Pharmacie de ville en Algérie : Entre la menace de la dérégulation et la promesse d’un élargissement de l’exercice officinal

26/02/2022 mis à jour: 04:09
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Photo : D. R.

Véritable coup de théâtre de M. BenBouzid devant les bancs de l’Assemblée nationale en évoquant l’existence d’un projet d’arrêté relatif aux dispositions réglementaires qui régissent l’installation des pharmacies d’officine, dans lequel des mesures de libéralisation des règles encadrant l’installation des nouvelles pharmacies seront revues, en particulier le numerus clausus, clef de voûte du contrôle des installations.

Un rebondissement qui a profondément consterné les pharmaciens d’officine, qui ne trouvent dans la déclaration du ministre qu’une énième tentative d’ouverture du réseau officinal privé aux capitaux des grandes sociétés de chaînes de pharmacies tant redoutées par les petits pharmaciens titulaires de proximité. 

Offusqués par l’appel, il y a quelques semaines d’un sénateur dans une lettre adressé au ministre de la Santé pour abolir le numerus clausus, les pharmaciens d’officine déplorent cet acharnement sans précédent pour mettre fin à un modèle de régulation séculaire éprouvé pour organiser une activité certes commerciale, mais fortement vouée à la protection et la promotion de la santé publique.

Nous avons maintes fois alerté les organisations professionnelles et ordinales sur l’existence ces dernières années d’un embryon de «chaînes» de pharmacie informelles appartenant à des bailleurs de fonds de détenteurs de capitaux qui emploient de jeunes diplômés en pharmacie moyennant des écritures notariales sophistiquées et des méthodes de gestion et de marketing très agressives, aux antipodes des règles déontologiques les plus élémentaires : compérage médicale, octroi d’avantages matériels pécuniaires aux malades nécessitant des traitements hormonaux ou autres traitement onéreux, pris en charge par la sécurité sociale, ainsi que d’autres pratiques répréhensibles non seulement par le code de déontologie de l’exercice des métiers de santé mais également par le code de commerce.

Le projet d’arrêté auquel a fait allusion le ministre ne serait-il pas une démarche de lobbying orchestrée par cette nouvelle forme de capitalisme sauvage des détenteurs de ces capitaux parfois d’origines douteuses pour formaliser leur activité sous le même prétexte avancé par M. Benbouzid : la libre concurrence, se demande un pharmacien adhérant du Syndicat des pharmaciens algériens agrées au SNPAA ?

Sommes-nous devant une reproduction délibérée en Algérie des recommandations de la Commission pour la libération de la croissance française présidée par Jacques Attali ?

L’économie semble mener le monde, et le monde de la santé n’y échappe pas. Néanmoins, l’économie de marché est-elle le meilleur système pour la santé, se demande Isabelle Adenot, dans Les Tribunes de la santé 2008/3 (n° 20), pages 111 à 125.

C’est Jacques Attali qui, dans la page 164 de son fameux Rapport de la Commission pour la libération de la croissance présenté en 2008 (qui porte son nom), qui a préconisé d’ouvrir les conditions d’exercice des activités de pharmacie, de supprimer le numerus clausus, et de permettre à des tiers d’investir sans restriction dans le capital des officines des recommandations qui trouvent leurs origines dans l’action de la Commission européenne qui, par le Conseil européen de Lisbonne de mars 2000, visait à faire pression sur les 15 Etats européens réfractaires à la libéralisation des conditions d’installation et même de L’exercice de la pharmacie dans ses fondements les plus séculaires afin de permettre aux grande multinationales pharmaceutiques d’accaparer ce secteur stratégique. 

Les procédures et arguments engagées par la Commission européenne contre les pays qui ont montré de «la résistance» à ce projet sont basées sur les mêmes principes que le ministre de la Santé, M. Benbouzid, dans son discours devant les bans de l’Assemblée national à l’APN, à savoir la libre concurrence, la violation de la liberté d’établissement, d’entreprise, l’emploi et la liberté de circulation des capitaux. 

Malgré les énormes pressions de la commission européenne, et la procédure engagée contre ces pays, dont deux arrêts relatifs aux conditions de propriété des officines, concernant le numerus clausus et la répartition territoriale des officines, la Cour de justice de l’Union européenne CJUE et la CJCE la Cour de Justice de la Communauté européenne ont reconnu la prévalence de la santé publique. 

Spécificité de la profession pharmaceutique

Et ont mis en exergue la spécificité de la profession pharmaceutique en donnant sa préférence à la protection de la santé publique. 
S’inscrivant dans le prolongement de cette jurisprudence, la Cour s’est également prononcée par un récent arrêt sur les critères de répartition territoriale des officines. En faisant le choix de favoriser la santé publique, elle a par ricochet renforcé la légitimité des États dans leur résistance aux lobbies de la grande distribution qui pousse à la consommation non contrôlée des médicaments. 

Ces positions des deux cours européennes ne se sont pas de simples positionnement de circonstance, mais une décision de justice basée sur les expériences de dérégulation de l’activité officinale dans certains pays, comme la Norvège, l’Estonie qui ont montré leurs limites et leur échecs, qui ont vu une prise de contrôle des officines du pays concerné par des groupes commerciaux ou financiers, avec une réorganisation du filet d’implantation au profit des seules endroits les plus rentables pour ces groupes propriétaires. 

Les jeunes diplômés qui, par insuffisance de moyens financiers, vont se contenter des régions périphériques moins denses en population attirés par les prix locatifs ou d’acquisition des locaux accessibles à leurs bourses, où les pharmacies en place déjà pléthoriques, et qui arrivent tant bien que mal à se maintenir financièrement seront davantage fragilisées par une nouvelle concurrence dont les effets sur les dérives de comportement ont été largement prouvés par des études en Allemagne, par exemple.

Prenant en compte également l’inquiétante augmentation de la contrefaçon des médicaments en Europe, le principe des «chaînes des pharmacies» y est largement mis au ban des accusés par de nombreux experts que la Commission européenne tentera d’occulter.

Abolir les restrictions réglementaires, c’est mettre fin à plus de 1000 ans de régulation depuis les premières pharmacies réglementées de Baghdad, et ouvrir indirectement le capital des officines à des non-pharmaciens, ce qui aura pour conséquence la limitation drastique de la liberté de décision du pharmacien sur les bonnes pratiques de l’acte de dispensation, l’acte de référencement ou l’approvisionnement en médicaments, privant le patient de la diversité de l’offre de produits. Avec une gestion axée sur l’intérêt des détenteurs de capitaux qu’ils soient informels ou non, ces derniers sont guidés par la seule rentabilité à court terme, aux dépens d’une dispensation guidée par les règles de bonne pratique de dispensation tel que édictées par le code déontologique et la loi sanitaire. 

Les déclarations du ministre de la Santé et de la Population devant l’Assemblée populaire nationale ne sont pas surprenantes, la terminologie utilisée traduit la logique populiste, émanant d’une vision populaire péjorative du métier du pharmacien d’officine qui a prévalu ces dernières années dans notre pays, de la corporation des médecins eux-mêmes d’ailleurs - notre ministre étant lui-même médecin -qui ne voient dans le métier du pharmacien qu’une activité commerciale lucrative, qui est là pour exécuter leur ordonnance, une conception archaïque et dépassée puisque ce mot «ordonnance» a évolué dans le monde francophone au vocable «prescription» et dans certains pays à «proposition de traitement» laissée à l’appréciation du pharmacien qui est plus apte à valider un traitement pharmacologique pour un patient ou non.

Préserver l’indépendance professionnelle du pharmacien

Contrairement à tous les autres secteurs économiques, l’officine ne doit pas avoir pour but une augmentation de la consommation. La dispensation n’a pas à se transformer en «distribution» ! 

Aussi, en maintenant un lien entre l’exploitation de l’officine et sa propriété, le principe vise à préserver l’indépendance professionnelle du pharmacien et à garantir un exercice professionnel tourné vers l’intérêt de la santé publique et des patients, lit-on dans les Tribunes de la santé 2008/3 (n° 20).

Pour paraphraser Isabelle Adenot dans son analyse, est-ce inéluctable de laisser ces forces du capitalisme financier national ou encore les questions de chômage des nouveaux diplômés en pharmacie détruire un modèle libéral de l’exercice officinal régulé par les restrictions démographiques et géographiques dans le cadre de la carte sanitaire nationale qui a largement fait ses preuves ?

Il est normal, à l’instar de leurs confrères européens, notamment, de la rive nord de la Méditerranée que les pharmaciens algériens défendent ce modèle de profession de santé libérale, auquel ils sont profondément attachés. 

Loin de tout corporatisme, mais proche du quotidien des citoyens algériens, et la confiance qu’ils accordent, parfois aveugle, à leurs pharmaciens intégrée au cœur de la vie des quartiers populaires, comme des campagnes des villages lointains, offrant à la population les services qu’elle est en droit d’attendre de professionnels de santé indépendants, spécialistes du médicament. Pour lequel la logique financière ne prévaut pas sur l’objectif de protection de santé publique.

Il s’agit également de la défense d’une certaine conception de la pharmacie et de la santé dans notre pays qui, dans l’imaginaire collectif, ne devrait jamais être livrée à la concurrence comme a tenté de suggérer le ministre de la Santé telles de vulgaires supérettes ou alimentation générale. 

Mais également de la défense de la politique publique du médicament dont notamment les mécanismes de régulation, visant à garantir à la collectivité et aux individus l’accès à des médicaments efficaces, sûrs, aux meilleurs coûts dans des conditions de sécurité indispensables à la préservation de la santé.

A travers ce deuxième plaidoyer, après celui adressé au sénateur FLN qui avait demandé au ministre de la Santé d’abolir le numerus clausus, j’appelle toutes les forces vives de la nation, à leur tête le président de la République, à la vigilance concernant ce dossier fort sensible et hautement stratégique de la nation. Je demande au nom de mes consœurs, confrères et mes concitoyens avec beaucoup d’insistance au président de la République d’évaluer les implications futures de ce projet dangereux, voire mortifère pour la pharmacie algérienne.

La question du chômage des pharmaciens est à prendre dans sa globalité

A ce titre, je le dis haut et fort que les injonctions de la Commission européenne pour abolir le numerus clausus pour un modèle commercial libre dictées par l’ex-président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), Jacque Attali, et qui ont connu un cuisant échec face à la mobilisation du corps médical de 15 pays européens et après avoir fait des dégâts dans les pays anglo-saxons en matière de santé publique, ne peut être reconduit en Algérie sous aucun prétexte ou récupération politique.

La question du chômage des pharmaciens est à prendre dans sa globalité, elle est relativement beaucoup moins prépondérante que dans d’autres corporations médicales et selon certains analyses, un grand nombre de pharmaciens demandeurs d’agrément d’installation sont déjà en poste, ils ne sont pas chômeurs, ils occupent déjà des postes dans la fonction publique, chez des pharmaciens d’officine ou chez des laboratoires privés.
Ils ne sont pas satisfaits de leurs conditions de travail et de leur rémunération et c’est tout à fait légitime, ils aspirent à de meilleures conditions de travail et une meilleure rémunération.

Ils pensent y arriver en s’installant à titre individuel libéral, nous sommes donc en face de demandeurs d’agrément et non pas de demandeurs de poste d’emploi pour chômeurs, que le ministre tente de résoudre par un arrêté ministériel.

Le problème est donc structurel qui touche toute la corporation médicale, notamment les médecins dont 1200 se préparent à un exode vers le pays de Jaque Attali, pour les mêmes causes structurelles qui touchent les pharmaciens de la fonction publiques et du secteur privé.

Des secteurs qui n’arrivent pas faire évoluer les conditions de travail et les rémunérations des pharmaciens qu’elles emploient et recrutent pour de multiples problèmes structuraux des prix de médicaments revus maintes fois à la baisse pour préserver les équilibres financiers de la caisse de sécurité sociale, dont le levier de protection le plus utilisé a été jusqu’à maintenant la baisse de la facture des médicaments.

Un dossier que les gouvernements successifs n’ont pas cru prioritaire d’ ouvrir pour trouver des solutions courageuses spécifiques et pérennes dans le cadre d’une vision de développement durable, loin des recommandations de la commission Attali, au service d’un ordre mondial marchand, avec à la clef la loi du plus fort marchand dans une démocratie d’un gouvernement mondial de «marchands» que l’Algérie a toujours su affronter et défendu avec sa vision et sa position en faveur des petits pharmaciens titulaires de proximité que nous sommes, es peuples opprimés et des couches sociales défavorisées, enracinées dans les principes du 1er Novembre.

Par Dr Samir K. Pharmacien président du SNPAA à Alger 

Réf : -Les Tribunes de la santé 2008/3 (n° 20), pages 111 à 125
- La revue internationale de droit économique 2011/2 (t. XXV), pages 193 à 238 
- Jacques Attali Paris, Fayard, 2011, p 412.

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