Sofiane Benadjila : «Il faut interroger la mémoire du patrimoine génétique existant»

19/01/2022 mis à jour: 00:15
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Photo : D. R.

Une «nouvelle orientation» des pouvoirs publics dans le domaine agricole. Ces derniers «misent sur l’agriculture saharienne pour relancer le secteur». Les décrets exécutifs portant création des écoles supérieures de l’agriculture saharienne dans les wilayas d’Adrar et d’El Oued, publiés au Journal officiel n°97 du 27 décembre 2021, sont là. En revanche, le Sahara est connu pour son climat aride, à cela s’ajoute un autre facteur qui n’est pas des moindres : le changement climatique. Dans cet entretien, Sofiane Benadjila, spécialiste de l’agriculture bio dans la région du Sud, explique les atouts et les contraintes de cette démarche.

- Quelles sont, selon vous, les cultures qui peuvent donner des résultats probants dans le Sud algérien ?

Excepté le palmier dattier pris dans sa diversité, il est difficile d’arrêter une liste exhaustive de cultures pour le Sud algérien. D’une part, l’intérêt pour chaque culture peut être évalué en fonction de plusieurs paramètres, valeurs marchandes, valeurs alimentaires, de la quantité de biomasse produite…L’estimation des résultats n’est donc pas systématiquement liée aux seules performances agronomiques.

Elle obéit à des considérations guidées par la stratégie de développement adoptée par les politiques agricoles. En quelque sorte, le résultat que donne une culture se fait par rapport aux besoins que nous aurions préalablement établis.

D’autre part, le Sud algérien n’a rien d’une homogénéité écosystèmique. Des différences existent entre les trois grands secteurs, Sahara septentrional, central et méridional. Plus encore, sur la base de données géomorphologiques…, au sein du Sahara septentrional, on note peu de similitudes entre des zones orientales (Bas Sahara) et les zones occidentales…

L’ensemble de ces paramètres étant dans une dynamique de plus en plus contraignante, les marges de manœuvres deviennent en toute logique de plus en plus réduites. Ce qui nous oriente vers des cultures à cycles courts, qui gagnent en précocité, faibles consommatrices d’eau, d’énergie… Cela met un accent sur l’intérêt d’interroger la mémoire du patrimoine génétique existant.

- Comment contourner le problème de la pénurie d’eau qui ne cesse de se poser avec acuité en Algérie ?

On s’accorde à dire que l’apport total des précipitations atmosphériques annuelles en Algérie serait de l’ordre de 130 milliards de mètres cubes par an, dont 72% s’évaporent, évaluées à 65 milliards de mètres cubes. Les eaux souterraines surexploitées sont estimées à 10 milliards.

A noter la forte disparité entre le Tell, 7% de la superficie du pays, qui enregistre à lui seul, 90% de l’écoulement total, le reste du territoire est considéré comme aride. Parti de près de 1600m3/hab./an en 1962, on aboutira à moins de 200m3, lorsqu’on aura atteint 50 millions d’habitants en 2025.

Sachant qu’en deçà de 500m3, la disponibilité de l’eau devient une contrainte au développement économique. Suite à ce bref aperçu, et tenant compte d’une diminution attendue des précipitations de 30% durant ce XXIe siècle, on réalise que la seule alternative existante est l’adaptation.

Celle-ci doit commencer par admettre que la rareté de l’eau devra être gérée dans la plus grande rigueur. Il y a de la marge à gagner, en travaillant plus sur l’utilisation des eaux dites grises, à condition de pouvoir s’en servir pour irriguer des cultures. Le dessalement d’eau de mer peut contribuer à atténuer temporairement la crise dans les zones côtières, mais son caractère énergivore sera un sérieux handicap dans les années à venir.

L’eau douce étant consommée à 65% par le secteur agricole, le déficit hydrique actuel et celui à venir ébranle sérieusement la sécurité alimentaire du pays. Il y a donc obligation de réfléchir une politique agricole fondée sur des principes agroécologiques, où le rapport biomasse produite/quantité d’eau consommée est le plus efficient par unité de surface.

- Quelle place pour l’agriculture saharienne biologique à l’ère de la promotion de l’agriculture intensive dictée par les besoins de la population, des besoins accentués par la pandémie Covid-19 ?

Indépendamment du domaine saharien, on sait que l’agriculture industrielle vit une crise majeure, du fait de l’impasse multidimensionnelle qu’elle a générée.

Dans les zones sahariennes, elle est encore moins soutenable. Les vaines tentatives réalisées à échelle réelle, dans les régions désertiques (Libye, Arabie Saoudite, Abadla, Gassi E’touil…) confirment toutes les écrits de la documentation scientifique sur le caractère éphémère de telles actions.

On peut retenir que c’est une exploitation onéreuse, forte consommatrice d’eau, qui, à terme, stérilise de façon irréversible des sols désertiques. L’agroécologie oasienne ne s’est pas imposée puis gravée dans la durabilité pendant des siècles du fait du hasard.

La construction de ces agroécosystèmes est l’aboutissement d’une longue coévolution entre les humains et les milieux désertiques. Conçue sous des conditions climatiques défavorables au développement biologique, sur des surfaces limitées, avec des quantités d’eau restreintes, l’optimisation des rendements en est le principal fondement, du fait qu’il soit vital.

Eparpillées à travers les étendues désertiques désert à la suite des points d’eau, dans un contexte de faible mobilité (marche humaine, traction animale) elles ont dû baser leur système alimentaire sur un maximum d’autonomie. Dans un contexte de crises (sanitaires), cela devrait nous amener à fonder un modèle agricole orienté vers la souveraineté alimentaire.

- Quels sont les atouts et les contraintes de chaque modèle agricole, biologique et intensif ?

On peut considérer que l’agriculture industrielle a connu son essor après la Seconde Guerre mondiale. Qualifiée de révolution verte, elle a permis de nourrir une population mondiale en pleine expansion. Raisonnée sur des principes économiques ignorant totalement les limites environnementales, basées sur l’abondance infinie des ressources naturelles, elle a participé à l’élan de productivisme des trente glorieuses.

En mobilisant la recherche scientifique, il y a eu extension des structures hydrauliques et des surfaces irriguées, des améliorations génétiques, la mécanisation, l’agrochimie, l’agroalimentaire avec la normalisation et la standardisation… Au bout d’une soixantaine d’années, on constate qu’elle génère des externalités insoutenables.

Selon la FAO, 40% des terres cultivées sont dégradées, la déforestation reste encore le moyen le plus couramment utilisé pour compenser les 10-15 millions d’hectares perdus chaque année. Totalement absorbée par l’industrie, on parle aujourd’hui de matière première agricole, l’aliment au même titre qu’une marchandise est introduit à l’OMC.

Depuis 2008, la forte financiarisation du secteur agricole a marqué un autre tournant. A la seule bourse de Chicago, le blé est en moyenne échangé 46 fois par les traders, et le maïs 24 fois. Cela étant, on peut noter que l’agro-industrie contribue à installer un système alimentaire dopé aux énergies fossiles (le 1/3 de la production énergétique mondiale), soit plus de 4 litres/jour de pétrole pour nourrir un adulte.

Le secteur économique le plus énergivore, consomme aussi le plus d’eau douce de la planète (70-85%), est celui qui émet 28% des gaz à effets de serre. Il réduit l’agrobiodiversité, la valeur nutritive des aliments, pollue et augmente les inégalités sociales. L’agroécologie est reconnue comme étant la seule alternative qui survivra à un système alimentaire réfléchi avec les concepts du XXème siècle. Elle efface toutes les externalités négatives de l’agro-industrie intensive, mais n’arrive pas encore à échapper du pouvoir de l’appât du gain.

- Comment voyez-vous le devenir de l’agriculture saharienne en Algérie ?

Confrontée aux besoins alimentaires de 8 millions d’habitants en 2030, l’agriculture saharienne devra connaître une extension certaine. Les équilibres des systèmes alimentaires ancestraux ayant été fortement perturbés, il y a lieu de penser de nouveaux systèmes alimentaires résilients.

Les connaissances acquises au fil des temps devraient constituer un socle pour l’ingénierie écologique. Il faudrait puiser dans ce gisement de savoir, pour intégrer les dynamiques démographiques, climatiques… que nous sommes en train d’affronter.

Dans tous les cas, les politiques agricoles devront se diriger vers la transition énergétique, en concevant des modèles résilients, faisant nécessairement appel à la sobriété, pour qu’ils soient adaptés aux capacités environnementales. 

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