Point de vue - Nos ports et notre souveraineté nationale

24/07/2024 mis à jour: 15:05
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Photo : D. R.

Par le Dr Lies Goumiri (*)

Quelle est la situation mondiale ?

Les ports en tant qu’outils de géopolitique et géoéconomique pour les grandes puissances sont d’une importance capitale surtout depuis la mondialisation s’il n’est pas encore évident pour certains décideurs politiques qu’aujourd’hui le transport maritime est essentiel. Rappelons-le, c’est lui qui demeure toujours et pour longtemps le type de transport le plus important au monde.

Il faut forcément s’intéresser au transport maritime des cargos qui bien sûr assurent ce transport mais aussi, aux ports qui reçoivent les cargos. On s’aperçoit que toutes les grandes puissances, mais aussi les pays émergents en particulier, ont une politique de transport maritime et portuaire qui vise à jouer une plaque tournante dans ces flux maritimes et à en capter une part majeure à leur profit.

Notons d’abord que le transport maritime est en croissance avec 12 milliards de tonnes métriques en 2023 et que nous sommes dans une mondialisation «maritimisée». Cette situation a été rendue possible grâce à l’hyper-connectivité des services maritimes qui font que même des pays enclavés sont connectés aujourd’hui au monde maritime par des réseaux connexes ferroviaires notamment.

Pour le transport international conteneurisé, six armements mondiaux se partagent le marché mondial, notamment le français CMA-CGM, l’italo-suisse Mediterranean Shipping Company, (MSC), le danois Maersk, l’allemand Hapag-Lloyd et enfin le chinois Cosco Shipping.  
Il est à noter qu’actuellement, ces compagnies se diversifient et investissent dans les ports et les métiers connexes terrestres pour devenir non seulement des armateurs mais aussi manutentionnaires, logisticiens et organisateurs de transport.

Ils vont ainsi couvrir d’autres marges de ces chaînes de valeur par optimisation avec une stratégie offensive d’investissement vers les terminaux portuaires et tous les services associés. Par ailleurs, ils misent fortement dans la digitalisation des flux informationnels pour mieux maîtriser et optimiser l’ensemble de chaîne.

Ajouté à cela, on aura de plus en plus des navires portes conteneurisés transportant quelque 24 000 containers (EVP) et qui exigent des profondeurs (tirant d’eau) plus importantes dans les ports, canaux et les estuaires.

Qu’en est-il des ports algériens ?

La majorité des ports algériens ont été conçus et réalisés durant la période coloniale et leurs infrastructures n’ont pas connu de véritables mises à niveau conformes aux nouvelles exigences techniques en matière d’exploitation portuaire. La logistique, le niveau de l’automatisation et l’informatisation des opérations, les superstructures, les tirants - d’eau et les superficies de leurs terre-pleins, l’absence de connexions directes aux voies autoroutières et ferroviaires sont autant de handicaps que traîne l’Algérie depuis des décennies. 

Ajouté à cela, les coûts exorbitants générés par les lenteurs, les surestaries, les coûts de transaction et de transbordement, c’est une forte saignée en devises que ne cesse de subir le pays et qui ralentira toute perspective de relance économique en particulier basée sur les exportations hors hydrocarbures et une réindustrialisation du pays qui devrait atteindre 15% du PIB horizon 2050. 

Notons d’entrée qu’il y a aujourd’hui au Maroc, Tanger Med, devenu premier port de Méditerranée orientale. Il est donc clair que ce pays, grâce à ce port, est en position dominante dans notre giron et qu’il représente une menace pour notre économie, notre croissance voire notre souveraineté. Récemment tous les containers à destination de l’Algérie ont été orientés en transbordement sur ce port. En fait Tanger Med disposerait ainsi d’un contrôle total de nos flux d’importation. Ceci est inacceptable et l’Algérie a engagé de suite des mesures urgentes mais plus coûteuses pour y pallier.

La question est pour combien de temps ? Dans peu de temps, dans ce rapport de force, la puissance et l’influence ne seront plus de notre côté. Nous comprenons tardivement que le fait de ne pas disposer d’un port en eaux profondes équivalent à Tanger Med réduit notre stabilité économique et géopolitique.

Récemment un conseil des ministres a examiné la situation portuaire et un rapport interministériel a été transmis au chef du gouvernement. Il rappelle qu’un port c’est un outil stratégique majeur, un outil souverain et que l’autorité régalienne sur ses services est absolument essentielle.

Il présente une vision, qu’à l’horizon 2035, un système portuaire moderne, performant et durable conférant à l’Algérie un rôle d’acteur logistique majeur dans la région africaine et méditerranéenne ainsi que des mesures à caractère administrative, organisationnelle et restructuration, extension des capacités actuelles et même la formation.

Sur le rapport, le diagnostic de la situation actuelle n’est certes pas complaisant mais ne propose pas de programme d’urgence avec un planning, des moyens humains et financiers. Si je partage de nombreux points sur le plan global de développement sur les corridors Est, Ouest et Centre proposés, il n’y a aucune référence au projet de Port centre de Cherchell, inscrit depuis 15 ans dans le SNAT, initié en 2017, relancé en urgence en 2019 puis en sourdine depuis.

C’est pourtant la clé du développement du secteur portuaire algérien, une infrastructure moderne capable de rivaliser avec Tanger Med et de replacer l’Algérie sur l’échiquier des pays méditerranéens, lui assurant sa souveraineté, lui ouvrant des corridors économiques incomparables sur le continent africain.

Le projet de Port en eaux profondes de Cherchell est incontournable

C’est un complexe portuaire, avec des sillons autoroutiers et ferroviaires et de surcroît transafricains, c’est un projet éminemment géostratégique qui a pris du retard et qui doit être  engagé en urgence.  Il s’agit d’ouvrir un corridor entre des volumes d’Europe, d’Asie et d’Afrique, construire des solutions logistiques et offrir d’immenses opportunités à l’économie algérienne pour les besoins nationaux mais aussi pour une partie profonde du continent africain.

Voilà comment donner à ce projet de Port centre de Cherchell une ouverture sur le futur, voilà l’Algérie deviendra prochainement un pays pivot de l’Afrique au cœur des échanges commerciaux intercontinentaux. Aucune extension ou modernisation des ports actuels ne nous permettra d’atteindre cet objectif et que cela soit entendu et inscrit.

C’est notre plus grand défi de demain, de gagner des parts de marché et d’avoir un Port en eaux profondes des plus performants avec les énergies du futur comme l’hydrogène, du méthanol, voire du GNL, voici la piste d’avenir celle de notre engagement à faire du Port centre de Cherchell le premier port vert de Méditerranée.

Comment et avec quel partenaire réaliser ce projet de Port en eaux profondes de Cherchell ?

Il faut d’abord installer une Autorité portuaire publique APP, puis rechercher une ouverture d’un PPP (Partenariat public-privé) dans le domaine portuaire par diverses techniques, notamment la concession d’exploitation, pour bien gérer cet ensemble écosystémique par une forme de délégation de services publics à un opérateur étranger, pour un ensemble de terminaux, conteneurs, roulier, vraquier, fluides énergétiques, minéralier, soit par un appel d’offres international auprès de tous les opérateurs mondiaux qui veulent bien répondre et se positionner soit en gré à gré.

Le ou les opérateurs choisis par APP seront chargés de maximiser l’exploitation par des superstructures (divers portiques) et des moyens modernes et informatisés de manutention opérant de jour comme de nuit. En définitive, le propriétaire du port reste l’Etat régalien et souverain et le ou les opérateurs des différents terminaux, ce sont des entreprises privées, de renommée internationale, qui du reste, seront non seulement des gestionnaires mais de vrais développeurs.

Des entreprises chinoises ont déjà manifesté leur intérêt pour ce projet, de même que l’Allemagne (Port de Hambourg et GIZ international) ont fait une offre d’accompagnement dans ce sens. D’immenses opportunités viendront d’un partenariat avec ces deux pays si nous savons opérer et surtout répondre de suite aux offres proposées.

Conclusion 

Les grandes décisions, comme Poutine pour l’agriculture russe ou le souverain marocain pour le port de Tanger Med, sont prises par la plus haute autorité d’un pays.

Le projet de Port centre de Cherchell offrirait une ambition considérable à l’Algérie, disposant d’une capacité globale de 6,33 millions d’EVP/an et 19,1 millions de T/an de marchandises générales, de larges zones logistiques et de plusieurs zones industrielles pour accueillir des investisseurs étrangers et locaux.

L’objectif d’une croissance forte pour l’Algérie passera immanquablement par le renforcement notamment de ses infrastructures portuaires et ses moyens logistiques, par sa compétitivité et son attractivité à travers la réalisation d’équipements modernes, accompagnés de services de qualité de rang international.

C’est ce dynamisme économique recherché qui a mené à la décision de la réalisation de ce mégaprojet, avec notamment son hinterland, ainsi que son future modèle d’exploitation permettant d’accompagner le processus de diversification, l’intégration économique engagé et l’ouverture de routes d’échanges commerciaux notamment vers les pays africains.

En définitive, l’Algérie qui ambitionne de devenir une puissance régionale, de relever son classement au niveau de «pays émergeant», de hisser ses exportations hors secteur hydrocarbure en 2030 à 30 milliards de dollars, de porter progressivement le secteur industriel à 15% du PIB, d’assurer une transition énergétique pour un développement durable, ne pourra pas, à mon sens, se soustraire à la réalisation de ce mégaprojet. L. G.

(*) Diplômé de sciences po Paris, et ingénieur conseil en investissement. Il a été directeur du projet du port de Cherchell à l’ANRPC.

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