L’homme de 38 ans, barbiche et carrure de boxeur poids lourd, fait partie de ces ouvriers dont la possible régularisation enflamme le débat politique en France, depuis l’annonce d’un projet de loi immigration prévoyant un titre de séjour «métiers en tension».
En une décennie de clandestinité, Mohamed Traoré a œuvré dans tous les secteurs qui recrutent sans déclarer. Depuis trois ans, il est ripeur, accroché au camion-benne d’un géant de la propreté, et reconduit de semaine en semaine par une agence d’intérim.
A la descente du bus de nuit à Bondy, en banlieue parisienne, il apprend qu’il ne travaillera pas ce lundi matin d’octobre. Décision du chef. Pas de paye pour cette journée. «Quand tu es sans-papiers, les patrons en profitent, tu es comme leur chien. S’ils ont besoin de t’utiliser, ils t’utilisent. Sinon, ils te laissent de côté. De toute façon, tu n’as pas le choix, tu vas revenir, tu es dans leur cage», expose le natif de Bamako.
Comme beaucoup, il travaille avec les papiers d’un autre, en l’occurrence d’un «tonton». Cela s’appelle travailler «sous alias». Son patron le sait-il ? «Bien sûr qu’il sait ! Le ‘tonton’ a 53 ans, on n’a pas vraiment la même tête», s’exaspère-t-il.
30% du salaire
La situation l’amuserait presque, si elle ne faisait pas «mal». Mohamed Traoré a eu «espoir» d’être régularisé en 2020, pendant la crise du Covid, lorsque les Français applaudissaient ces «premiers de corvée». Obtenir des papiers lui permettrait de ne plus reverser à son alias 30% de son salaire de 1000 et 1400 euros, quitter sa chambre payée 300 euros dans une colocation surpeuplée, revoir sa famille au Mali. Bref, d’en «finir avec la galère». Son employeur ne veut pas en entendre parler.
C’est pour briser cette relation de «subordination» entre l’employé et l’employeur que le projet de loi, dont l’examen parlementaire doit débuter le 6 novembre, ouvre la possibilité pour un travailleur sans titre de déposer seul sa demande, dans certains métiers en tension.
Reste à savoir quels secteurs seront concernés, observe Jean-Albert Guidou, du syndicat contestataire CGT. «Si la liste est restrictive, on se retrouverait avec des travailleurs qui n’auraient plus aucune issue, sauf à changer de profession», s’inquiète le syndicaliste.
5 ans de blocage
«Il faut un électrochoc, pour trouver un système qui régule les choses. On a besoin de jeunes gens qui veulent faire des métiers que nos concitoyens ne veulent plus faire», juge Manuel Heurtier, 65 ans, chef restaurateur à Montrouge, en banlieue parisienne.
L’homme est en colère. En 40 ans de métier, il a vu défiler dans ses cuisines un condensé de l’histoire récente de l’immigration : Maghrébins, Sri-Lankais, Africains... Il a observé, aussi, «l’usine à gaz» administrative pour des restaurateurs qui peinent pourtant à embaucher.
Cela fait désormais 5 ans qu’il accompagne la quête de papiers de son second de cuisine, Amadou Ba, sénégalais de 27 ans. «C’est de l’or, ce mec. Ponctuel, sérieux, gentil», résume-t-il. «Si le chef ne m’aidait pas, j’aurais craqué», confie Amadou Ba, mains tremblantes et couvertes de brûlures. Timide, fluet dans sa veste de cuisine blanche, le Sénégalais, qui avait commencé à la plonge il y a cinq ans, est titulaire d’un contrat de travail à durée indéterminée, cumule une soixantaine de bulletins de paie (vingt-quatre suffisent pour la procédure). Il ne «comprend pas» pourquoi son dossier a été refusé ou perdu, trois fois. «Tant que tu n’as pas les papiers, tu n’as pas de droits : ni chômage, ni retraite, ni vacances...», lâche-t-il.
Il y a quelques semaines, des députés de la majorité présidentielle, réunis dans le restaurant, ont échangé avec lui. Le 12 septembre, cette improbable rencontre a été immortalisée par une photo, publiée par dans le journal Libération. La préfecture l’a appelé dans la foulée : son dossier a été retrouvé. Amadou Ba hausse les épaules. Les cuisines du pouvoir...