur l’interdiction des armes nucléaires renforcés en janvier 2021 par un nouveau texte, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (ITAN), qui est venu en renforcement du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) porté par l’ONU et la société civile, le dossier de la prise en charge des conséquences des essais nucléaires en Algérie par l’Etat français est au point mort. Les conventions internationales sont pourtant sans équivoque sur l’obligation faite  aux Etats signataires engageant ou participant à des essais nucléaires de prendre en charge les victimes civiles, et de réhabiliter les zones affectées par les essais. L’Algérie a créé une agence nationale de réhabilitation des anciens sites d’essais et d’explosions nucléaires français. Mais l’ampleur des dégâts occasionnés par ces essais et la spécificité des opérations de décontamination exigent de l’expertise, des moyens financiers et techniques que l’Algérie, pays victime, ne pourra pas, ne devra pas supporter seule. La responsabilité politique, morale de la France est pleinement engagée dans ce dossier qui continue à faire des victimes jusqu’à nos jours. On se rappelle de la panique qui s’était emparée récemment des Français, jusqu’aux Parisiens, lorsque le ciel s’était couvert d’un nuage de poussière irrespirable venant, avait-on dit, du Sud algérien... Les habitants de Reggane et d'In Ekker vivent en permanence le risque de contamination qui est bien réel. 

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