Les députés sénégalais ont entamé hier l’examen d’un texte critique qui permettrait de reporter la présidentielle et qui a causé de nouveaux heurts à l’extérieur de l’Assemblée nationale, transformée en citadelle par la présence policière, rapporte l’AFP.
Les gendarmes ont tiré des grenades lacrymogènes pour disperser de petits groupes qui essayaient de se rassembler devant l’Assemblée à l’appel de l’opposition et qui se sont repliés plus loin en scandant : «Macky Sall dictateur», du nom du président sénégalais. Le Sénégal, réputé comme un îlot de stabilité en Afrique de l’Ouest, est en proie à de vives tensions depuis que le président Sall a annoncé samedi, quelques heures avant l’ouverture de la campagne, le report de la présidentielle prévue le 25 février.
Cette décision, dénoncée par ses détracteurs comme un «coup d’Etat constitutionnel», plonge le pays dans l’inconnu et fait craindre une ébullition. Elle a causé un tollé parmi les candidats qualifiés et dans la société civile. Elle a donné lieu à de premiers rassemblements réprimés dimanche et à de premières interpellations, dont celles de la candidate Anta Babacar Ngom et de l’ancienne Première ministre Aminata Touré, finalement relâchées.
L’internet des données mobiles a été coupé. Le ministère des Télécommunications a invoqué la diffusion de «messages haineux et subversifs» sur les réseaux sociaux. Le gouvernement avait déjà suspendu l’accès en juin 2023, dans un contexte de crise politique. La mesure est devenue ailleurs un moyen de riposte courant pour endiguer la mobilisation et la communication via les réseaux sociaux.
Les députés ont commencé à examiner en fin de matinée un rapport adopté la veille en commission préparatoire et proposant de repousser la présidentielle de six mois ou même un an, à février 2025, selon le contenu de ce texte distribué en séance et soutenu par le camp présidentiel. L’approbation requiert une majorité des trois cinquièmes des 165 députés. Elle n’est pas acquise. Le vote est prévu dans la journée. Adoption ou rejet, la situation, sans précédent dans un pays qui a régulièrement élu ses présidents et n’a jamais connu de coup d’Etat, une rareté sur le continent, demeurera hautement volatile.
Elle suscite l’inquiétude à l’étranger. La Communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), l’Union africaine, les Etats-Unis, l’Union européenne, la France, partenaires importants du Sénégal, ont demandé de travailler à une nouvelle date, et ont appelé au dialogue entre les acteurs de la crise. Celle-ci fait redouter au Sénégal un nouvel accès de fièvre, comme ceux qu’il a connus en mars 2021 et juin 2023, qui ont causé des dizaines de morts et donné lieu à des centaines d’arrestations. Le flou maintenu pendant des mois par le président Sall sur une nouvelle candidature en 2024 a contribué aux crispations à l’époque. Il a finalement annoncé en juillet 2023 qu’il ne briguerait pas un nouveau mandat.
Une dérive autoritaire
Malgré une indignation largement partagée sur les réseaux sociaux, la protestation contre le report de la présidentielle n’a pas gagné massivement les rues. L’université de Dakar, haut lieu historique de contestation, est fermée depuis les troubles de 2023, et le parti antisystème Pastef a été éprouvé par les arrestations. L’opposition dénonce une dérive autoritaire du pouvoir. Avec l’ajournement de la présidentielle, elle soupçonne un plan pour éviter la défaite inévitable, selon elle, du camp présidentiel, voire pour prolonger la présidence Macky Sall, malgré l’engagement réitéré samedi par ce dernier de ne pas se représenter. Il a invoqué le grave conflit qui a éclaté entre le Conseil constitutionnel et l’Assemblée nationale après la validation définitive par la juridiction de 20 candidatures et l’élimination de plusieurs dizaines d’autres. M. Sall a allégué le risque de contestation pré et post-électorale et de nouveaux heurts, comme en 2021 et 2023. Parmi les candidats exclus : Ousmane Sonko, en prison depuis juillet, et Karim Wade, ministre et fils de l’ex-président Abdoulaye Wade (2000-2012). Karim Wade a remis en cause l’intégrité de deux juges constitutionnels et réclamé le report de l’élection.
A son initiative, l’Assemblée a approuvé, la semaine dernière, la création d’une commission d’enquête sur les conditions de validation des candidatures. Et contre toute attente, des députés du camp présidentiel ont soutenu la démarche. Ce soutien a ainsi nourri le soupçon d’un plan du pouvoir pour ajourner la présidentielle et éviter une défaite. Le candidat du camp présidentiel, le Premier ministre Amadou Bâ, est contesté dans ses propres rangs et fait face à des dissidents. En parallèle, le prétendant anti-système Bassirou Diomaye Faye, dont la candidature a été validée par le Conseil constitutionnel bien qu’il soit emprisonné depuis 2023, s’est imposé ces dernières semaines comme un postulant crédible à la victoire, un scénario cauchemar pour le camp présidentiel.
Selon le code électoral, un décret fixant la date d’une nouvelle présidentielle doit être publié au plus tard 80 jours avant le scrutin. Le président Sall, élu en 2012 pour cinq ans puis réélu en 2019 pour sept ans et qui n’est pas candidat cette fois, risque d’être encore à son poste au-delà de l’échéance de son mandat, le 2 avril.