Raymond Depardon. Photographe des Accords d’Evian : «Belkacem Krim ne souriait jamais. Il était préoccupé»

22/03/2022 mis à jour: 01:22
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Raymond Depardon

Témoin privilégié des Accords d’Evian, Raymond Depardon, est l’un des rares photographes français à avoir saisi pour l’éternité les moments historiques durant lesquelles la délégation algérienne conduite par Krim Belkacem entamait des négociations directes avec les représentants français sur le futur des relations entre l’Algérie et la France après l’indépendance.
Agé à peine de 19 ans, le jeune homme était loin de réaliser qu’il participait à l’écriture d’une des pages historiques de l’Algérie. Armé de son appareil photo, il déambulait avec insouciance dans la villa prêtée par l’émir du Qatar de l’époque où la délégation algérienne avait pris ses quartiers à l’affût d’une image.
 

60 ans après, il exhume pour El Watan les souvenirs de ces moments historiques que peu de journalistes et photographes avaient la chance de couvrir.

 

Propos recueillis par   Yacine Farah 

 

 

  • Vous avez été l’un des rares photographes à mémoriser les négociations qui ont conduit aux Accords d’Evian il y a soixante ans. Quel sentiment ressentez-vous aujourd’hui ?
     

Un moment de pur bonheur, une fin heureuse. J’étais un jeune photographe. J’avais 19 ans. J’avais déjà fait des allers- retours entre la France et l’Algérie. A cette époque, à la fin des années 60, aucun photographe expérimenté ne voulait se rendre en Algérie. Ils étaient tous fatigués, ils avaient couvert les barricades, le discours de de Gaulle. A Paris, on m’avait dit : «Toi tu n’as pas encore fait ton service national». On m’a demandé alors d’aller couvrir les activités du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) en Suisse, dans une banlieue de Genève. J’ai attendu devant cette maison où se déroulaient les négociations. L’armée suisse était très nerveuse, de peur qu’il y ait des attentats.  La maison appartenait à l’émir du Qatar. Des hélicoptères étaient disposés dans le jardin de la villa. La délégation algérienne était importante. J’avais demandé à faire des photos magazine. J’ai donc déambulé dans la maison. Je suis rentré à l’intérieur des salons. Tout le monde souriait. J’avais pris une photo de Krim Belkacem qui était assis sur la terrasse. Il avait un bras sur le front. Il venait d’être opéré de l’appendicite, mais personne ne le savait. C’était un secret.

Comment avez-vous travaillé avec la délégation du FLN ? Quel était le rapport que les négociateurs algériens avaient avec l’image ?

Les personnes qui faisaient partie de la délégation algérienne ne faisaient pas attention. Autant à Alger l’image était un tabou, autant à Evian, c’était le contraire. Personne ne m’a fait de remarque. J’étais très près des Algériens. A quatre mètres au maximum. C’est la première fois que je voyais des Algériens si bien habillés et si souriants. A Alger, je ne voyais pas beaucoup d’Algériens. Je descendais dans de grands hôtels. Il fallait que je fasse un petit tour du côté de la Grande-Poste ou de l’avenue Didouche Mourad (ex-rue Michelet) pour les voir. Le bonheur de pouvoir parler en français en Algérie et de se faire comprendre était un atout.

  • Quel est le personnage qui vous a le plus marqué au sein de la délégation du FLN ?
     

Incontestablement Belkacem Krim. Il ne souriait jamais. Il était préoccupé, il était jeune, beau garçon, pas du tout bronzé. Il portait un élégant costume. Il était légèrement courbé mais affichait une réelle tendresse. Il était chef de la délégation. Les autres membres étaient plutôt détendus. Ils ressemblaient plus à des avocats et à des hommes d’affaires. Ça se voyait qu’ils avaient l’habitude de porter des costumes. Mais Belkacem Krim ne se mêlait pas trop aux autres. Leurs familles étaient avec eux.

 

  • Que fallait-il saisir en images lors de ces négociations et comment les aviez-vous traduites ?
     

En dehors de la première journée où il y avait l’hymne national et les drapeaux aux fenêtres, j’ai beaucoup parlé avec Réda Malek bien qu’il ait été assez distant. Mais la chance que j’avais, c’est d’être parti en Algérie plusieurs fois. Je connaissais donc un peu le caractère des Algériens. Ils étaient réservés. Peut-être que cela est dû au fait que certains vivaient en montagne. Ils me rappelaient le caractère des habitants du massif central en France. Les photos que j’ai faites n’étaient pas publiées dans les journaux français, il n’y avait pas beaucoup de grands journaux à cette époque pour les publier. L’express était petit. Seul un journal qui s’appelait Candide a pu en publier quelques-unes. Je me souviens aussi que beaucoup de discussions se déroulaient dans les sous-sols. Il y avait visiblement des réunions dont le sujet concernait l’avenir de l’Algérie. Les participants étaient triés sur le volet. Ils parlaient en français et en arabe. Ils maîtrisaient parfaitement les deux langues.

 

  • Qu’est-ce qui vous a marqué en tant que jeune photographe en Algérie ?
     

La beauté du pays et la gentillesse des gens. J’étais déjà parti à Tindouf en 1960 avec une expédition. On a fait le voyage par route. J’ai découvert toutes ces villes algériennes. L’arrivée au Sud était magnifique. La grandeur du pays. Ça m’a forgé une idée de l’Algérie comme étant un pays généreux et grand.
Les gens me parlaient, ils étaient contents car ils voyaient que je n’étais pas lié au colonialisme. En 1970, je suis reparti au Sahara avec l’agence Havas pour faire la promotion du tourisme dans le désert. On pensait que le tourisme pouvait être un facteur de développement.

 

  • Vous êtes aussi retourné 60 ans après en Algérie. Qu’est-ce qui a changé selon vous ? Qu’est-ce qui vous a marqué ?
     

J’ai ressenti un grand bonheur en me baladant dans les rues. J’étais invité par Kamel Daoud qui me disait que l’Algérie manquait d’images. Au début, je n’avais pas compris le sens de son propos. Mais j’ai fini par capter son message. Il voulait dire qu’il y avait un déficit d’images de ce pays que tout le monde disait qu’il était beau. Quand on s’est promené avec Claudine (son épouse, ndlr) à Alger et à Oran, je disais bonjour aux gens, parfois ils se retournaient et nous disaient «Ah ! vous êtes nostalgiques de l’Algérie.» Et, à ce moment-là, je profitais d’une tierce seconde pour faire une photo. Je n’aime pas les photos posées.

 

  • Vous exposez à l’IMA des photographies sur les différentes périodes qu’a connues l’Algérie. Quel est le but de cette exposition ?
     

C’est une initiative personnelle. J’ai des photos de 1961, j’avais peur qu’elles disparaissent ou qu’elles tombent dans l’oubli. Ces photos appartiennent aussi à l’histoire de l’Algérie. Elles montrent cette période un peu flottante entre 1960 et 1962, une période un peu spéciale. Je regrette qu’aucun musée français ne veuille les montrer. Je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs. Cependant, je remercie beaucoup l’Institut du monde arabe qui a accepté de les faire connaître auprès du grand public.

 

  • Comment voyez-vous les relations futures entre l’Algérie et la France ?
     

Tout le monde se complique un peu la vie. Il faut essayer d’avoir une relation amicale. On a la chance d’avoir un passé commun, la Méditerranée en partage, une cuisine commune… Il faut avancer maintenant.

 

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