La désagrégation des conditions de vie de larges pans de la société française et la mise à mal de la démocratie en cas de conflits sociaux ont nourri un ressentiment vis-à vis du politique. N’ayant jamais gouverné, beaucoup pensent que le Rassemblement national pansera les plaies. Quitte à ouvrir un page dangereuse de l’histoire.
Dans une tribune publiée hier par Le Monde, des économistes analysent le fond d’une situation politique risquée, qui, outre les effets de la dissolution brutale de l’Assemblée nationale le 9 juin dernier, révèle la «dissolution sociale». Un état de fait aux sources bien ancrées qui amène le basculement vers une solution électorale extrême transgressant les règles de la démocratie, en prétendant la conforter. Pendant des années, les politiques antisociales ont «réduit l’espace de socialité.
La détonation de la dissolution de l’Assemblée nationale fait ainsi tristement écho à ce que chacun ressent de la dissolution sociale et traduit de manière très littérale l’absence complète de solution politique néolibérale. Ce geste ultime a été fait au risque de provoquer dans les urnes une déflagration identique à ce que fut la révolte des ‘‘Gilets jaunes’’ : une colère immense attisant la rage d’en découdre avec ‘’les autres’’ ».
Une colère irraisonnée qui a son origine dans les nombreuses entorses à la démocratie sociale ces dernières années lors de crises majeures. En 2018-2019, il y eut le mouvement des Gilets jaunes, gérée autoritairement par le président Macron et son prétendu débat national médiatisé puis enterré ; ensuite la manière extrêmement brutale de gérer de 2020 à 2022 l’épidémie de Covid, avec la pression pour se faire vacciner et les autorisations de sortie pour faire quelques mètres hors de chez soi.
Il y eut aussi la réforme des retraites, refusée par une majorité de la population et imposée, sans vote à coup de 49.3. Un dispositif constitutionnel exceptionnel prévu lorsqu’il y a obstruction parlementaire dont le président Macron et son gouvernement ont abusé. Comme ils l’ont fait aussi pour voter le budget à la fin 2023.
Un budget qui persiste dans la désagrégation des services publics dont les plus sensibles sont la santé et l’éducation avec son corollaire : la désolation sociale. A contrario, le monde entier a vu les moyens colossaux et la violence extrême de la police chargée de réprimer les manifestations. On pourrait parler aussi du chômage croissant et la misère inhérente à cette absence de perspective pour beaucoup, alors que des milliards d’euros sont concédés à l’Ukraine, disent de nombreuses personnes qui votent RN.
Le néolibéralisme sans issue a été imposé dans les sociétés occidentales depuis les années 1980 : Reagan aux USA, Thatcher puis Blair en Angleterre, puis avec Sarkozy en France dès 2007, mouvement accentué avec Hollande à partir de 2012 et aggravé par Macron depuis 2017, avec les excès antisociaux qu’on a connus comme la loi Travail… et, récemment, la loi restreignant les droits aux allocations chômage, retoquée opportunément entre les deux tours des législatives.
L’extrême droite, avec un discours trompeur aiguisé depuis des années, entonne un chant des sirènes qui attire les électeurs vers une oasis faussement paradisiaque. Les économistes contredisent ce penchant social mortel du RN et proposent, en vain certainement, un antidote : «La raison commande aujourd’hui de relever la tête et de traiter enfin à la racine les causes sociales de l’effondrement politique que nous vivons (…) La phase néolibérale se clôt.
Il nous faut tous ensemble, républicains et démocrates, à rebours de ce que propose l’extrême droite, dessiner – par la délibération collective – (…) une société ouverte qui ne soit plus mise à la remorque des exigences du marché, une société dans laquelle chacun et chacune puisse s’épanouir, quelles que soient sa nationalité, sa culture, sa construction intime, ses forces et ses faiblesses.»
Ces choses là ont évidemment peu de chances d’être entendues quand on voit la pauvreté du débat quelques jours avant le grand choc électoral de dimanche prochain. Du reste, le niveau des candidats du RN est catastrophique. Ils ont été recrutés dans l’urgence de la dissolution le 9 juin dernier.
Les bêtises succèdent aux bêtises et hier dans ce grand vide des idées, on en était encore à accabler le plus méchant des méchants, la France insoumise (LFI), parti qui sous la houlette de Jean-Luc Mélenchon a été défini l’effondrement du système que les économistes ont décrit dans les colonnes du journal parisien du soir.
Il est pour cela, entre autres, le tribun à abattre, quitte à laisser arriver au pouvoir le Rassemblement national ultra libéral sur le plan économique et dramatiquement illibéral sur le plan des libertés publiques, comme le sont la Hongrie, l’Italie, la Slovaquie et peu à peu les Pays-Bas, les pays nordiques (Finlande, Danemark)…
Tous contre la France insoumise
L’éditorialiste du Figaro, principal journal du libéralisme en France, n’écrit-il pas : «Entre Bardella et Mélenchon, qui, en conscience, voudra mettre un signe d’égalité ? Le programme du RN est certes à bien des égards inquiétant, mais en face : antisémitisme, islamo-gauchisme, haine de classe, hystérie fiscale…» Et il ajoute : « le Nouveau Front populaire est le vecteur d’une idéologie qui consommerait déshonneur et ruine du pays.» Sauf qu’il n’a jamais été au pouvoir et ne risque pas d’y être cette année.
Le lendemain du premier tour, un signe n’a échappé à personne : tous les marchés financiers indiquaient une tendance à la hausse. Dans ce contexte, le Premier ministre sortant Gabriel Attal ou le bientôt ex-ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin veulent battre le RN. L’idée d’un large arc républicain de la droite au centre incluant la gauche a été évoquée, mais sans LFI, injustement qualifiée d’extrême gauche et brocardée d’antisémitisme.
Macron a précisé : «On ne gouvernera pas avec LFI, désistement ne vaut pas coalition.» Il court-circuite ainsi l’hypothèse d’une nouvelle majorité alternative mêlant plusieurs familles politiques pour contenir le RN dans l’opposition au lendemain du second tour dimanche 7 juillet. Et Macron de persister : «De la même façon que nous disons que pas une voix ne doit aller au RN, il n’est pas question que LFI participe à un gouvernement.»
Comme en écho, un ancien résistant de 1940-1945 réagit sur France 24 avec tristesse : «Quand j’entends des gens de la droite actuelle ou des représentants du gouvernement dire qu’on ne peut pas voter pour le Nouveau Front populaire parce qu’il y a un tel ou un tel, je réponds qu’un barrage, c’est un barrage.»
En réalité, les observateurs considèrent que comme tout apprenti sorcier, Emmanuel Macron en dissolvant l’Assemblée nationale pensait être «maître des horloges» comme il se définissait en 2017. Son père, Jean-Michel Macron ne déclare-t-il pas au Dauphiné Libéré : «Si le RN montre en deux ans qu’il est parfaitement incapable de gouverner, on peut espérer qu’il n’ira pas plus loin. C’est un peu ce que mon fils m’avait dit deux mois avant les élections européennes.» Cela paraît illusoire et la France s’enfonce dans l’ère sombre des incertitudes.