Tiken Jah Fakoly. Artiste ivoirien :  «Les Africains commencent à comprendre qu’il faut se prendre en main»

17/07/2024 mis à jour: 16:30
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Les mots simples sont les plus forts, lit-on dans la présentation d’Acoustic, seizième album de l’artiste ivoirien Tiken Jah Fakoly qu’il a joué aux Suds, à Arles. Un exemple : «Ils ont partagé le monde, plus rien ne m’étonne. Ils ont partagé Africa sans nous consulter…» Ou bien encore Ouvrez les frontières.

 Et aussi Arriver à rêver, le très actuel Africain à Paris, alors que le RN frôle le pouvoir en France, ou le très rythmé Balayeur balayé, qu’il a dédié au peuple sénégalais qui, lors de la présidentielle en mars dernier, a élu le candidat de l’opposition Bassirou Diomaye Faye. 

En quatorze titres, le griot malinké Tiken Jah survole les moments forts de vingt-sept ans de discographie, de Mangercratie (1996) à Braquage de pouvoir (2022), agrémenté de l’inédit Arriver à rêver, pour un monde respirable. En s’écartant un peu du reggae en le gardant au cœur. «On ne fera pas mieux que le reggae jamaïcain, mais on sait aussi que les Jamaïcains ont abordé les Antilles avec l’Afrique dans leur sac», dit-il. L’artiste, quelques minutes avant son mémorable concert, a bien voulu partager avec El Watan sa vision de l’Afrique et la vie.

 

Propos recueillis à Arles par  Walid Mebarek
 
 

 

Qu’est-ce qui vous a amené à ce métier et ce qui vous a fait tenir depuis trois décennies ?

C’est le message de Bob Marley qui m’a incité. Je ne comprenais pas l’anglais à l’époque, mais je me suis fait expliquer les chansons où j’ai trouvé un ton militant en accord avec moi. Des messages de combat, de réveil. Quand j’entendais «lève-toi, lève-toi, défends tes droits !», c’est ce que j’attendais d’entendre, que quelqu’un vienne me défendre.


 A l’époque, vous étiez à la Côte d’Ivoire, vous aviez des raisons de vous lever ?

Oui. Puisque je trouvais beaucoup de choses injustes dans mon pays et la société dans laquelle je vivais. C’est cela qui m’a amené au reggae protestataire. J’aimais danser sur plein de musiques, mais lorsque le reggae est arrivé, cette influence a été décisive.


 Pourtant, la musique africaine était vivante en ce temps-là, non ?

Bien sûr, je dansais sur les musiques du Congo Kinshasa ou Congo Brazzaville, du Cameroun, du Nigeria, avec Prince Nico Mbarga, King Sunny Adé et Fela Kuti et bien d’autres. 


 Est-ce parce que le reggae a de profondes racines africaines ? 

Le reggae est bien sûr jamaïcain et j’ai pensé que le combat que cette musique porte méritait d’être mené sur le continent africain. Un combat pour la liberté, pour la justice et la dignité. Parce que personne ne viendra changer les choses à notre place. Vous savez, l’Afrique, c’est ce paradoxe d’être très riche par ses matières premières et d’avoir une population extrêmement pauvre, ce paradoxe mérite d’être dénoncé et ne peut être réglé que par les Africains eux-mêmes. Ceux qui viennent prendre les richesses ne vont pas se lever un matin pour plaindre les pauvres africains et dire : on va s’occuper d’eux, car on prend leur pétrole, on prend leur or, le cacao, etc. 
 

 C’est parce que vous vous être trop «levé», que vous avez trop ouvert votre gueule, comme on dit vulgairement, que vous avez été obligé de quitter la Côte d’Ivoire ? 

J’étais sur une liste de personnes à abattre en 2002. Un escadron de la mort, sous Gbagbo, me menaçait. Heureusement, j’en ai été averti. Un ami comédien H. Camarah qui a refusé de partir a été tué. Je l’avais eu au téléphone pour l’inciter à s’enfuir. Il m’a répondu qu’il n’avait rien fait, qu’on ne pouvait rien lui reprocher. Ils l’ont criblé de balles.


 Vous avez choisi le Mali comme terre d’accueil, pourquoi ? 

Le Mali était le territoire le plus proche de la région d’où je viens, au nord de la Côte d’Ivoire. J’avais de la famille âgée au pays, je ne voulais pas trop m’éloigner, rester en contact.


 Revenons à votre message en tant qu’artiste. A-t-il porté ? 

Je suis mal placé pour répondre. Ce sont les Africains et les Ivoiriens qui peuvent répondre. Ce que je ressens, c’est que j’ai été entendu, car nombreux sont ceux qui écrivent sur les réseaux sociaux, que grâce à moi, ils ont compris telle ou telle chose et que j’ai fait partie en tout cas de ceux qui ont actionné la cloche du réveil. 


 Vous pensez qu’aujourd’hui les pays africains se réveillent ? Avec de multiples coups d’Etat, ces changements de régime, avec l’envie de se débarrasser de ce qui reste de la colonisation française, pour vous cela est-il positif ?
 

On n’a pas encore les vraies solutions, car les vraies solutions, ce n’est pas franchement les coups d’Etat, parce que les militaires, c’est la force, mais on peut sentir qu’il se passe quelque chose. Aujourd’hui, on ne se sent plus colonisé. C’est ce poids-là qui nous pesait depuis longtemps, de sentir que le Blanc était supérieur à nous. D’ailleurs, nos parents appelaient les Français «missié, missié !» J’ai entendu mon père dire ça. Moi je dis tu ou vous. Il y a un  processus de réveil qui est enclenché. 


Vous sentiez-vous comme un visionnaire avec vos premiers titres très critiques ?

Les gens le disent. Je reste modeste, mais il y a des choses que j’ai dites il y a très longtemps. Notamment sur la françafrique qui doit partir. En 2006, j’ai enregistré l’album Le caméléon. Dans un titre je chantais pour un opposant emprisonné en Guinée Conakry lui disant «ne t’inquiète pas, la prison ne te fera rien !» Il est devenu président… Beaucoup d’Africains rappellent les messages que j’ai distillés depuis des années. 


Aujourd’hui, en France notamment, mais aussi en Afrique, certains rétorquent que si le regard sur la colonisation a changé, c’est aussi pour le remplacer par une influence russe grandissante. Qu’en pensez-vous ? 
 

Pour moi en temps qu’Africain, je ne conçois pas qu’on mette le drapeau bleu, blanc, rouge dehors et qu’on porte un autre drapeau dans les manifestations, des  mêmes couleurs d’ailleurs mais d’une autre sphère… Nous ne devons avoir que nos drapeaux et compter sur nous-mêmes. Le seul truc intéressant, c’est que jusque-là, nous étions une boutique avec un seul client pendant des décennies. Maintenant on a la Chine, la Russie… D’autres clients qui vont nous permettre de fixer nos exigences et livrer nos matières premières au plus offrant. C’est un changement de perspective mais chasser la France et se jeter dans les bras de la Russie, je dis non. 


 Quels sont justement les enjeux de l’Afrique aujourd’hui tels que vous les vivez et les ressentez ? 

Nous sommes dans une période où les Africains commencent à comprendre qu’il faut se prendre en main. 
Qu’il ne faut pas se laisser coloniser la nuit et dormir la journée. L’indépendance nous a été octroyée la journée et récupérée la nuit. N’oublions pas Jacques Focccard, ou le général de Gaulle, héros pour les Français, mais pas pour nous… Bolloré, etc. Il faut du temps mais les Africains comprennent mieux ce qui se trame. 


 Il manque encore une démocratie affirmée en Afrique ?

Je ne pense pas que la démocratie occidentale marcherait véritablement en Afrique. On doit trouver notre chemin, une manière qui puisse permettre au peuple de s’exprimer. Cela mérite une réflexion. 
On a le problème du développement, car la plupart des gens ne sont pas instruits. Des gens votent pour tel ou tel parce qu’il leur a donné un tee-shirt, du savon, ou un billet de mille francs CFA… La démocratie ne peut pas fonctionner comme ça. 


 Connaissez-vous l’Algérie ?

C’est un pays qui pourrait jouer un rôle très fort dans cette prise de pouvoir de l’Afrique. C’est un pays qui a un potentiel énorme. Une histoire de militants, de combattants. Qui a lutté au prix de milliers de morts pour sa liberté. 

Et c’est un pays important pour nous. Vous avez eu des leaders qui ont pris position dès les années 60. A cette époque, tous les révolutionnaires d’Afrique étaient à Alger. L’Algérie c’est une référence par rapport à l’histoire. Le combat de l’Algérie m’a marqué définitivement. On peut citer Che Guevara qui s’est rendu en Algérie… Il y aurait beaucoup à dire. 
 

 Quel est votre trait de caractère qui vous semble le plus positif ?

C’est la résistance depuis 30 ans. Quand j’ai commencé, il y avait beaucoup d’artistes engagés comme moi. 
Tous n’ont pas tenu. Certains achetés et d’autres ayant baissé les bras. Moi je continue, malgré toutes les difficultés, malgré l’exil. Malgré que dans mon pays, quand j’organise des choses, je ne suis pas accompagné par les autorités car je suis considéré comme celui qu’on ne peut pas maîtriser. 


 Vous qualifieriez-vous de rebelle ?

Je suis un homme libre. Un révolté contre toute forme d’injustice venant de qui que ce soit. Vous savez ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui sont de la même région que moi, et ils ont ressenti mes messages quand ils étaient dans l’opposition. 

Leur espoir quand ils sont arrivés au pouvoir était que je m’alignerai mais je ne l’ai pas fait et je dénonce des choses sous leur règne, ce qui me vaut le nom de l’incontrôlé. 
 

 

Propos recueillis à Arles par Walid Mebarek
 
 

 

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